À quoi servent nos cinq sens ?

À quoi servent nos cinq sens ? (extrait du Parchemin magnifique vol. 5 : les cinq sens)

Dans un premier temps, les cinq sens préparent et servent la sexualité du petit bassin. Le baiser sur la bouche dit le désir des petites lèvres et du pénis métaphorisé par la langue ; l’odeur de la peau confirme plus sûrement que n’importe quelle déclaration enflammée la compatibilité amoureuse ; le timbre de la voix est un puissant outil de séduction et se regarder les yeux dans les yeux ouvre la relation amoureuse vers l’indicible. Dans un deuxième temps, les cinq sens servent le ventre avec ses besoins de sécurité et de reconnaissance. Écouter, voir, parler, toucher et renifler préviennent des dangers. Chaque sens sert l’instinct de survie et les besoins de protection fondamentaux de tout être vivant : l’oreille se met aux aguets, la parole s’enroule comme une seconde peau qui protège le sujet d’un contact direct avec l’autre, parfois jusqu’à l’enfumer ; les yeux scrutent les changements et déjouent les mauvaises surprises ; le contact avec des mains amies rassure tout en maintenant une distance. C’est seulement dans la psychologie du ventre que s’applique pleinement la « logique du miroir » devenue si à la mode dans notre société de consommation : parler pour être vu, écouter pour être aimé, toucher pour se sentir exister, regarder pour se reconnaître dans l’œil de l’autre. Plus tard, lorsque la conscience-énergie se posera dans l’espace cardio-pulmonaire, ces facultés se retourneront vers l’intérieur. Elles se métamorphoseront en intuitions et en sentiment d’unité avec le non-moi. Car nos sens ont aussi des contreparties immatérielles, si peu développées dans l’humanité moderne ! Le sujet avec un cœur ouvert et un cerveau au repos « touche » la présence de son/sa bien-aimé(e) quelle que soit la distance qui les sépare ; de nombreux saints furent gratifiés du charisme d’osmogénésie : ils marquaient leurs présences par des parfums qui émanaient naturellement de leur corps. Padre Pio est un bon exemple de ce phénomène olfactif. Côté audition, Beethoven « entendait » les sons de ses futures symphonies avant de les offrir au papier et, pour la vue, Swedenborg « vit » à plusieurs centaines de kilomètres de distance le grand incendie de Stockholm du 17 juillet 1759, au moment précis où la ville s’embrasait[1]. Les sens de celui qui s’identifie progressivement au Soi ne sont plus limités par l’espace ordinaire. Car la poitrine, ce repaire du divin en l’homme, est le lieu corporel où la conscience s’émancipe du réel objectif pour pénétrer dans le mystère du sacré.

Pourtant, malgré les services qu’ils rendent à la reproduction, à la sécurité du sujet et à la réalisation du Soi, nos sens ne se situent ni sur nos membres inférieurs, ni sur notre ventre, ni même autour du thorax mais bien sur la tête. Seul le toucher se répartit sur l’ensemble du corps. Utile mise en garde symbolique envers la fascination pour des expériences sensuelles où les saints eux-mêmes pourraient se perdre.

Nous explorons le symbolisme des cinq sens en suivant le schéma de la remontée le long du visage : d’abord le toucher, avec une peau délocalisée sur l’ensemble du corps, puis le goûter par la bouche, le palais et la langue ; sentir ensuite par le nez ; entendre au moyen des oreilles et enfin voir grâce aux yeux. Cette séquence qui va du toucher au voir est aussi celle des Éléments qui débute par le dense pour s’élever jusqu’au plus subtil : la Terre du toucher que le visage réunit autour du menton, un terme qui se traduit par « montagne » ; l’Eau de la salive et du goût ; l’Air chargé des matières fines flairées par le nez ; l’Air pur du Souffle faisant vibrer les tympans qui n’en conservent que le mouvement déjà immatériel et, finalement, le Feu de la lumière reçu par les yeux. La fréquence vibratoire des perceptions s’élève à mesure que nous montons le long du visage. La Terre solide du toucher précède l’Eau fluide du goût, puis viennent l’Air mélangé de la respiration et l’Air pur des perceptions auditives, finalement le Feu intouchable est reçu par la pupille. Posés dans cet ordre naturel, chaque sens de l’homme « voit » plus loin que le précédent : le toucher a besoin d’un corps à corps, une dizaine de mètres suffit à l’odorat pour apprécier une odeur, l’ouïe perçoit des sons jusqu’à une centaine de mètres et la vue élargit l’horizon des perceptions jusqu’à quelques kilomètres, parfois beaucoup plus loin sous un ciel étoilé.

Au cours du développement embryonnaire l’ordre de mise en route des sens suit la même séquence. Le fœtus déploie des perceptions tactiles à la fin du second mois, puis il acquiert simultanément le goût et l’odorat au cours du quatrième et ses tympans sont définitivement formés à six mois. Finalement ses paupières s’ouvrent et son œil devient sensible à la lumière au cours du septième mois[2].

En dernière analyse, il n’existe qu’un seul sens : le toucher. Les autres organes – œil, oreille, nez et bouche – sont des spécialisations de la peau destinées à toucher plus loin ou encore de manière plus fine et plus subtile. Tous conduisent à des sensations de plus en plus raffinées qui demandent, pour être appréciées, une sensibilité croissante. Nous appelons cela beauté ou laideur (vue), harmonie ou disharmonie (ouïe), agréable ou désagréable (nez), bon ou mauvais (goût) selon l’organe qui les génère. Ces informations ne deviennent des sensations qu’après être entrées dans le temple du corps et reconstruites pas le cerveau[3].

Se pose alors l’ultime et grande question à fleur de peau de tout être humain : celle de la transparence, de son identité consciente en relation avec le Tout. Pourquoi la transparence est-elle le pas ultime de l’évolution ? Parce qu’elle boucle l’aventure du vivant. Il y a longtemps, très longtemps, une première petite cellule se referma sur elle-même et se sépara pour toujours de son milieu. Comme tout ce qui vit sur la Terre, nous sommes ses descendants. Avec la transparence la séparation originelle prendra fin. Le sentiment d’unité d’abord perçu dans l’espace de la poitrine deviendra, dans la tête, une conscience de l’identité. En chemin, l’univers s’est construit une kyrielle de consciences séparées afin de se sentir sous tous ses angles possibles et s’éveiller à sa propre nature. Par exemple, côté vue, des milliards d’yeux humains et non-humains, comme les poissons dans les abysses, les mouches dotées d’une vue panoramique, les rats dans les champs et les astronomes derrières leurs télescopes, observent en permanence les plus fins recoins du réel. Et autant de nez le reniflent sans cesse, autant de bouches le dévorent sans modération afin qu’il connaisse son propre goût.  Pour accomplir cette grande boucle, pour que l’univers prenne conscience de lui-même, il lui a fallut élaborer des corps biologiques, puis des structures psychiques appelées « moi » et enfin un « Soi » capables de transformer l’immense richesse de sa nature en états de conscience.

Le corps ressemble à une pierre posée dans l’eau vive, traversé par le flux ininterrompu du temps ; le moi est le tourbillon de son courant et le temps s’organise déjà en rituels, habitudes et calendrier. Le Soi ressemble au fleuve, conscient de sa source et déjà avide de sa fin : le retour vers la grande mer qui unifie tout.

Selon les cultures et les époques, les sens firent l’objet d’une ascèse, d’un interdit ou d’une exacerbation hédoniste comme aujourd’hui en Occident. Pourtant, ils ne sont destinés ni au refoulement ni à la prééminence. Ce sont des médiateurs entre le moi et le non-moi, des outils qui aspirent à accomplir l’idéal de la peau : devenir transparente au monde, sans s’y perdre.

Chaque sens déploie un langage aux mille nuances. L’Homo Sapiens en a surtout développé deux : celui qui sort de sa bouche et celui qui entre par ses oreilles. Même si la parole et la musique furent de tous temps des moyens d’expression privilégiés de l’homme, ce ne sont pas les seuls possibles. Il y a encore le langage muet des formes et des couleurs, que nous appelons « le symbolisme » capté par les yeux, et le parler spécial des odeurs, si familier aux autres mammifères. Quant au goût, chaque repas pris en commun dit « je t’aime ».

L’homme communique par la parole, la musique, les odeurs, l’amour partagé et le signe. En terre chrétienne son odorat fut longtemps considéré comme un sens mineur supposé le ramener vers l’animalité. Quant au goût, il est resté l’apanage de l’intime. C’est tellement vrai que les déficients auditifs ou visuels souffrent d’un handicap reconnu par la société et pris en charge médicalement, il n’en est pas de même des altérations de l’odorat et du goût. Ceci se traduit dans le vocabulaire. Tout le monde sait ce que sont l’aphasie, la surdité et la cécité mais peu sauront dire ce que signifient « anosmie » et « agueusie » qui désignent respectivement la perte de l’odorat et du goût, signant ainsi la moindre valorisation culturelle accordée à ces deux autres sens.

Or le goût et l’odorat sont stimulés par les molécules de l’environnement extérieur alors que la vue et l’ouïe reçoivent des vibrations. Ces deux derniers sont sensibles à la géométrie des ondes bien plus qu’à la forme matérielle des molécules. Est-ce la raison pour laquelle nous les considérons comme des sens plus « nobles » car moins matériels ? Quant au toucher il reçoit à la fois la forme dense et la vibration subtile. Il reçoit le proche et le lointain, la matière des choses immédiates aussi bien que l’immatériel lorsque surgissent des pressentiments et des frissons révélateurs sans cause objective.

Les sens du lointain comme la vue et l’ouïe se laissent plus facilement analyser symboliquement que ceux de la proximité comme le goût et l’odorat. En effet, la lumière et le son, en tant que phénomènes vibratoires, sont décrits par seulement trois grandeurs physiques : la fréquence, l’intensité et la polarisation de l’onde. Il n’en est pas de même pour une odeur qui peut intégrer un grand nombre de substances chimiques. Même en se limitant à quelques composés purs une molécule ne se laisse pas caractériser par trois paramètres. C’est pourquoi les sens du lointain sont régis par des « lois » générales alors que les sens de la proximité s’attachent aux cas particuliers. D’où le fait que les visuels et les auditifs conceptualisent des grands systèmes alors que les nez et les gourmets jouissent des particularités du vivant.

Notons enfin que les doigts de la main, si importants dans le processus d’hominisation[4], connaissent le langage de tous nos sens puisque l’on peut « se fourrer le doigt dans l’œil » (se tromper) ; parler vivement au risque de « s’en mordre les doigts » (regretter) ; atteindre ses objectifs « les doigts dans le nez » (facilement) ; mettre « le doigt sur une plaie » ou « toucher un point sensible ». Il sera enfin souhaitable d’« écouter son petit doigt » (suivre son intuition) pour éviter tous ces désagréments.

Chacun de nos sens porte donc une spécialité. La bouche raconte l’intime ; le nez parle de la vie et de la mort ainsi que des processus de métamorphose ; l’oreille bannit la peur avec sa sensibilité aux accords et aux harmonies ; la vue informe sur ce qui transparaît derrière ce qui paraît et le toucher ose la transparence. Chacun de nos sens développe un langage qui, mis ensembles, permettent de conter la totalité du réel.

Et, surtout, chaque sens représente une porte d’entrée vers le temple crânien en métaphorisant une voie de réalisation spirituelle. La bouche choisit la jouissance de l’expérience mystique ; le nez médite immobile, il observe le va-et-vient du Souffle, les mouvements de l’âme du monde ; l’oreille écoute les sons inaudibles et inouïs des mondes subtils ;  l’œil plonge dans le vide, dont l’anagramme forme les lettres du mot « Dieu[5] » et enfin la peau se colore du dieu tutélaire du sujet et confirme ainsi la jonction Esprit-Matière.

Notes et références

[1] Emmanuel Swedenborg est un chercheur d’origine suédoise. Dans la première partie de sa vie, il fut un scientifique et un inventeur remarquable, ce qui lui valut le surnom de « Léonard de Vinci du Nord » et d’« Aristote de Suède ». À cinquante-six ans il réussit sa « troisième naissance » et commença à discuter avec les anges et les esprits, parfois avec Dieu Lui-même. Ses visions, dont celle que nous rapportons ici, ont beaucoup contrarié Kant qui, au nom de la raison, ne pouvait concevoir la possibilité d’une connaissance suprasensible, ce qui aurait ruiné sa philosophie. Or la philosophie kantienne fonde notre monde moderne, d’où la difficulté de reconnaître que les approches non rationnelles sont aussi des voies de connaissance.

[2] La position des organes des sens sur le visage se justifie par des arguments de type adaptatif ainsi que par la phylogénèse. Mais il ne faut pas surestimer cette lecture. Les papillons et les mouches à viande ont leur organe gustatif sur leurs pattes Il leur suffit de se poser sur un aliment pour en détecter le goût.

[3] Le Parchemin Magnifique Vol. 6, à paraître.

[4]Luc Bigé, Le Parchemin Magnifique Vol. 3, éditions Réenchanter le monde

[5] En ancien français le U et le V étaient confondus.

Les 33 années à venir

Le ciel, en 2020-2021, présente une triple conjonction entre Jupiter, Saturne et Pluton dans le signe du Capricorne.

Chaque planète symbolise un archétype, c’est-à-dire une force signifiante qui baratte l’inconscient collectif des peuples. Saturne, le Cronos grec, pose des limites, ferme des frontières et contraint à une plus grande intériorisation. Pluton, le maître du royaume des morts, détruit les formes obsolètes qui freinent l’évolution. Lorsque ces deux planètes se rencontrent tout se passe comme si l’ombre du collectif refaisait surface, suscitant en réaction un effort de contrôle. Les dernières conjonctions Saturne-Pluton du XXe siècle sont synchrones à des climats de paranoïa collective générant des mesures liberticides ou des conflits : 1914/1915 avec la première guerre mondiale, 1947/1948 et la guerre froide, 1982 et la pandémie du S.I.D.A. puis 2020 et la Covid-19.

Du point de vue psychologique, les conjonctions Saturne-Pluton entrent en résonnance avec les personnes et les groupes qui ont une prédilection pour l’élitisme comme la ploutocratie, l’intégrisme religieux, les « élites » d’une nation. C’est la peur de la mort qui motive l’ascèse et les efforts insensés de ces groupes sociaux. Elle les contraint à rester sérieux et raisonnables, bien loin de ces choses si contraires à l’éthique puritaine que sont la danse, la fréquentation des tavernes et les jeux de carte. L’ordre moral efface la joie de vivre au nom d’une rédemption espérée.

La dernière fois que Saturne et Pluton se sont rencontrés en Capricorne, c’était il y a exactement cinq siècles. C’était en 1517 lorsque Luther affichait ses 95 thèses et fonda le protestantisme en réaction aux trafic des indulgences. Puis la paix de Passau (conjonction SP de 1552) suivie des accords d’Augsbourg (1555) donnèrent une existence légale aux villes et aux États luthériens situés dans le très catholique Empire des Habsbourg. La conjonction qui suivit survint en synchronicité avec le traité de Nemours (1585). Puis ce sera le déclanchement de la guerre de Trente-Ans (1617-1648) entre catholiques et protestants. Ce conflit européen d’une rare violence commença et se termina également avec une conjonction Saturne-Pluton. Ces longs désaccords entre deux systèmes de valeurs aboutiront au traité de Westphalie (1648-1650) qui changea radicalement le visage de l’Europe en donnant naissance aux États-Nations tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Max Weber a montré que les différentes sectes protestantes ont donné naissance au capitalisme moderne qu’il décrit comme une « mécanique implacable dont les contraintes écrasantes déterminent aujourd’hui le style de vie de tous les individus nés dans ses rouages[1] ». L’éthique du travail « absurde et pauvre en joies » est en réalité une sortie de l’ascèse hors des monastères. Les capitalistes protestants puis laïcs fonctionnent comme des moines, ils visent la croissance financière au détriment des plaisirs. L’argent est devenu le substitut de la grâce.

C’est donc en 1517 que naquit le protestantisme qui changea le visage du monde occidental. En 2020 la nouvelle conjonction SP du Capricorne réactive l’ordre moral et le contrôle de la pensée. Néanmoins la période actuelle, en plus de mettre fin au gaspillage et de mondialiser l’éthique du capitalisme, a une plus grande portée encore.

Pour des raisons astrologiques impossibles à détailler ici, quatre cycles Saturne-Pluton ont une importance majeure en termes de métamorphose de la civilisation :

379-411 : une période de 33 années qui débuta en Bélier

1083-1115, un cycle qui commença en Poissons

1786-1820, le cycle du Verseau

2020-2053, le cycle du Capricorne

Gibbon situe la ruine du paganisme entre 378 et la mort de Théodose en 395[2]. C’est-à-dire entre la conjonction SP du Bélier et l’opposition de ces deux archès en 394-395. C’est donc dix-sept années de violence au nom d’une intuition transcendantale, typique d’un mode de fonctionnement Bélier, qui précipita la fin de Rome. Entre 1083 et 1115 le vent de la métamorphose soufflait sur un mode Poissons. Les hommes d’alors étaient habités par le mythe du sauveur, dont le Sauveur fut le parfait archétype. Le « monde d’avant » fondé sur le désir de réaliser Dieu par la prière et le jeune s’effaça au profit d’un désir irrépressible d’élargir le nombre d’âmes converties et de territoires conquis. La prise de Jérusalem par les croisés le 15 juillet 1099 se produisit de manière synchrone avec l’opposition Saturne-Pluton qui suivit la conjonction de 1083. Puis, entre les prémisses de la Révolution française (1786) et le début du monde industriel (1820), les valeurs changèrent à nouveau considérablement. Les régimes de droit divin sont remplacés par des régimes parlementaires et le libéralisme économique s’impose dans le monde. Ces notions de liberté politique et entrepreneuriale caractérisent le signe du Verseau. Les années 1786-1820 sont à la source du monde actuel finissant : un « monde libre ». Car voici venu le temps d’un autre archétype lié aux valeurs du Capricorne et de Cronos (2020-2053). Le Titan est le seul dieu mâle à être enceint de ses œuvres. À peine nés, il mangeait ses enfant. Avidité sans frein d’un côté, intériorisation du monde extérieur et art de laisser fructifier la vie de l’autre.

Si nous suivons cette logique des métamorphoses de l’histoire, 2020 est donc une année charnière qui clôt les passions de l’ancien monde fondées sur les libertés individuelles, les démocraties et les luttes sociales. Les valeurs du Verseau s’effacent au profit de celles du Capricorne. Déjà, des sociétés privées comme les G.A.F.A.M., au capital sans limite, s’arrogent des droits régaliens réservés aux États démocratiques comme la censure de l’information et la création de monnaie.

Le Capricorne est un signe solsticial. A partir du 21 décembre la longueur du jour croît. Un nouveau soleil se lève. C’est pourquoi cette date du calendrier fut choisie pour fêter la venue du Messie il y a deux mille ans. L’Appel du Soi murmure dans certains cœurs emplis de silence et de gratitude, bien loin de l’avidité sans frein d’une ploutocratie qui cherche le contrôle du monde. Il y aura à l’avenir des « César » pétris d’ambition et de dureté qui tenteront d’instaurer un gouvernement mondial, il y aura aussi des « Christ » qui reviendront vers la vie intérieure. De plus en plus de personnes profitent du confinement pour s’interroger sur les besoins de leur âme et revenir vers leur essence. Deux univers se préparent à diffuser leurs croyances et sans doute à lutter, rejouant ainsi sur un autre niveau de conscience les conflits entre catholiques et protestants des XVIe et XVIIe siècle. Luther professait la sola scriptura, la lecture directe de la Bible. Les « nouveaux Luther » aspirent à une lecture directe de leur âme, bien loin des excès générés par le capitalisme moderne né de l’éthique protestante. Et qui sait quels en seront les conséquences sur l’organisation de la civilisation ?

Les 33 années qui viennent seront donc cruciales pour l’avenir du monde occidental. Le carré de 2029, l’oppositions de 2036 et le second carré de 2044 verront des tensions intenses entre les nouveaux « convertis » à la présence de l’âme du monde et les adeptes de la prédation qui veulent toujours plus de biens matériels et de pouvoir personnel au détriment de ce que les peuples premiers préservent encore : la biosphère perçue comme l’épiphanie de la grande déesse.

Luc Bigé

[1] M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs classique.

[2] E. Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain. Laffont, collection Bouquins.

Transhumanisme et posthumanisme

Transhumanisme et post-humanisme

Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Le transhumanisme façonne une nouvelle espèce humaine avec la technologie, l’intelligence artificielle et la manipulation génétique des corps. Le post-humanisme propose un élargissement de la conscience humaine en l’extirpant de son bocal narcissique. Dans tous les cas l’homme après l’homme est en marche.

L’humanisme naquit discrètement au Quattrocento à partir de 1399. Il prit un visage scientifique avec Francis Bacon (1561-1626) puis rayonna dans les découvertes de Newton (1642-1727) et la philosophie de Descartes (1596-1650). Il devint finalement un idéal philosophique aux nuances multiples avec les Lumières du XVIIIe siècle.

A l’aube du XXe siècle ces idéaux qui plaçaient l’homme et sa liberté au-dessus de tout, au-dessus de la Nature et du sacré, volèrent en éclat dans deux guerres mondiales et de multiples inégalités sociales. Ce fut leur arrêt de mort car nous prîmes conscience que la liberté humaine et la libre pensée mènent aussi à la violence la plus extrême. Néanmoins sa force et son empreinte continuent toujours d’imprégner nos consciences.

L’une de ces empreintes futuristes est le transhumanisme qui cherche à matérialiser la métaphore de l’homme-machine proposée par Descartes. Placer l’homme au centre de l’univers et au-dessus de tout a pour conséquence de produire un type d’humain hyper-narcissique avec des sociétés à l’avenant, en perte de lien avec la biosphère et avec l’Esprit. Au Moyen Âge, la nature était chantée, louée, magnifiée, comme un monde mystérieux où pouvait s’épanouir les plus profondes qualités humaines : l’amour courtois et l’initiation au mystère métaphorisée par la quête du Graal. Quant aux peuples premiers, ils considéraient la Nature végétale comme l’épiphanie de la grande déesse. Aujourd’hui, le narcissisme humaniste développe la vision d’hommes aux pouvoirs augmentés par la technologie. Comme l’adolescent présenté par Ovide[i], ces hommes recherchent la perfection du corps, l’éternelle jeunesse et l’immortalité. Ils sont également insensibles à la souffrance causée par leurs désirs de toute-puissance à l’ensemble du vivant. Sans aller jusqu’au transhumanisme, qui n’en est que la conséquence logique et presque caricaturale, la vieillesse est cachés dans des maisons spécialisées et la mort derrière les murs des cimetières. Notre société valorise l’adolescence, les corps en mouvement, les fêtes et les distractions alors que nos vieux ne sont que adolescents fatigués. En d’autres temps, dans d’autres lieux, c’étaient des « anciens » à qui on allait demander conseil, des conseils nés d’une longue vie maturante où la souffrance conduisait encore à une forme de sagesse.

Narcisse, un mythe de connaissance de soi

À la naissance de Narcisse, sa mère, la nymphe Liriopé, alla voir Tirésias et lui posa cette question : « Mon fils atteindra-t-il un âge avancé ? » Le devin lui répondit : « Il vivra longtemps s’il ne se connait pas ». Narcisse est donc, fondamentalement, un mythe de connaissance de soi[ii]. Mais il précise aussi que le désir immature de vivre une éternelle jeunesse doit être sacrifié pour aller vers la découverte puis l’expérience du Soi en traversant la mort. De ce point de vue, le transhumanisme est un « déshumanisme » car il souhaite maintenir le sujet dans un état de conscience immature, de toute puissance, libéré de la souffrance. Ceux qui s’inscrivent dans ce courant de pensée sont des Narcisses qui cherchent l’immortalité[iii] (l’éternelle jeunesse) et n’ont pas le courage de mourir à eux-mêmes par peur de la dissolution de moi, par peur de s’ouvrir à leur sensibilité si fragile, par crainte de la souffrance. Néanmoins, lorsque Narcisse se regarde vraiment dans le miroir, dans la source, il réussit à abandonner à ses images chéries pour naitre à lui-même. Agonisant, il descend dans le monde sous-terrain et se métamorphose enfin dans la fleur qui porte son nom : le narcisse. Il découvre enfin sa véritable identité et se connaît lui-même, accomplissant ainsi la prophétie de Tirésias.

Le transhumanisme est l’aboutissement logique de notre société hyper-narcissisée qui a oublié le premier commandement inscrit au fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ». Grâce à certaines technologies prométhéennes comme les nanotechnologies et le génie génétique les transhumanistes cherchent à amener le sujet à réaliser tout son potentiel, dans ce qu’il a de plus beau et de plus accompli, mais seulement en termes de valorisation égotique. Ils ignorent les autres règnes de la nature car ils ne sont pas dans la conscience du cœur. Tant que la personnalité n’a pas touché cet espace cardiaque, elle ne peut pas vraiment comprendre qu’il y a autre chose qu’elle-même dans l’univers[iv].

Sans même aller jusqu’au transhumanisme, la logique rationnelle qui imprègne encore tant notre civilisation occidentale nous conduit à penser nos vies comme des enchainements de situations à maitriser, à planifier nos existences, à envisager des plans de carrière, à nous inscrire à des programmes d’amélioration de soi et de son corps, à des séances de fitness, à faire du jogging et à penser des investissements pour une future retraite. Ces choses mystérieuses et irrationnelles que l’on nomme la confiance, la grâce, le destin, la fatalité, l’honneur, la gratitude, l’amour, la joie, l’imaginaire, l’intuition et la poésie disparaissent lorsque l’être humain entre en compétition avec les machines pour, comme elles, atteindre la perfection du zéro défaut.

Pourtant, si nous les lisons symboliquement les événements exceptionnels apparus dans les années 1900, nous observons que nous somme entrés dans une nouvelle époque de la civilisation, une époque posthumaniste. Celle-ci propose en effet la dissolution des repères narcissiques sécurisants pour ouvrir la conscience humaine à l’Immense.

Le nouveau monde est déjà là

Cela commença au crépuscule du XIXe à l’aube du XXe siècle avec Freud, Einstein, Max Planck, Niels Bohr, Husserl, Cantor et Kandinsky. Qu’ont en commun la psychanalyse (1900), la Relativité (1905), l’intrication quantique (1900), la phénoménologie transcendantale (1913), l’affirmation de la réalité ontologique des ensembles infinis (1874) et l’art abstrait (1903, Le cavalier bleu) ? Absolument rien dans la forme, mais ils ont tous en commun une même Idée : ce que nous avons jusqu’à présent appelé « réalité » est sous-tendu par une surréalité qui dépasse nos capacités de représentation intellectuelles. Comment, en effet, réaliser que le « moi » est une simple partie émergée d’un inconscient dont nous ignorons presque tout  (Freud) ? Comment réaliser que nous vivons dans un univers à quatre dimensions où le temps n’est pas séparable de l’espace (Einstein) ? Comment réaliser que les électrons qui gravitent autour des noyaux de nos atomes constituant notre corps ont une probabilité non nulle d’être aussi à l’autre extrémité de l’univers (Bohr) ? Comment réaliser les essences qui fondent notre réalité objective (Husserl) ? Comment réaliser que certains infinis sont objectivement plus grands que d’autres (Cantor) ? Et enfin comment réaliser et peindre les forces formatrices qui sous-tendent les formes objectives (Kandinsky) ? Les ouvrages d’Alice Bailey datent aussi de cette époque.

Ces questions se résument à un seul constat : l’intelligence humaine est devenue capable d’interroger une surréalité que notre conscience actuelle est incapable de saisir. C’est le défi des cinq siècles en cours que d’élargir notre vision du monde à cette surréalité, jusqu’à considérer un jour qu’il s’agit de quelque chose de normal. Pour comprendre cette difficulté, il suffit de penser à la Renaissance italienne qui offrit au monde la perspective, la presse à imprimer et l’humanisme. Combien était-il alors difficile pour un contemporain de se détacher d’une représentation du monde fondée sur la foi chrétienne, les images saintes, le système féodal et l’obéissance aveugle à l’argument d’autorité ! Aujourd’hui nous avons le même problème, mais il s’agit de nous libérer de la rationalité cartésienne, du narcissisme confondu avec l’individuation, d’une certaine idée du libre arbitre, de la croyance que le monde est constitué de choses séparées et que l’homme et sa société sont au centre de toutes choses. Penser le post-humanisme ressemble un scandale intellectuel… exactement comme le fut en son temps l’humanisme par rapport au christianisme alors que  Brunelleschi introduisait la perspective dans l’art.

Que serait un monde post-humaniste fondé sur la conscience du surréel ?

Le mythe dominant se sera plus l’extase dionysiaque collective du Moyen Age, métaphorisée dans la culture chrétienne par le sacrement de la transsubstantiation, le partage du pain et du vin, un rituel emprunté à la fois au dieu grec et au romain Mithra. Ce ne sera pas non plus Prométhée réveillé de son long sommeil par les philosophes des Lumières, l’inventeur disruptif qui imagine qu’une nouvelle théorie et son partage avec des sujets prometteurs améliorera la société en lui apportant plus de raison, de conscience et de lumière. La surréalité est de nature protéenne. Elle ressemble aux vieux Protée, le gardien du troupeau de phoques d’Apollon. Comme l’eau sans limite de l’Océan, la surréalité est sans forme mais peut les prendre toutes. Comme l’eau, elle ignore les barrières et les catégories. Comme l’eau, elle se glisse dans les interstices du monde phénoménal pour l’irriguer du sens de l’Immense. Comme l’eau, elle est insaisissable par la main qui cherche à la retenir. Lorsque la conscience humaine entre dans le flux de la surréalité, elle se libère de son identification à ce petit caillou qu’elle appelle son « moi ». Elle sent alors d’une manière très tangible, mais non physique, ce que veut dire « intrication quantique » ; elle perçoit dans une communication de sujet à sujet la vie des plantes, des animaux et des minéraux terrestres ; elle devine la trame du tapis cosmique qui dessine les lignes directrices d’une métahistoire ; immobile, elle pénètre dans la nature du temps et se libère de la tyrannie de l’espace ; elle « touche » la présence des archétypes, ces vagues surgies de l’inconscient collectif qui se forment et se déforment sans cesse. L’organisation du cerveau humain, dans son extraordinaire plasticité, se modifie pour devenir comme une eau sensible à la lumière des étoiles, réalisant ainsi l’autre sens du mot « réfléchir ».

Aujourd’hui, l’exploration du surréel découvert par la psychanalyse, la mécanique quantique et l’art moderne se fonde toujours sur l’ancien paradigme de la rationalité, issu des cinq derniers siècles, avec tous les paradoxes que cela entraine. Il est possible que le carré Neptune-Pluton de 2064-2066 puis l’opposition de 2135 accompagnent le développement de nouveaux moyens d’investigation de la surréalité et développent des modèles expérimentaux fondés sur des facteurs immatériels comme la conscience, la « magie » et l’action à distance non causale. L’accent sera mis sur l’interdépendance vécue intérieurement pour dépasser le rapport sujet-objet que nous avons aujourd’hui avec le monde. Il sera alors possible d’explorer objectivement notre univers, proche et lointain, comme un ensemble de relations de sujet à sujet[v]. Bien plus que de nouvelles découvertes, les cycles Neptune-Pluton nous parlent de la mentalité collective et de notre représentation du monde en tant que civilisation[vi].

Hegel (1770-1831) porta haut la lumière de l’ancien monde de la Raison, mis en place par l’humanisme du Quattrocento. Nietzche (1844-1900), qui balaya si lucidement les errances du christianisme et du rationalisme, est peut-être le prophète du nouveau monde. C’est en 1889, qu’il sombra dans la folie. En sortant de son hôtel, il vit un cocher maltraiter son cheval. Incapable de supporter cette vision il s’approcha de l’équidé, l’enlaça et pleura sur sa joue. Pris d’un « délire » né d’un contact avec le surréel, il chanta et hurla sans cesse, prétendant être le successeur de Napoléon venu pour refonder l'Europe et créer une « grande politique ». Sa conscience s’identifia alors à deux grandes figures mythiques et mystiques : Dionysos et Christ. Ces divinités ont en commun de déployer en l’homme l’espace de son cœur, d’ouvrir les portes qui gardent l’entrée dans le palais du Soi, là où l’amour métamorphose les souffrances collectives pour guérir les communautés humaines. Les dernières paroles du philosophe furent « je suis Dionysos ! ». En 1892, au moment exact de la conjonction Neptune-Pluton, Nietzsche tomba dans un état végétatif. Le contact avec le surréel, c’est-à-dire avec la nature protéiforme de l’âme du monde, qui a absorbé tant d’amertumes au cours de l’histoire, ouvrit le philosophe à une immense compassion qui lui rendit soudain la conscience de la souffrance collective, déclenchée par l’expérience malheureuse du cheval, littéralement insupportable.

Le Narcisse humain, peu habitué à s’ouvrir à autre chose qu’à lui-même, réalise alors à quel point il maltraite les autres êtres vivant. Sommes-nous prêts pour l’intégration un tel choc ? Sommes-nous prêts à vivre en conscience l’interdépendance pour élaborer un modèle de civilisation en cohérence avec celle-ci ? Nous avons encore quatre siècles devant nous pour intégrer dans notre conscience collective les mémoires de souffrance et les promesses de l’âme du monde afin de trouver notre place dans l’ensemble du vivant.

Bien sûr, ce nouveau monde portera aussi ses parts d’ombre comme le risque de la folie ; l’addiction à une surréalité artificielle façonnée par la technologie ; la confusion psychique en raison de la dissolution des repères du « bien et du mal » ; la perte des identités individuelles, nationales et transnationales qui pourra soulever des peurs viscérales capables d’alimenter de nouvelles formes de fascisme ; la manipulation des foules qui se mouleront sur des discours surréaliste. Une société fondée sur la compassion ne sera possible que lorsqu’une majorité de ses membres aura transféré leur conscience de leur nombril narcissique, avec ses besoins illimités de reconnaissance, vers l’immense simplicité du cœur. Dans le cas contraire, les réactions du « moi », inquiet de la perte de ses prérogatives et, finalement, confronté à sa propre sa mort, produiront une humanité soumise, manipulable et oublieuse des grands acquis de cinq siècles de science, à savoir le doute et le questionnement du réel.

Le transhumanisme représente le summum narcissique du processus d’involution. L’homme se prend alors « légitimement » pour dieu et cherche à réaliser les qualités naguère attribuées à la divinité : l’immortalité, l’omniscience et la toute-puissance. Le post-humanisme représente, au contraire, une époque de conversion : le moment où la conscience humaine collective se tourne vers l’Immense, le moment où elle pénètre « corps et âme » dans le mystère du surréel. Alors la création ne viendra plus du sujet narcissique. Elle sera le fruit inattendu de la spontanéité de la première pensée et du geste surgissant.

Luc Bigé

Références

[i] Ovide, Les Métamorphoses, Les belles lettres

[ii] Luc Bigé, l’Éveil de Narcisse, Janus

[iii] Bill Gates et Bernard Alexandre, deux thuréfères du transhumanisme, portent dans leurs thèmes astrologiques un mythe de Narcisse.

[iv] Luc Bigé, Le Parchemin Magnifique, vol. 3. Réenchanter le monde.

[v] Wolfgang Pauli, Physique moderne et philosophie, Albin Michel ;  Werner Heisenberg, La partie et le tout, Champs sciences.

[vi] L’humanisme est né avec la conjonction Neptune-Pluton de 1399 en Gémeaux, la suivante se forma en 1892 au crépuscule du XIXe siècle.

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Luc Bigé

Le sens symbolique de l’alimentation

Quelle alimentation ?

 

L’alimentation traite de la vie et de la mort puisque manger revient à enlever la vie pour assurer sa propre subsistance. Elle relève des activités les plus archaïques de l’être humain gérées par le cervelet, le cerveau que nous avons en commun avec les reptiles.

L’omnivore apprend à tout aimer, premier engagement symbolique d’une personnalité qui désire participer au festin du monde avec ses joies et ses déboires. Néanmoins, si la dentition de l’homme lui permet de faire son marché dans tous les règnes de la Nature rien ne l’y oblige. Le corps humain est si adaptable qu’il se contente parfois de fruits chez les frugivores, d’autres mangeurs sont végétariens, végétaliens, carnivores ou même « praniques[i] ».

Il existe à peu près autant de régimes alimentaires que de diététiciens. En dehors de la dimension « santé » des aliments, l’on sait qu’ils influencent également nos humeurs. C’est ainsi que l’absorption de sucre stimule la sécrétion d’endorphines et procure un sentiment de sécurité. Les féculents augmentent le taux de sérotonine qui veille sur notre équilibre émotionnel et le chocolat combat la dépression en apportant au corps un surplus de magnésium. L’usine chimique qu’est notre cerveau « appelle » certains aliments pour retrouver un équilibre physique et psychique perturbé par un environnement stressant. Une théorie controversée suppose que la phényléthylamine du chocolat a le même rôle que celle qui est naturellement sécrétée par le cerveau, la molécule produite dans l’état amoureux.

Plus généralement les habitudes alimentaires se fondent sur plusieurs facteurs parfois contradictoires : les besoins biologiques du corps explorés par la diététique, les tendances historiques et culturelles liées aux valeurs d’une civilisation[ii] ainsi que l’attrait pour le plaisir des goûts. Les besoins du corps dépendent de l’activité physique et du métabolisme ainsi que de l’espace symbolique où se focalise la conscience-énergie de la personne. L’histoire et la culture créent une dépendance au passé comme, par exemple, l’habitude de cuire les aliments, la quantité de matières grasses jugée agréable au goût et l’appétence pour le sucre. Si la préférence pour le cuit est la conséquence de la longue histoire de l’Homo Sapiens, le désir de manger de plus en plus sucré est fabriqué par l’industrie agro-alimentaire pour des raisons purement mercantiles. Idéalement l’attrait pour les saveurs devrait se caler sur les besoins du corps. Mais ceux-ci sont déformés par l’histoire, la culture, les joies de la conversation, les conditions de stress et les habitudes alimentaires… si bien que le manger et le boire deviennent chaotiques lorsqu’ils sont soumis à toutes ces contraintes.

Essayons d’explorer les racines symboliques de l’alimentation séparées, grosso modo, en deux pivots, carnée et végétarienne[iii]. Nous suivrons les fils de lecture qui nous ont guidé tout au long de l’exploration du symbolisme du corps : les mythes et l’espace biologique où se pose préférentiellement la conscience-énergie du sujet.

Les hommes d’action et les aventuriers des affaires privilégient le mouvement, l’effort et les ambitieuses conquêtes illustrées par les membres inférieurs[iv]. Héritiers des premiers chasseur-cueilleurs, ils se tournent vers les animaux qui se déplacent comme eux et connaissent, pour certains, la transhumance. La viande crue prélevée sur les cadavres fut sans doute l’aliment le plus prisé par nos ancêtre du Paléolithique avant la découverte du feu. Puis, lorsque la conscience-énergie atteignit le chaudron pelvien, la marmite de la cuisinière apparut. Les sacrifices du bœuf et du mouton sur l’autel devinrent la norme. Nous verrons que le boucher est un enfant d’Apollon. Rappelons que le sacrifice du bélier se situe morphologiquement dans le système génital féminin et que l’autel de la mort animale est désigné dans le corps par le sacrum, cet os étant nommé ainsi car il soutient les entrailles de l'animal offert en sacrifice aux dieux[v]. Le feu de la sexualité est indissociable du feu de la marmite, ainsi que le remarqua Gaston Bachelard. Le cuit est donc une sorte de prise en main par la conscience de l’instinct de reproduction qui se met précisément au service du « foyer ». Puis viennent toutes les personnes qui tournent autour de leur nombril. Ils acceptent toutes les formes d’alimentations pourvues que celles-ci rassurent et consolent. La nourriture devient progressivement un art culinaire qui prépare à l’expression de la conscience cardiaque puisque la beauté appartient au dieu du cœur, Apollon. L’art de la cuisine est par ailleurs le premier acte d’amour oblatif, c’est-à-dire « gratuit », qui honore nos vaisseaux sans gain. La cuisinière qui, chaque jour, passe des heures entières à mitonner des plats dégustés en un rien de temps en sait quelque chose ! Qu’en est-il lorsque la conscience humaine commence à s’épanouir dans le cœur, l’organe sanglant consacré à l’amour  réunissant des dieux contraires, Apollon et Dionysos ? L’élan naturel incline vers une alimentation végétarienne analogue au fonctionnement des plantes. Celles-ci en effet se nourrissent de lumière grâce à la photosynthèse, exactement comme le fait le système cardio-pulmonaire qui capte le feu de l’air (l’oxygène) pour offrir de l’énergie aux cellules du corps. Par ailleurs nous avons déjà noté la ressemblance entre l’arbre pulmonaire et l’arbre naturel[vi]. Les végétaux semblent donc représenter les aliments du cœur. En rester là serait oublier un peu vite qu’Apollon est aussi un boucher[vii] et que Dionysos un dévorateur de viande crue[viii]. Quant aux Olympiens ils se sustentent en goûtant de l’ambroisie. Une conscience pleinement épanouie dans la lumière de la tête n’a plus besoin de nourritures matérielles pour vivre dans un corps physique.

En résumé le goût pour un steak tartare est une demande du corps pour raviver ou entretenir la force de conquête associée aux membres inférieurs, un bon gigot d’agneau socialise le désir et réunit le sujet à son clan, un joli plat longuement mitonné élargit la communion au groupe social et à ses jeux de prévalence, une alimentation à dominante végétarienne marque l’ouverture d’un cœur devenu sensible à la souffrance des autres règnes de la Nature et, enfin, l’ambroisie libère le sujet du paradoxe le plus fondamental de toute son existence : tuer pour vivre. Oui, l’homme est omnivore mais il est possible que son alimentation reflète et nourrisse aussi ses états de conscience.

Exceptions et exceptionnelles furent les religions qui échappèrent au rituel du sacrifice animal. Seul le jaïnisme[ix] et dans une moindre mesure le bouddhisme récusent la violence contre les autres règnes de la nature. Les autres approches spirituelles considèrent que la cruauté envers des animaux honore le dieu, la bête et le boucher. Étrange croyance quant on y songe. La justification tient dans l’étymologie du terme « sacrifice » qui signifie « faire du sacré ». En abandonnant quelque chose de lui-même ou de ses avoirs à la divinité le croyant dégage en lui un espace vide qui sera rempli par la Présence. C’est ainsi que le sacrifice du Bélier, si répandu dans les trois monothéismes, est un appel à abandonner la puissance du désir personnel pour se laisser croître dans sa capacité à servir la transcendance et à œuvrer pour le bien commun. L’immolation du Taureau est un appel de l’âme au détachement afin que la conscience du croyant se libère de ses identifications aux objets du monde. Quand au sacrifice de l’Homme sur la Croix il marque le plus grand des abandons : celui de la personnalité qui accepte de disparaître afin qu’Esprit et Matière dansent ensemble sur les rythmes de la Vie. Les théologiens appellent cet ultime abandon la « kénose »[x]. Mais lorsque le symbole perdit son sens le sacrifice se résuma à une boucherie cruelle et sanglante et l’alimentation carnivore se répandit. Par ailleurs le processus d’abandon n’a pas besoin de substituts animaux mais plutôt d’une conscience aiguisée attentive à l’Appel de la transcendance et à la réponse du corps, comme encore aujourd’hui dans le Jaïnisme ou le Bouddhisme.

Aux origines, les mythes grecs et hébreux proposaient aux hommes une alimentation végétarienne. En Grèce c’est Prométhée qui inventa le partage de la nourriture lors du sacrifice du bœuf de Miconos, le premier du genre[xi]. Aux dieux le fumet de la viande et la graisse blanche, aux créatures humaines l’appétissante chair grillée. Avant cet épisode, nous dit Ovide, les hommes banquetaient à la table des dieux. Dans la Bible Dieu a d’abord voulu pour les hommes une alimentation végétarienne[xii] :

« Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme.

Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.

Et Dieu dit: Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture. »

Par la suite, exactement comme dans le mythe grec, l’Éternel accepta le sacrifice animal qui justifia et autorisa l’alimentation carnée[xiii] :

« Adam connut Eve, sa femme; elle conçut, et enfanta Caïn et elle dit: J'ai formé un homme avec l'aide de l'Éternel.

Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur.

Au bout de quelque temps, Caïn fit à l'Éternel une offrande des fruits de la terre ;

Et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L'Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande;

Mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu.

Et l'Éternel dit à Caïn: Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu?

Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi: mais toi, domine sur lui.

Cependant, Caïn adressa la parole à son frère Abel; mais, comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel, et le tua.

L'Éternel dit à Caïn: Où est ton frère Abel? Il répondit: Je ne sais pas; suis-je le gardien de mon frère?

Et Dieu dit: Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi.

Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. »

Comme dans le mythe Grec, l’Éternel semble avoir changé d’avis. Il reconnaît l’offrande d’Abel, le berger qui sacrifie son mouton, et récuse le don végétal présenté par Caïn. Qui plus est ce dernier tuera son frère, aggravant son cas par le premier homicide de l’histoire biblique. Il fut incapable de « dominer ses désirs » comme le suggère le verset 4.7. Le sacrifice animal serait-il un triste bouclier qui protège l’homme de sa violence contre les siens, une sorte de pis-aller censé le prémunir contre la guerre et le meurtre ? Caïn, qui est resté fidèle aux premiers commandements de la Genèse, refuse de sacrifier un animal mais retourne sa violence contre son frère Abel et le tue. La violence rituelle du sacrifice animal fonctionne comme un dérivatif à la fureur des désirs d’un sujet qui, sinon, se laisserait entrainer vers des conflits meurtriers. Sur le chemin de l’évolution la proposition se retourne : la violence que les hommes imposent aux animaux en les maltraitant dans des élevages et des abattoirs tout en empoisonnant leurs terres représente une sorte d’autorisation implicite qui fait sauter les barrières morales et admet l’exploitation et la violence de l’homme envers l’homme. En d’autres termes ce que nous imposons aux animaux est le miroir de ce que nous nous faisons entres-nous. L’on sait toute la conscience et la détermination que mit Gandhi pour lutter contre la violence, celle du colonisateur anglais mais aussi celle de son peuple. Si l’ahimsa est une doctrine c’est parce que la non-violence ne s’impose pas naturellement à la nature humaine. C’est une conquête du cœur contre les violences du cœur.

Il faudrait évoquer ici la violence du végétarien lorsque le bélier du désir qui bouillonne dans la marmite du petit bassin n’est pas encore élevé jusqu’à son cœur. On sait qu’Hitler était végétarien, en hommage à Richard Wagner qui l’était également. L’alimentation végétale se justifie et devient seulement nécessaire lorsque la conscience-énergie s’installe dans les poumons de l’homme et que le cœur à été conquis dans son immensité de délicatesses. Elle se justifie car l’amour d’un cœur ouvert et sensible est le meilleur bouclier contre la violence des instincts du petit bassin toujours motivés par des peurs viscérales. Alors seulement l’alimentation végétarienne prépare le corps à l’ascension de la conscience-énergie vers le temple de la tête. Seuls un corps et un psychisme libérés du sang animal, donc de son « esprit », peuvent pénétrer dans l’Olympe comme le précise l’histoire du pauvre Tantale. Si le choix d’être végétarien se fonde sur une conscience morale ou un idéalisme spirituel plutôt que sur un besoin du corps, il existe un risque de s’enfermer dans une forme d’orgueil spirituel et le déni de sa violence instinctive. Inversement celui qui « remonte » sur le chemin de l’évolution prépare son corps à recevoir la « lumière » aussi merveilleusement qu’une plante photosynthétique. En termes ésotériques il défriche le terrain de sa quatrième naissance dans la tête, celle que le christianisme symbolisa par le sacrifice de l’Homme sur la Croix, une Croix dressée précisément sur « lieu du crâne » : le Golgotha. Rappelons ici que involution et évolution ne sont que des grilles de lecture, dans la réalité ces deux chemins se mêlent chez une même personne.

Comprenons-nous bien : le végétarien n’est pas plus violent que l’adepte d’une alimentation carnée mais il n’a plus la technique du meurtre ritualisé il y a longtemps sur les autels - aujourd’hui dans les abattoirs - pour canaliser son agressivité et son désir de meurtre. Le carnivore est dans le déni que son délicieux steak soit en réalité les restes d’un animal meurtri, un animal qui avait les même raison que lui de vivre en paix avec les siens. Le végétarien prend conscience de ce déni lorsqu’il réalise la monstruosité de la souffrance animale. Mais il n’a fait que la moitié du chemin. Il devra alors s’occuper de sa violence intime qui a perdu son bouc-émissaire et sa voie de sortie.

L’autre raison d’une alimentation carnivore semble, comme nous le dit le mythe, un effort de l’humanité pour affirmer son humanité. Cela semble a priori paradoxal. Pourtant l’instauration du sacrifice animal, que ce soit dans la tradition grecque ou hébraïque, a entériné la séparation entre les hommes et les dieux (ou le Dieu unique). L’humanité prit son autonomie par rapport au monde métaphysique en codant ce qui appartient à chacun ; les fumets pour les olympiens, les chairs pour les humains qui eurent alors l’autorisation sociale de tuer des animaux pour les manger. Pour Florence Burgat, chercheuse à l’I.N.R.A. et philosophe de la condition animale, le fait de manger de la viande est une posture métaphysique qui affirme une humanité différente et supérieure à l’animalité. Il se pourrait alors que l’alimentation carnée soit un moyen déguisé d’instituer un abattage dont l’échelle croît avec les possibilités techniques et dont l’exécution est exactement planifiée. Alors la mise à mort ne serait pas un dégât collatéral du carnivorisme mais sa visée même[xiv]. Pour ceux qui en douteraient rappelons qu’il est aujourd’hui possible de produire de la « viande » en laboratoire à partir de protéines végétales ou même de pétrole. Une solution qui suscite souvent du dégoût, un dégout que ne soulèvent pourtant pas les poulets en batterie ni les élevages de porcs où les animaux vivent dans de véritables camps de concentrations. La différence n’est pas liée aux calories ni à la dimension gustative mais bien à l’absence de meurtre, c’est ce dernier qui donne sa valeur à la viande malgré tous les dénis bien-pensants. Aujourd’hui trois millions d’animaux sont abattus chaque jour en France.

Chaque bouchée de viande est née d’un meurtre, d’une victoire sur la peur de l’animal qui menaça l’espèce humaine pendant plus de 400 000 ans. On estime en effet l’apparition de Homo Sapiens vers - 430 000, il avait alors une alimentation presque exclusivement carnée, les premiers fours à pierre connus datent de -30 000. Le bipède nu, si fragile et si maladroit comparé aux animaux, à dû pour survivre apprendre à penser et à inventer des armes pour chasser.  Depuis ces temps héroïque nous n’avons pas beaucoup changé malgré la disparition quasi totale des gros animaux et des dangers qu’ils représentaient : nous continuons à penser, à inventer des armes nouvelles et à manger de la viande. Manger de la viande est pourtant un archaïsme fondé sur une forme de revanche et de jouissance inconsciente sur la terreur que suscita la rencontre lointaine avec le monde sauvage.

Puis vinrent les sacrifices animaux sur l’autel qui représentèrent un meurtre assumé. Il fallait en effet obtenir l’autorisation de la bête en déposant de la farine dans son oreille afin qu’elle tourne la tête d’une certaine manière pour donner son assentiment. Ces meurtres rituels autorisèrent socialement l’alimentation carnée. Manger de la viande, c’est canaliser la violence afin qu’elle ne se répercute pas (trop) entre humains. Les hommes ne tuent pas pour manger de la viande mais mangent de la viande pour tuer, ce qui canalise toujours provisoirement leur violence fondatrice. Rappelons que ce ne sont pas les loups qui sont les plus grands prédateurs de l’écosystème planétaire mais bien les hommes.

L’alimentation carnée a séparé les hommes des dieux, à ces derniers les fumées odorantes des animaux morts, aux hommes les chairs grillées et bouillies. Les odeurs d’encens et de graillon qui montent des temples honorent les dieux. Dans la physiologie du corps humains ils pénètrent dans les poumons qui entourent le cœur, ils stimulent et nourrissent le repère du divin en l’homme, l’espace biologique que les mythes associent à Apollon et la psychologie au Soi.

Le régime carnivore semble donc reposer sur la nécessité pour l’homme de se séparer à la fois de la pression du « monde des dieux » et de celui « des bêtes », c’est-dire de conjurer deux effrois contraires : celui d’un contact direct avec l’Ineffable et celui qui naît d’une rencontre avec la bête intérieure. Deux univers effrayants car ici la Raison - le « propre de l’homme » dit-on - n’a plus lieu d’être (dans le double sens du terme). L’intuition et l’instinct prennent respectivement le pas sur l’intelligence.

Le retour vers la transcendance supposerait donc une alimentation végétarienne, mais ce retour serait prématuré pour celui ou celle qui n’a pas encore été confronté en conscience à son désir de meurtre, à sa colère et à sa violence archaïque pour « survivre ».

Lorsque l’homme contacte sa violence et reçoit de plein fouet celle du monde une alimentation carnée pourra l’aider à les intérioriser puis à les digérer afin ne pas imiter un jour Caïn qui tua son semblable. Dans notre société de consommation, dont nous avons montré qu’elle était encore largement fondée sur les valeurs et les peurs du ventre, le sacrifice animal est peut-être l’impropre solution à la violence communautaire. Une solution « propre » serait bien sûr de passer la barre du diaphragme, « se mettre à part pour naître », et s’ouvrir au sein d’une société bienveillante[xv].

Mais revenons un instant vers Apollon et Dionysos pour comprendre l’espace paradoxal ou se noue et se dénoue sans cesse le passage entre une alimentation végétarienne et le goût pour la chair animale. Apollon est tout aussi bien le maître de la musique qui adoucit les mœurs que le dieu au couteau qui offrit au monde grec le premier sang d’un premier meurtre, un sang mangeable. Symboliquement l’espace cardio-pulmonaire représente le monde végétal métaphorisé par les arbres bronchiques et les amours déçus du dieu à la lyre. Mais c’est aussi le dieu à l’arc qui habite un organe sanglant fait pour le courage, les combats et les morts violentes. Dans l’histoire mythique grecque l’alimentation végétarienne précéda l’hécatombe exactement comme, sur le schéma corporel en descendant de la tête vers les pieds, les poumons « végétaux » suivent la chute hors du paradis olympien (la trachée du cou) et sont eux-mêmes suivis par le rythme cardiaque qui propulse la violence du sang rouge dans l’organisme.

Le premier acte d’Apollon après avoir demandé un arc et des flèches sur la petite île de Délos fut de se mettre en chemin pour trouver le lieu où il construirait « un temple magnifique », celui du fameux « connais toi toi-même ». Mais la situation est plus complexe car un temple peut en cacher un autre :

« Dans le paysage delphien d’Apollon, deux autels font contraste par décision inaugurale. Ils s’opposent sur le même mode que deux autres autels apolliniens situés sur la terre de Délos. Délos qui, à défaut d’oracle, est riche en autels et en hécatombes. C’est à Délos, et surtout là, qu’apollon règne sur un autel fameux pour les produits simples et naturels offerts de toutes part. L’Apollon dit Genétor reçoit exclusivement sur sa table les « purs fruits de la terre » : de l’orge et des gâteaux ; la mauve et l’asphodèle. Autel sur lequel, dit-on, Pythagore s’en vint rendre hommage à un dieu cher entre tous. Nul n’y sacrifiait des victimes animales. Autel « pur » non ensanglanté, et qui se trouvait « derrière » un autre, dit Keraton, l’autel des cornes, tressé de cornes de chèvres par Apollon Délien et nourri des sacrifices sanglants qui sont aussi les plus obvies.

Au bout du chemin qui part de Délos, une dernière image d’Apollon : planté devant l’autel de son temple magnifique, le dieu promet à ses ministres d’avoir toujours dans la main droite le couteau à égorger[xvi]. »

Le dieu du cœur qui commença par accepter des offrandes végétales fut rapidement honoré par le sang qui coulait à flot des animaux sacrifiés. Alors apparut l’alimentation carnée dans la société civilisée, car fallait bien manger les restes des hécatombes ! Si l’on en croit le mythe un désir irrépressible surgit[xvii] :

« Un jour, alors que la victime brûlait au milieu des flammes, un morceau de chair tomba de l’autel. Le prêtre le ramassa tout enflammé et, pour calmer la brûlure, il porta les doigts à la bouche, sans y penser. Le goût de la graisse rôtie excita son désir. Il ne put s’empêcher de manger de cette viande grasse et odorante. Bien plus, le prêtre en donna à son épouse ».

En Grèce antique toute viande consommable devait venir d’une mise à mort rituelle et l’offrande d’une victime sacrificielle était pensée comme une manière de manger ensemble. Les abattoirs modernes sont des temples mécaniques qui se contrefichent à la fois du sens du sacrifice et du lien social des mangeurs. Ils servent en quelque sorte le veau d’or. Ces rituels laïcs d’abattage, circonscrits dans des espaces privés, sortent parfois des murs lors d’épizooties qui ont pour conséquence la destruction « gratuite » de milliers d’animaux comme des canards pas nécessairement « boiteux » ou des vaches pas toujours « folles ». Mais peut-être que ces hécatombes d’animaux sains honorent toujours Apollon, Zeus ou l’Éternel en dépit de notre inconscience des choses de l’Immense. Ces actes  tentent, comme il y a des milliers d’années, d’endiguer la violence et le goût du meurtre qui est en train d’emporter la civilisation à un moment précis de son histoire. C’est à la fois un avertissement et l’exorcisme d’une guerre qui couve.

Dans l’antiquité il existait deux modes de cuisson de la viande : le rôti et le bouilli. La cuisson dans le chaudron et le rôtissage à la broche s’appliquaient à différentes parties de l’animal sacrifié et se déroulaient toujours dans le même ordre : les viscères étaient d’abord passées à la broche, le reste de la viande était ensuite mis à bouillir dans le chaudron. Dans son Traité sur les parties des animaux Aristote précise la nature de ces viscères : le foie, les poumons, la rate, les reins et le cœur. Le système digestif avec l’estomac et les intestins n’en fait pas partie. Ces morceaux sont grillés puis consommés en premier car ils portent le sang de l’animal sacrifié, son esprit vital, ce qu’il y a de plus vivant et de plus précieux dans la victime. Marcel Detienne décrit ainsi le régime culinaire des anciens grecs[xviii] :

« Voilà donc entre splancha (viscères) et non-splancha une série de contrastes : les premiers sont les parties internes de la victime, les organes vitaux, consommés en premiers, sur place, et qui, mangés sans sel, fondent une solidarité très forte entre les commensaux. Quant aux non-splancha, c’est-à-dire le reste de la viande, ils sont constitués par des parties externes, qualifiées de non vitales, qui se laissent accommoder avec du sel et des assaisonnements, mais dont la consommation peut être différée et n’entraîne pas le même degré de commensalité. Ces différentes oppositions surdéterminent le partage initial entre la broche et le chaudron dont la complémentarité régente l’ordonnancement de chaque sacrifice sanglant de type alimentaire. Elles viennent confirmer l’orientation du rapport qui s’établit entre le rôti et le bouilli, dans un rituel où les viscères de la victime sont toujours passées à la broche et consommées avant le reste de l’animal. Le bouilli vient toujours après le rôti. »

Les viandes grillées sont plus sèches en dehors qu’en dedans alors que c’est l’inverse pour le bouilli. Le Feu cache l’Eau dans le premier cas, l’Eau voile le Feu dans le second. Les viscères passés à la broche sont bonne pour le guerrier astreint au régime des grillades qui demande peu de préparation et n’exige aucun ustensile de cuisine.  Car avec la cuisson par ébullition l’art culinaire s’affirme. La supériorité du bouilli sur le rôti n’est pas seulement gastronomique, elle est culturelle. Griller les viscères, dans notre lecture symbolique du corps humain, c’est mettre en avant le Feu de la conquête et les valeurs de puissance déposées dans le petit bassin, ainsi que l’esprit de clan qui caractérise le coccyx. Quant au bouilli, il suppose une mise en avant de l’Eau symbolique et le sens d’une communauté où chacun possède un chez-soi. Nous sommes ici dans l’abdomen. De plus, comme nous le verrons bientôt, le sel personnalise et aide à se libérer de la conscience clanique qui impose à tous des comportements identiques.

Beaucoup plus tard, dans l’évolution, une alimentation purement végétarienne n’aura de sens que pour les personnes qui posent leur conscience-énergie au-dessus de leur cœur, dans leurs poumons puis leur trachée. Elles s’apprêteront alors à quitter le monde ordinaire avec ses valeurs sociales, ses rythmes, ses combats, sa maya et ses engagements idéalistes. Elle se rempliront de l’Air de la grande liberté de penser, se méfieront de tous les partis et autres partis-pris et ne rêveront que d’une soumission volontaire et progressive à la volonté d’une transcendance qui appelle[xix]. Plus tard encore elles pénétreront par le grand passage du cou et percevront la nécessité intérieure de préférer les fruits (la « pomme ») et de renoncer à tous leurs repères, même celui de la liberté, avant, peut-être, de se nourrir un jour d’ambroisie.

En résumé la géographie symbolique du corps évoque divers types de nourritures correspondant à chaque fois à des besoins bio-spirituels sur le chemin de l’évolution :

  • La viande crue et les membres inférieurs : les élans de conquête et les ambitions dans le monde.
  • La viande grillée et le chaudron pelvien : le besoin de se ressourcer à sa force vitale et de socialiser son désir. La nourriture quitte la nature avec sa « loi du plus fort » pour alimenter les valeurs du clan.
  • Les plats mitonnés et l’estomac : le besoin de plénitude et de sécurité, l’élaboration du sujet. Les nourritures bouillies alimentent la culture et le partage des valeurs dans le respect d’un « chez-soi » individuel.
  • Une période de conflit où alternent alimentation carnée et nourriture végétarienne : le cœur et les poumons demandent un engagement dans le monde au nom d’une œuvre. Mais l’œuvre à besoin de l’air des poumons et de sa clarté pour s’accomplir alors que l’engagement est un combat qui requiert de l’énergie pour affirmer une agressivité héroïque. Il y a pourtant une identification progressive du sujet à l’essence de l’Œuvre puis à son Auteur : le Soi ouvert sur l’Immense. Ce processus n’est possible que pour celui qui accueille puis traverse son angoisse de la mort.
  • Une alimentation végétarienne stricte nommée par l’arbre des poumons et la trachée. L’engagement dans la maya du monde s’efface lentement au profit d’une discipline spirituelle qui conduit la personne à vivre en retrait tout en élargissant ses contacts avec l’invisible. Elle revient vers la source de l’inspiration : le nez, le nouveau-né qui attend l’heure de son éveil.
  • Une alimentation frugivore, nommée par le « fruit » qui est resté au travers de notre gorge, qui pourra inclure les graines germées : la préparation au franchissement du cou, à la quatrième naissance, à l’effacement du « moi » et du « Soi » afin que dialoguent directement l’Esprit avec la Matière comme le suggèrent les cinq sens directement fixés sur la tête.
  • Enfin l’ambroisie sucrée des Arhats et des êtres Réalisés installés dans l’Olympe symbolique (la tête), nommée par la luette du corps qui se traduit précisément par « raisin ». Les Arhats ont vaincu l’ignorance[xx], la peur et le désir de saisissement. Deux glandes séparées par la moelle épinière se côtoient dans la tête : la pituitaire qui porte la parole prophétique d’Apollon et la pinéale en forme de pomme de pin qui procure les visions délirantes de Dionysos[xxi]. Le thyrse, le sceptre dont le dieu du raisin ne se sépare jamais, est en effet orné en son sommet d’une pomme de pain dont nous verrons bientôt le sens symbolique. Jusque dans la tête Apollon et Dionysos se côtoient ! Sur le bourgeon terminal du corps humain ils portent respectivement haut la victoire de la conscience et celle de l’énergie.

Notes et références

[i] Alyna Rouelle, se nourrir de lumière (vidéo)

[ii] Uniquement dans la série des boissons, le thé prit racine en Angleterre, le chocolat en Suisse, la bière en Allemagne, le café à Vienne et le liquide de Dionysos en France.

[iii]  Le symbolisme des aliments est exploré en détail par Christiane Beerlandt. Une introduction à ses travaux se trouve ici en pdf.

[iv] Le Parchemin Magnifique, Volume 1 sur les pieds, les chevilles, les genoux, les cuisses et les hanches.

[v] Centre National de Recherche Textuel  -  le Parchemin Magnifique, opuscule VII : le bassin

 [vi] Le Parchemin Magnifique, opuscule IX : Diaphragme, Thorax et Poumons

[vii] Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main, Gallimard.

[viii] Marcel Detienne, Dionysos mis à mort, Gallimard.

[ix] Fondé au VIe siècle avant notre ère par Mahâvira (599 - 527), un contemporain de Bouddha, de Lao Tseu, de Confucius et de Pythagore, le Jaïnisme se fonde sur l’ahimsâ, la doctrine de la non-violence qui est « le respect impérieux de toute vie », une philosophie dont s’inspira Gandhi pour libérer l’Inde de la colonisation anglaise au XXe siècle. Une présentation du jaïnisme se trouve ici : http://www.cahiers-antispecistes.org/le-jainisme-et-les-animaux/. Une autre datation fait remonter le Jaïnisme au IXe siècle avant notre ère, à l’époque ou Homère écrivit l’Odyssée.

[x] Du grec kenosis : « vide », « dépouillé ». D’après l’église catholique de France il s’agit d’un « terme technique du langage théologique ayant pour origine le verbe grec kénoô, utilisé par Saint Paul (Ph 2, 6-7) pour signifier le dépouillement du Christ dans son humanité. Dans la théologie catholique, la kénose désigne donc le fait pour le Fils, tout en demeurant Dieu, d’avoir abandonné en son Incarnation tous les attributs de Dieu qui l’auraient empêché de vivre la condition ordinaire des hommes ». Mais, puisque nous sommes dans la remontée, le sens se retourne : il s’agit du dépouillement de l’homme de son humanité pour vivre les attributs de Dieu à l’exemple des « Arhats » dans la tradition orientale. Un terme qui pourrait se traduire par « celui qui a vaincu l'ennemi », c'est-à-dire la cupidité, la colère, l’illusion et l'ignorance.

[xi] Robert Graves, Les mythes Grecs, Fayard

[xii] Gen. 1, 27-29.

[xiii] Gen. 4, 1-11.

[xiv] Florence Burgat, L’humanité carnivore, Seuil (2017),  ainsi que cette émission de France Culture, « l’obstacle pour ne plus être carnivore est essentiellement métaphysique ».

[xv] Le Parchemin Magnifique, opuscule X : le système cardiovasculaire et Le Parchemin Magnifique, opuscule IX : Diaphragme, Thorax et Poumons

[xvi] Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main, Gallimard.

[xvii] Asclépiade, Sur l’abstinence, cité par Marcel Détienne p 64. Selon l’anthropologue Marvin Harris il s’agit « d’un appétit pour la chair animale qui ne peut être satisfait par aucune autre nourriture, aussi abondante soit-elle » que l’on retrouve chez de nombreux peuples, dont le nôtre semble-t-il, et que les spécialistes ont appelé la « faim de viande » (meat hunger).

[xviii] Marcel Detienne, Dionysos mis à mort, Gallimard

[xix] Le Parchemin Magnifique, opuscule IX : Diaphragme, Thorax et Poumons

[xx] Au sens oriental de « méconnaissance de sa vraie nature ». Il ne s’agit pas bien sûr d’un manque de culture ou de savoir comme cela est souvent entendu en occident.

[xxi] Le Parchemin Magnifique : opuscule XIV, crâne et cerveau

Pandémie : le virus, une ruse de la vie ?

Le virus, une ruse de la vie ?

Bien sûr, c’est la guerre, la guerre, la guerre, la guerre, la guerre, la guerre (six fois) car nous sommes dans un monde où nous avons besoin d’ennemis pour réussir une « union sacrée » qui, nous aurions tord d’en douter, se délitera dès les premiers beaux jours revenus.

À moins que ?

A moins que nous ne puissions explorer et approfondir cette situation autrement que dans une logique causale et violente qui dit « non à la vie », une logique qui développe des armes pour atteindre des cibles. Celle-ci qui prévaut plus que jamais dans un monde politique phagocyté par une économie devenue omniprésente et toute-puissante. Qui, dans les années soixante, hormis certains spécialistes, suivait les cours de la bourse ?

Aujourd’hui, par un retournement dont la vie a le secret, l’économie est contrainte de servir les hommes. En même temps, elle dévoile sa dimension relative puisque, contrairement à toutes les règles considérées jusqu’ici comme intangibles, une manne financière tombe du ciel, une pluie d’argent cliquette partout, tendez l’oreille… Mais qui paiera ? Faudra-t-il envisager une annulation de toutes ces dettes ? L’argent naguère introuvable pour l’hôpital, l’école ou les sans-abris surgit comme par magie. Mais alors à quoi bon travailler ? L’argent, plus que jamais, est éphémère, liquide…

Par delà son aspect sanitaire cette crise ébranle l’ensemble de la société et ses valeurs puritaines nées de la Réforme de Luther. L’Histoire nous rappelle que les guerres ont à chaque fois changé le visage des civilisations qui les ont traversées.

A noter que les nations qui ont choisi de ne pas se confiner – c’est une option qui a son sens – comme l’Angleterre et les Pays-Bas ont une longue tradition de commerce. La vie extérieure fait partie des gènes qui ont construit l’identité de ces nations.

Nous sommes donc confinés à la vie intérieure pour une durée indéterminée. Et nous observons que l’intériorisation conduit à l’extériorisation des qualités du cœur envers les soignants, mais aussi les proches et les moins proches. Avec un peu de chance, cela va durer suffisamment longtemps pour ancrer ces nouvelles dispositions dans les consciences. Avec un peu de chance, les consolations de la société de consommation ne seront plus désirables car la vie intérieure, physique d’abord par le confinement, puis psychique par l’approfondissement de la conscience, aura œuvré à transformer un peu l’homme moderne. Paradoxalement – mais tous les fondamentaux contiennent en germe une chose et son contraire – la liberté intérieure croit dans l’enfermement extérieur, rééquilibrant ainsi plus d’un siècle de projections effrénées hors de soi, hors du Soi. Ce Soi qui est, pour chacun, un espace de lumière et d’amour dansant dans un corps d’argile.

Cela n’ira pas sans la traversée de zones de turbulences comme la peur du manque ou l’angoisse de l’avenir. La conscience qui n’est pas habituée à l’introspection trouvera, surtout au début et vers la fin, le temps long. Elle est pourtant assise sur un trésor, ce trésor qu’elle chercha si longtemps et si vainement dans le monde non confiné.

Alors oui, ce virus est une ruse de la Vie qui porte dans son nom la couronne (corona). Dans notre monde, si orienté business, peut-être nous invite-t-il à remettre la couronne à sa place, autour du cœur. Il s'agit en effet du seul organe de notre corps qui la porte d’une manière légitime puisqu’il s’agit des coronaires, ces artères qui nourrissent en sang oxygéné l’organe de l’amour. Jusqu’à présent la couronne était portée sur la tête dans un monde qui bichonnait l’intelligence, la pensée, la critique et les résultats aux examens.

Faut-il rappeler, toujours dans l’ordre symbolique, que l’anglais earth (la Terre) est l’anagramme de heart (le cœur)… et que tous deux contiennent, l’oreille, l’organe de l’écoute (ear) ? Écouter plutôt que faire, sentir la vibration du souffle au creux de l’oreille et de l’oreillette plutôt que d’agir pour piller les richesses écologiques de cette Terre qui nous a donné vie en même temps que des milliards d’autres espèces…

Quoi d’autre ?

Nous sommes tous interconnectés sur cette planète, pas seulement entre humains mais aussi avec toutes les formes de vie, si petites soient-elles.

Et chez les humains la hiérarchie des valeurs change et se rééquilibre. Une trader est-il plus utile qu’un livreur pour l’harmonie sociale dans cette période de crise ? Un influenceur plus essentiel qu’une caissière pour le bien-être de tous ? Un chef d’entreprise est-il plus un « premier des cordée» qu’une infirmière ? Notons que le féminin resurgit comme une valeur au moins aussi essentielle que les disciplines habituellement considérées comme masculines, synonymes de forces et de conquêtes.

Nous sommes, si nous le voulons, à l’aube d’un grand retournement.

Luc Bigé

L’incendie de Notre-Dame

Propos inactuels sur l'actualité… puisque tout le monde a un avis sur l'incendie de Notre-dame, voici une réflexion fondée sur l'analyse en quatre quadrants que nous avons développée dans La Force du Symbolique. Bien sûr, chacune de ces approches est un scandale intellectuel pour les trois autres. Elles sont pourtant complémentaires. Ce ne sont que des lambeaux de pensées.

Premier quadrant :

- C’est un bâtiment qui brûle, et alors ? Avec de l’argent nous le reconstruirons en 5 an, avant les JO de 2024, c’est plus fonctionnel
-
Deuxième quadrant :

- Immense tristesse car un pan de l’histoire collective part en fumée. La mémoire est brisée, élan collectif pour panser cette blessure, engouement des jeunes pour les métiers de couvreur et charpentiers et la sauvegarde du patrimoine. (Les jeunes sont souvent les plus sensibles aux besoins collectifs qui surgissent dans le présent). Tien, c’est bizarre, cela se passe le premier jour de la semaine sainte et à l’heure du discours présidentiel ! Peu importe, nous reconstruirons un bâtiment plus grand, plus beau, plus moderne.

Quadrant trois :

- Le cœur de la Cité, serré dans les bras de la Seine, brûle. Sa plus haute pointe s’écroule et part en fumée, mais les deux beffrois résistent. Le XIXe s’en va mais les fondamentaux du XIIe siècle sont toujours là. L’un des beffrois abrite le bourdon nommé précisément « Emmanuel ». Il faudrait bien sûr plonger plus en détail dans l’histoire du bâtiment, mais une géographie du sens s’impose : il y a urgence (le feu), les valeurs du XIXe siècle (les Misérables ; les conditions sociales désastreuses et économiques très inégalitaires de ce siècle qui ont conduit aux deux GM) sont à transformer (le feu), Emmanuel (la cloche et le Président) qui reste debout face à la catastrophe devrait peut-être revenir vers les fondamentaux de l’histoire de France et de l’Europe tels qu’ils furent formulés (à leur manière) aux XIIe et XIIIe siècle.

Il y a donc une crise majeure qui se dessine dans l’inconscient collectif, elle est sur le point de se traduire en événements historiques. Il est urgent (le bourdon) de repenser et de reconstruire les valeurs de fraternité symbolisées par le clocher de 1843 abattu par l’incendie. Ce clocher fut en effet construit sous la direction de Viollet-le-Duc à l’époque de la publication du Manifeste de Marx ( 1848) et, pour les astrologues, de la découverte de Neptune (1846). Notre-Dame étant la Vierge Marie, le moment est aussi venu de questionner (et valoriser) le rôle du féminin dans l’histoire et dans l’organisation sociale.

Or le Président, un « Monarc » (anagramme de Macron) « Émane – nu – Elle », ou « encore aima-nu-El » (Emmanuel) », se vit ravir sa parole par une autre Parole plus essentielle : en relation étrange avec son nom et son prénom. L’événement suggère donc de passer d’une logique gouvernementale figée dans les valeurs utilitaristes du passé pour oser les valeurs féminines en toute vérité (nudité) : le lien social, l’écologie, la diplomatie, la bienveillance, le sens de l’unité nationale et européenne, le partage des richesses, la dissolution des frontières de classe, de territoire, d’éducation, etc.

Quadrant quatre :

- L’histoire, la fréquentation et la dévotion ont sacralisés cet espace de la Cathédrale. Un champ morphogénétique a pris forme, et cet endroit est devenu vivant, habité par un grand Déva (la Vierge elle-même ?) qui veille sur la Cité et sans doute sur la Capitale. Celui-ci s’est soudain réveillée et son cœur s’est embrasé, comme pour manifester son embarras par rapport à des décennies d’empoussièrement. Sa flamme est l’énergie de notre choc, le signal d’un nécessaire renouveau, un signe du monde du Mystère qui, la veille de la Résurrection, ne peut trouver une meilleure image. Le corps de la Cathédrale brûle et sa flamme devient visible, peut-être est-il temps que l’Esprit de la France (Nation dédiée à la Vierge) renaisse de son sommeil pour réexprimer dans le monde son génie particulier ?

Pour aller plus loin sur l'approche des quatre quadrants : La force du symbolique (e-book)

Le monde a-t-il besoin d’être ré-enchanté ? (2/2)

Dans un précédent article nous avions exploré les prérequis pour un ré-enchantement du monde, notamment notre capacité à « décoloniser » notre imaginaire et à questionner nos représentations. À présent nous proposons un certain nombre de paradigmes qui pourraient fonder ce ré-enchantement et contribuer à son développement dans nos sociétés, sans que cela soit bien sûr exhaustif.

Nous en avons déterminé quatre principaux :

La conscience de groupe

La conscience de groupe n’est pas une simple conscience du groupe commune à toutes les cultures qui privilégie ce que l’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble », ce que l’on nommait naguère la convivialité ou le partage. Un groupe ressemble à une chaîne d’or avec des anneaux réunis les uns aux autres : sa force dépend du maillon le plus faible. Que signifie alors « être le maillon d’une chaîne humaine » ? Cela signifie être soi-même jusqu’au bout des ongles dans l’interdépendance. Et, dans notre lecture symbolique « être soi-même » veut dire accomplir son mythe fondateur, réaliser en conscience et en acte les schèmes de sens qui nous fondent. Alors un groupe « d’âmes » se forme naturellement entre ceux et celles qui se reconnaissent comme porteurs de schémas d’existence communs. Plus tard ces mythes se rassembleront à leur tour pour porter la note commune de l’humanité.

Ceux qui se reconnaissance dans Narcisse seront fascinés par les miroirs et les dîners aux chandelles en tête-à-tête.

Ceux qui se reconnaissance dans Narcisse seront fascinés par les miroirs et les dîners aux chandelles en tête-à-tête.

Voici quelques exemples de « mythes fondateurs » empruntés à la mythologie grecque pour :
Ceux qui se reconnaissance dans Narcisse (2) seront fasciné par les miroirs et les dîners aux chandelles en tête-à-tête. Et s’ils suivent jusqu’au bout le chemin proposé par l’Enfant, ils resteront un jour immobiles à se regarder dans le vrai miroir, dans le lac de leur intériorité jusqu’à en mourir. Jusqu’à épuiser leur narcissisme et découvrir la source de cet amour qu’ils eurent tant de mal à donner.
La grande famille des Narcisses apporte au monde cette sensibilité à fleur de peau qui, à force de s’approfondir et de descendre dans les entrailles, ouvre les hommes à un authentique émerveillement devant la beauté du vivant.

La grande famille des Icariens nous rappelle sans cesse qu’un monde meilleur et différent est toujours possible, à condition toutefois de vérifier que notre sincérité est bien chevillée à notre corps.

La grande famille des Icariens nous rappelle sans cesse qu’un monde meilleur et différent est toujours possible, à condition toutefois de vérifier que notre sincérité est bien chevillée à notre corps.

Dédale et Icare jouent une toute autre partition (3). Dédale, qui se traduit du grec par « ingénieux », est l’ingénieur précisément du labyrinthe de Cnossos (« gnose ») et de nombreux autres jouets. C’est l’archétype du technicien capable, par ses réalisations, d’imiter la nature et de ruser avec elle. Mais, nous dit le mythe, à chaque nouvelle réalisation le vivant s’éloigne et son univers devient aussi complexe qu’irrespirable. C’est pourquoi l’archétype de l’ingénieur enchaîne sur une autre image représentée par son fils Icare : le désir irrépressible de sortir du labyrinthe en cherchant à s’envoler vers un nouveau soleil, vers une vérité ontologique. Mais le jeune homme, en s’approchant du soleil, voit la fine pointe de cire qui relie ses ailes d’aigle à son corps d’enfant fondre. Et c’est la chute suivie de la noyade. En un mot si Icare avait été sin cera (du latin « sans cire ») qui a donné « sincère » en français, il aurait réussi son aventure.

La grande famille des Icariens nous rappelle sans cesse qu’un monde meilleur et différent est toujours possible, à condition toutefois de vérifier que notre sincérité est bien chevillée à notre corps. Cette histoire traite bien sûr de la difficile question philosophique de la vérité et du mensonge.

La grande famille des Prométhéens apporte aux hommes la liberté, la pensée inventive et le courage de questionner sans cesse les évidences des autres.

La grande famille des Prométhéens apporte aux hommes la liberté, la pensée inventive et le courage de questionner sans cesse les évidences des autres.

Et puis il y a encore Prométhée associé au moderne mythe du Progrès, qui vacille depuis quelques années (4). Tous ceux qui pensent qu’une meilleure invention sauvera le monde, que demain sera plus beau qu’aujourd’hui et qu’une meilleure théorie va résoudre les problèmes du chômage, sont des enfants de Prométhée. Le Titan défend la libre pensée et la liberté humaine. Mais c’est aussi un fou de la lumière qui ne mettra jamais les pieds dans la fange. Sa force, ce sont les étincelles de connaissance qu’il a volé aux dieux et qu’il donne sans relâche aux hommes. Ceux-ci, par mésusage de ces savoirs, produiront, dans le mythe, le Déluge climatique qui nous pend aujourd’hui au nez. Le mythe se « résout » lorsque Prométhée accepte enfin la bague qui va lui permettre de monter dans l’Olympe. C’est en osant une alliance avec les qualités du féminin que ces merveilleux savoirs deviennent inoffensifs.

La grande famille des Prométhéens apporte aux hommes la liberté, la pensée inventive et le courage de questionner sans cesse les évidences des autres. Cette histoire traite de l’importante question du mariage entre les valeurs masculines et les valeurs féminines. Ce féminin métaphorisé dans les mythes par le personnage de la Grande Déesse et dans la vie ordinaire par l’immense Nature. Ce féminin si maltraité par une société patriarcale et prométhéenne.

 L’intrication quantique

Chaque fois que l’on pose un acte, que l’on a une pensée ou une émotion, cela crée un champ morphogénétique, une vallée plus ou moins profonde dans la conscience collective.

Chaque fois que l’on pose un acte, que l’on a une pensée ou une émotion, cela crée un champ morphogénétique, une vallée plus ou moins profonde dans la conscience collective.

La mécanique quantique nous apprend que, dans certaines conditions, les particules élémentaires sont « liées » quelque soit la distance qui les sépare (5). Ce phénomène disparaît lorsqu’elles commencent à s’unir pour former des atomes, des molécules et bien sûr des êtres humains. Mais nous pouvons cependant penser l’intrication de manière analogique. Nos consciences individuelles serait-elles « intriquées » ? Est-il de plus en plus facile d’apprendre à faire du vélo et à utiliser un ordinateur ? Car si nos consciences sont liées, l’expérience des un profite à celles des autres. C’est en tout cas ce que le biologiste Rupert Sheldrake semble avoir démontré à travers de nombreuses expériences (6).
Chaque fois que l’on pose un acte, que l’on a une pensée ou une émotion, cela crée un champ morphogénétique, une vallée plus ou moins profonde dans la conscience collective. Ces vallées, formées de tous nos savoirs et de toutes nos habitudes se retrouvent partout dans le monde et profitent à l’ensemble des consciences humaines. Chaque acte que l’on pose nourrit l’humanité en beauté, en intelligence ou en horreur, selon sa nature.
Que serait un monde où chacun serait conscient des interconnexions de toutes les consciences ?

L’historialité de l’Histoire

Nous devons ce concept d’« historialité » à Henry Corbin, philosophe, traducteur et orientaliste français (1903-1978). Posons une hypothèse : ce n’est pas l’histoire qui crée les mythes, mais les mythes qui produisent l’histoire. À priori l’histoire semble chaotique, sans queue ni tête. Il n’en est peut-être rien. Pourquoi l’Empire Romain a-t-il disparu ? Probablement parce que les Romains eux-mêmes n’y croyaient plus, parce qu’ils n’étaient plus animés par le mythe fondateur qui alimenta leur civilisation millénaire. Nous sommes aujourd’hui dans une situation comparable où l’adhésion au mythe du Progrès s’estompe, laissant une sorte de no man’s land idéologique où s’engouffrent tous les démons du passé.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation comparable où l’adhésion au mythe du Progrès s’estompe.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation comparable où l’adhésion au mythe du Progrès s’estompe.

Certaines époques furent des périodes d’enthousiasme et de foi envers de nouveaux modèles de civilisation. Ainsi, dans les années 1920, pourquoi tant de personnes donnèrent-t-elles joyeusement leur vie au nom d’un idéal appelé « communisme » ? Un archétype était en train de s’incarner dans l’Histoire et certains y furent particulièrement sensibles (7). Il faudrait alors décoder ces grands courants de force qui animent l’histoire pour ne plus en devenir l’otage, pour les accompagner et les transformer en espérances. S’ils ne sont pas métabolisés par les citoyens ils bouleverseront encore et toujours les sociétés et manipuleront les individus.
Devenir conscient des cycles historiques signifie acquérir, à chaque période de l’histoire, un plus haut degré de liberté et créer un jour une société ré-enchantée ou « l’âme du monde » deviendra de plus en plus visible et opérante.

Penser globalement

Penser globalement signifie développer successivement une question en l’abordant sous son angle technique et rationnel, mais aussi en termes de complexité (8), de sens symbolique et d’opérativité sur notre conscience. « Connaissance » retrouve alors sa dimension première maintenue par l’étymologie de « con-naissance », « naître avec ».
Passons sur la technique et son idéal du « zéro défaut » si répandu dans notre monde. Edgar Morin a montré l’insuffisance de cette approche en développant la pensée complexe qui considère notre réalité comme un plat de spaghettis : si l’on cherche à en extraire un seul pour l’analyser c’est l’ensemble du système « pâtes » qui bouge. On voit immédiatement les limites de l’approche cartésienne et la nécessité de développer un regard « écologique » sur notre monde. Puis le symbolisme cherche à voir au-delà du plat de nouilles : qu’est-ce transparaît derrière ce qui paraît ? Quel sens le « hasard » de la répartition des pâtes sur l’assiette a-t-il ?
Enfin la pensée « opérative » suppose que toute connaissance authentique transforme naturellement le penseur qui « naît avec » ce qui le traverse.
Un monde ré-enchanté suppose une approche globale de la connaissance fondée sur ces quatre regards, qui sont aussi des scandales méthodologiques les uns pour les autres : la raison cartésienne, la complexité, le symbolisme et l’opérativité (9).

Article écrit d’après une conférence donnée par Luc Bigé à Bordeaux et à Paris en 2017, intitulée "Aux âmes, citoyens"
(1) Article de Luc Bigé, paru dans la revue Acropolis de mai 2017 (n°285) : Ré-enchanter le monde, changer notre vision de la réalité
(2) Luc Bigé, L’éveil de Narcisse, Éditions de Janus, 2006, 154 pages
(3) Luc Bigé, Icare, la passion du soleil, Éditions de Janus, 2008, 3184 pages
(4) Luc Bigé, Prométhée – Le Mythe de l’Homme – La sublime irrévérence, Éditions de Janus, 2005, 326 pages
(5) Massimo Théodorani, Entanglement, L’intrication quantique, des particules à la conscience, Éditions Macro Éditions, 2016, 185 pages
(6) Rupert Sheldrake, Réenchanter la science, une autre façon de voir le monde, Éditions J’ai lu, 2016, 602 pages
(7) La nature et le rythme d’incarnation des archétypes dans l’histoire peuvent être suivi au moyen du modèle astrologique. Lire Vers un modèle astrologique de l’Histoire  – Communisme (1846-1989) – Guerres de religion (1559-1703) et prospectives pour le XXIe siècle, Éditions de Janus, 2012, 228 pages
(8) Edgar Morin, La Méthode, (coffret en 4 volumes), Éditions du Seuil, Collection Opus, 2008
(9) Luc Bigé, La force du Symbolique, Éditions Dervy, 2003, 235 pages

Le monde a-t-il besoin d’être réenchanté ? (1/2)

 À vrai dire nul ne ré-enchante le monde, il s’agit seulement d’une question de regard. L’œil utilitariste rend la nature utile, la vision poétique la rend belle et lumineuse.

Aujourd’hui, il ne suffit plus d’améliorer notre savoir technique, il nous faut aussi découvrir un ordre sensé du monde et notre place dans celui-ci. Tel était déjà le programme de Descartes. Un projet dont seul le premier pas est en voie d’accomplissement, et avec quel brio !

Il faudrait aujourd’hui compléter cet immense succès qui nous conduit droit vers des déséquilibres psychologiques et planétaires dangereux par un « Traité de la Mythode », une jolie expression que nous empruntons à Gilbert Durand (1).

C’est-à-dire explorer le monde imaginal, cette réalité invisible qui est comme la racine céleste des choses visibles. En ces espaces inconnus fleurissent les mythes, les légendes, les sources d’inspirations des créateurs, des inventeurs et des mystiques, les esprits des plantes,  les ondines et l’âme du Monde.

Cet univers que toutes les cultures, à l’exception notable de la nôtre, ont exploré a le pouvoir, pour celui qui le contacte, de susciter de la joie et de le transformer profondément.

Cet article aborde le ré-enchantement du monde en deux parties : un premier volet explore ce que serait un monde un ré-enchanté, puis nous évoquerons dans une seconde partie un certain nombre de paradigmes qui pourraient contribuer à sa révélation.

Un monde qui s’ouvre sur l’infini

Que serait un monde ré-enchanté ? Peut-être et surtout une organisation sociale qui favorise l’ouverture des personnes à la perception de l’infini. Deux grandes disciplines contribuèrent à la transformation de l’humanité : les religions et les sciences fondées sur les mathématiques.

Or toutes deux traitent, à leur manière, de ce qui dépasse la condition humaine : la transcendance d’un côté et, de l’autre, ce grand mystère qui reconnaît la rationalité des choses. S’ouvrir à l’infini et regarder les étoiles dans la nuit décentre le « moi » de ses préoccupations quotidiennes et de ses systèmes de croyance qui rendent sa vie souvent si malheureuse. Progressivement cette ivresse des hauteurs descend dans notre finitude, l’enrichit et la transforme.

Cette posture d’accueil inconditionnel a pourtant un préalable qu’il faut trancher en son cœur : l’univers est-il accueillant ou est-ce une dure lutte pour la vie ? Dans le premier cas la compétitivité et les peurs viscérales qui habitent tout être humain n’ont plus de justification et peuvent être abandonnées. Dans le second cas elles conditionnent notre survie et nos comportements. Parions ici que pour ceux qui posent leur conscience dans leur cœur l’univers leur offre sa bonté spontanée.

Il y a 62 millions d'année, un gros astéroïde s'écrasa au large du Mexique, entraînant le 5e extinction sur Terre

Il y a 62 millions d’année, un gros astéroïde s’écrasa au large du Mexique, entraînant le 5e extinction de masse sur la Terre

Le contact avec l’infini transforme les sociétés

Sur le plan historique cette porte vers l’infini s’est ouverte au XIXe siècle, en synchronicité avec la découverte de Neptune (1846). Deux ans plus tard Marx publiait son Manifeste, ce qui lança le mouvement socialiste qui fut une sorte de messianisme laïc cherchant à dépasser les frontières de la fraternité et des nations. En ce même siècle la théosophie et le mouvement Baha’ï (1) rencontrèrent chacun l’enthousiasme de millions de gens. De leur côté des mathématiciens comme Cantor réussirent à mettre l’infini en équation. Le XIXe siècle fut un immense respir pour dépasser les limites humaines en insufflant l’infini dans la conscience des masses (Marx), dans la physique (Georges Cantor (2)) et dans la pensée (H.P. Blavatsky). Le XXe siècle opta pour le matérialisme, étouffa ces espoirs de renouveau et changea la donne avec ses grandes guerres. La découverte de Pluton en 1930 fut signal symbolique de cette nouvelle époque. Ré-enchanter le monde c’est accomplir au XXIe siècle les grands rêves mystiques portés par le XIXe siècle dans la conscience des profondeurs et de leurs puissances sauvages explorées au siècle dernier.

Déconditionner notre imaginaire

Cette ouverture sur l’infini n’est envisageable que pour celui qui accepte et apprend à déconditionner son imaginaire. Cela signifie arrêter de croire tout ce que nous racontent nos pensées. Cela signifie voir que les problèmes sociétaux, écologiques, militaires, de chômage et de pauvreté ont leur racine non dans l’économie ou dans quelque autre facteur objectif mais dans nos représentations, c’est-à-dire dans nos pensées. Une pensée complexe crée un monde complexe, une pensée apeurée crée un univers militarisé, une pensée bienveillante produit une réalité bienveillante. Concrètement ré-enchanter le monde suppose de changer notre interprétation du monde, de privilégier par exemple ce qui nous apporte de la joie, ce qui vient du cœur ainsi que les élans héroïques surgissent de notre âme.

Ceci n’est pas une vue utopique mais une simple conséquence du fonctionnement du cerveau. Lorsque nous regardons des objets le rayon lumineux qui s’y réfléchit passe par le cristallin de notre œil qui, comme toute lentille, inverse l’image. Donc, normalement nous devrions voir les choses « tête en bas ». Puis cette image inversée se transforme en un courant électrique pour atteindre le centre de la vision dans le cerveau. Alors seulement nous avons la « conscience de voir des objets ». En d’autres termes, le cerveau fonctionne comme une boite noire qui reconstruit en permanence ce que nous appelons « la réalité ». Comprendre que nous ne possédons que des interprétations est la clé pour déconditionner notre imaginaire. Ainsi ce morceau de papier que vous avez dans votre portefeuille et que vous appelez « argent » ne fonctionne que parce que tout le monde croit qu’il a de la valeur. Quelle personne sensée donnerait sa plus belle montre contre quelques rectangles de papier imprimé ?

Les grandes mutations se font dans les « no man’s land »

S’ouvrir à l’infini en déconditionnant notre imaginaire ne suffit pas. Il faut encore des conditions historiques favorables, sans doute réunies aujourd’hui puisque nous nous dirigeons vers la sixième grande extinction (3) du vivant sur la Terre. La dernière eut lieu il y a 62 millions d’années lorsqu’un gros astéroïde s’écrasa au large du Mexique actuel. Les dinosaures disparurent et avec eux un grand nombre d’espèces vivantes. Ce fut une chance inespérée pour un petit mammifère de la taille d’un chat qui a pu, au fil des millénaires suivants, se diversifier car le champ était libre. Il donna naissance au cheval, au rhinocéros, à l’éléphant, au chat, à la souris et… à l’être humain. Les changements profonds qui annoncent des âges nouveaux ont besoin des « no man’s land », des espaces où il n’y a plus de « dinosaure ». Il y a alors suffisamment de ressources et de liberté pour élaborer de nouveaux systèmes de pensée, de nouvelles visions du monde, loin des grandes « dinosaures » dominant, ce que nous appelons aujourd’hui « le système ». Une crise financière, écologique ou politique laisse un espace psychique libre pour s’ouvrir à l’infini et déconditionner l’imaginaire. En attendant il sera toujours possible de découvrir quelque no man’s land caché et discret pour préparer le nouveau monde.

Les clefs du vivant pour traverser les crises

Le foraminifère « sait » fabriquer des chausse-trappes à partir du mica recueilli au fond de l’océan pour attraper les petites proies dont il se nourrit.

Le foraminifère « sait » fabriquer des chausse-trappes à partir du mica recueilli au fond de l’océan pour attraper les petites proies dont il se nourrit.

Personne n’est seul pour ré-enchanter le monde. La vie sur terre, qui à déjà traversé bien des crises, a réussi ces prouesses grâce à plusieurs clefs dont celles de la coopération, de l’ouverture à l’intelligence collective et de l’intégration des fonctions.
Le lichen poussa très loin la coopération et réussit à conquérir tous les continents. Ce petit organisme est le fruit d’une alliance entre une algue photosynthétique pourvoyeuse d’énergie solaire et d’un champignon dont le mycélium absorbe les sels minéraux de la terre. L’un sans l’autre, ils seraient restés localisés dans de discrets et fragiles biotopes. Ici la coopération fut plus puissante que la compétition. Et si d’anciennes bactéries que nous appelons aujourd’hui des « bâtonnets » n’avaient pas décidé de vivre dans notre œil et de coopérer avec lui notre vue serait infiniment moins performante.

Le lichen est le fruit d’une alliance entre une algue photosynthétique pourvoyeuse d’énergie solaire et d’un champignon dont le mycélium absorbe les sels minéraux de la terre

Le lichen est le fruit d’une alliance entre une algue photosynthétique pourvoyeuse d’énergie solaire et d’un champignon dont le mycélium absorbe les sels minéraux de la terre

Une autre clef de transformation qu’utilise le vivant pour évoluer est la « confiance » dans une forme d’intelligence collective présente dans l’inconscient de la Nature (dont nous faisons partie). Il existe par exemple une petite cellule d’à peine un millionième de gramme, sans système nerveux et encore moins de cerveau, qui vit dans la mer. Ce foraminifère « sait » fabriquer des chausse-trappes à partir du mica recueilli au fond de l’océan pour attraper les petites proies dont il se nourrit. Comment est-ce possible sans cerveau ? Cette « intelligence émergente » dont l’instinct animal n’est pas étranger, pas plus que l’intuition humaine, contribue immensément au processus d’évolution et de transformation des êtres vivants. Saurons-nous lui faire confiance sans la brouiller par tous nos « jugements rationnels » qui l’étouffent ?
Mais qu’est-ce que l’évolution ? Le modèle biologique répond à sa manière, très pratique, en intériorisant les fonctions. En d’autres termes ce qui était d’abord à l’extérieur est devenu un intérieur au fil du temps. C’est ainsi que la carapace chez la tortue est devenue os chez les mammifères. Les fécondations entre ovule et spermatozoïde chez les conifères primitifs se faisant au hasard des flaques d’eau disponibles, puis vinrent les plantes à fleurs qui intégrèrent le processus de fécondation dans leurs corps. Qu’est-ce que signifie pour un être humain « intégrer les fonctions » ? Nous avons un terme pour le dire : « symboliser ». Symboliser, c’est transformer une expérience extérieure en un enrichissement de conscience intérieure, c’est intérioriser son sens afin de grandir en maturité et en liberté. En symbolisant nous intériorisons la conscience et contribuons au prochain pas évolutif du vivant.

Les êtres vivant utilisent une recette qui a fait ses preuves depuis quatre milliards d’années en coopérant, en « symbolisant » à leur manière très physique et en ayant confiance dans les « intelligences émergentes », cette force de « l‘inconscient » qui représente le moteur de l’évolution. Saurons-nous encore une fois accompagner individuellement et collectivement les forces de la Vie si puissante et si merveilleuse en nous ouvrant à l’infini ?

Dans le prochain article nous explorons quelques paradigmes qui pourraient nous aider à aller vers un monde ré-enchanté.

(1) Professeur de Philosophie, d’anthropologie et de sociologie (1921-2012), l’un des précurseurs des recherches sur l’imaginaire et auteur de Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Éditions PUF, 1960
(2) Religion abrahamique et monothéiste proclamant l’unité spirituelle de l’humanité, fondée en 1863 par le Persan Mirza Husayn-Ali Nuri (1817-1892)
(3) Dans l’histoire de la Terre, cinq grandes extinctions d’origines géologiques ou cosmogoniques ont eu lieu et 95% des espèces ont disparu
Par Luc BIGE
Article écrit d’après une conférence donnée par Luc Bigé à Bordeaux et à Paris en 2017, Aux âmes, citoyens
Luc Bigé
Docteur en Sciences (biochimie), s’intéresse à l’astrologie et notamment à l’astrologie mondiale. Auteur de nombreux ouvrages sur l’astrologie, le symbolisme et la mythologie grecque.
Principaux ouvrages :
Le chœur des planètes, système solaire symbolique, Éditions de Janus 2014
Vers un modèle astrologique de l’Histoire, Éditions de Janus 2012
L’homme réunifié en Occident et Orient, Éditions de Janus, 2002
La Voie du héros, les douze travaux d’Hercule, Éditions de Janus, 2010

Vers un monde réenchanté

Nous vivons dans un monde étrange. La rigueur de la pensée et de l’expérimentation scientifique, poursuivies sans relâche depuis trois siècles, mettent à notre disposition des pouvoirs et des conforts auxquels nul despote des temps passés n’aurait jamais osé rêver. Les machines se substituent aux esclaves pendant que les technologies de pointe réalisent l’impossible : communiquer instantanément d’un lieu à l’autre de la planète, parcourir physiquement le globe en quelques heures de vol, ou encore disposer sur les linéaires des supermarchés de productions en provenance de tous les horizons. Cette extraordinaire expansion à bien sûr un prix. Contrairement à ce qu’imaginaient les utopistes prométhéens du siècle des lumières, la boîte de Pandore s’est bien descellée pour notre malheur : le travail, jadis indigne d’un homme libre, est devenu un droit réclamé à corps et à cris ; la maladie resurgit en force, la folie souffla sur le monde lors de deux guerres mondiales, et ce mistral-là n’a guère perdu de sa puissance, encore aujourd’hui.

Comment dès lors comprendre la pauvreté en joie de l’homme moderne à qui les efforts de ses vaillants ancêtres ont légué la toute puissance, un confort jusque-là inimaginé et un savoir unique dans l’histoire du monde ?

Cette incroyable et héroïque tentative de l’homme occidental pour se libérer de la superstition, du mensonge, des approximations, des illusions religieuses et de l’obscurantisme des croyances se soldera-t-elle par un dérèglement climatique et des conflits sans fins où l’homme est devenu légalement « un loup pour l’homme » (ce qui est faire injure à l’animal des forêts) ? Curieusement, Prométhée, le Titan de la mythologie grecque qui apporta la connaissance aux hommes, avait déjà prévu ces inconvénients majeurs : le déluge, lycaon (« loup » en grec) et la boîte de Pandore appartiennent à la geste titanesque animatrice notre monde moderne depuis la révolution industrielle née en Angleterre dans les années 1760.

Notre drame et notre échec, c’est d’avoir jeté ensemble, comme sans y penser, le bébé et l’eau de son bain. Avec les flots usés de la superstition et des croyances, avec le rejet de l’argument d’autorité et le refus des explications magiques qui surnageait dans ces eaux-là, nous avons négligé le bébé, c’est-à-dire le cristal de sens qui les avait produites. En rejetant le religieux nous nous sommes libérés de la bêtise. Mais nous avons aussi laissé s’écouler dans les égouts de notre inconscient la présence du monde spirituel. Il en résulte un monde consumériste et matérialiste qui représente une victoire sur les obscurantismes du passé, mais qui incarne un monde déséquilibré au profit d’une seule lecture « hémisphère gauche » du réel. Cette conquête-là risque de se solder par une victoire à la Pyrrhus si rien n’est fait pour réintégrer le sens, les valeurs et la joie dans nos vies et dans notre culture. Ces derniers mots, vécus dans l’authenticité, se réfèrent tous à la dimension spirituelle. Ils ne peuvent être ni produit, ni achetés ni consommés. Et ils ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas. En d’autres termes ils ignorent totalement les « lois » du marché et les règles de la Méthode cartésienne.

Tout se passe comme si nous avions exploré avec un succès remarquable la moitié de la réalité, celle qui s’objective et se mesure, en laissant pour morte son autre partie, celle qui nous parle de la qualité, de la vie, de l’enthousiasme, de la sérénité, de l’amour, de la paix intérieure (et par suite mondiale) et de l’équilibre des contraires. L’oubli était facile, bien qu’il fut dramatique dans ses conséquences. Facile, car le monde du sens était tellement pollué par les errances totalitaires des monothéismes qu’il était tentant de tout renvoyer au diable ; facile encore car la confusion entre le religieux et le spirituel fut longtemps entretenue – et existe encore, hélas ! dans de nombreux esprits.

Le retour du religieux mondial, auquel nous assistons aujourd’hui, résulte de ce manque de sens ressenti par l’exil du bébé dans les limbes de l’obscurantisme. C’est là un retour du balancier qui stigmatise le dangereux déséquilibre contemporain entre le savoir et la sagesse. Il s’agit, bien sur, d’une régression par rapport à l’extraordinaire et unique tentative historique de libérer l’homme de ses chaînes, en France par la Révolution (1789), en Angleterre avec l’émergence du libéralisme (1760) et aux Etats-Unis par le biais de la première démocratie constitutionnelle (1777).

En réalité il faudrait aujourd’hui compléter le « Discours de la Méthode » par un « Discours de la Mythode » qui explorerait, avec la même rigueur et la même exigence que la science contemporaine, le monde du sens. Comprendre par exemple que notre société s’articule autour de deux grands mythes, Prométhée et Faust, éclairerait sous un jour nouveau cette folie du monde que tous déplorent avec un désespérant sentiment d’impuissance.

De cette nouvelle « Mythode », le symbole est la pierre angulaire. Il « porte » en quelque sorte le sens, exactement comme les mathématiques « portent » notre compréhension du monde objectif. L’analogie s’arrête là. En effet, lors de cette exploration l’espace intérieur du chercheur se substitue au laboratoire de recherche ; le sens esthétique remplace le sens pratique, la subtilité se substitue à la force ; le non-effort et l’acceptation de l’inconnu priment sur l’effort et l’accomplissement d’objectifs assignés ; le lâcher prise marque la victoire alors que la conquête est l’indice de l’échec ; la coopération devient de plus en plus une évidence naturelle alors que les restes de l’esprit de compétitivité marquent l’inaccomplissement de l’unité du réel.

Ce monde du symbole et du sens incarne exactement l’opposé-complémentaire des « évidences » prônées par la  pensée scientifique et usées, voire abusées, par la « logique » du libéralisme qui élève la réussite matérielle  au rang d’un nouveau veau d’or.

Symbole et modernité

D’un langage non-verbal, parole de la nature et de l’inconscient, qui « dit » en permanence la nature de ces liens invisibles qui tissent des relations entre des « choses » aussi diverses qu’une planète, une plante, un être humain, une pathologie, un événement ou une symphonie. En d’autres termes, le symbole nous rappelle que nous vivons dans un univers où l’interdépendance est la règle et la hiérarchie l’exception. Il n’y a pas de « symbole étalon » comparable au mètre de référence qui fonde l’esprit scientifique. Il existe seulement une danse subtile des éléments où chacun résonne selon sa nature avec l’ensemble des autres chorégraphes de l’univers. Pourtant, les « dire » et les « expliquer » c’est déjà les trahir un peu. Lorsque l’expérience du sens devient vocabulaire son « je-ne-sais-quoi » de souffle traverse allègrement l’intimité de l’être qui le retenait encore pour se dissiper dans la grande lumière immuable de l’objectivité. Aller voir du côté du monde symbolique, c’est donc avancer à pas de loup dans la jungle intriquée des choses subtiles, frôler l’inexistence du moi jusqu’à ce que celui-ci devienne aussi transparent et sensible que possible pour, finalement, se laisser imprimer par les couleurs moirées et chatoyantes de l’inconnu qui s’annonce. Car le silence appelle le dévoilement du symbole. Il crée un vide où se love imperceptiblement le nouveau cristal de sens qui va reposer un instant sur l’ouate de notre conscience avant de susciter la force d’un renouveau encore impensé. Douceur et accueil sont les maîtres mots de l’univers du symboliste qui n’oublie jamais la nature féminine de Gaïa, notre Terre.

La chose n’est pas aisée dans notre modernité, ce monde qui déplace des montagnes non pour aller vers les jardins d’un quelconque Prophète, mais pour creuser des autoroutes vers le soleil d’un midi profane. Ce monde-là multiplie les occasions de bruit et de bavardages, il effraie des milliers colombes qui s’envolent à tire d’ailes, contrariant ainsi l’ardente intuition de Nietzsche qui affirmait que « ce sont des paroles silencieuses qui apportent la tempête ; des pensées qui viennent sur des pattes de colombes dirigent le monde ». Ce monde moderne confond la douceur avec la faiblesse, par sa barbarie même il réfute non le symbole – puisque celui-ci est inhérent au réel – mais toute opportunité de voir l’enchantement de la Terre que dévoile le regard symbolique.

Or la Terre est aussi un enchantement. Ce n’est pas seulement une carrière à ciel ouvert où tous les ambitieux et tous les assoiffés de reconnaissance jouent aveuglément comme dans une cruelle cour de récréation.

Symbole et modernitéLes arbres, les arbustes et les herbes, pour le symboliste, « disent » au moyen de leurs formes, de leurs couleurs et de leurs textures, les liens sympathiques qu’ils maintiennent avec les étoiles, mais aussi avec les organes du corps humain. Par ce qu’ils sont, ils décrivent très précisément leur sens : ce qu’ils soignent, et l’équilibre perturbé que leur simple présence réajuste. Poursuivant sur cette voie l’écologie se fait sensible. C’est une écologie à mille lieues de la compréhension intellectuelle du fonctionnement des écosystèmes. L’écologie sensible perçoit la beauté de la nature, dialogue avec les plantes et les rivières, un peu à la mode amérindienne, où encore dans l’esprit des travaux d’Edward Bach sur les élixirs floraux. Alors le jardin terrestre n’est plus seulement un monde assujetti aux caprices de homme mais un univers vibrant et vivant où l’être humain trouve sa place en devenant une fleur parmi d’autres fleurs. Pour la première fois, par la médiation du symbole, l’homme perçoitdirectement la nature de la Nature au lieu de projeter sur elle ses rêves et ses angoisses. Une société attentive à la présence vivante et vibrante du réel, à l’âme du monde, développerait une écologie naturelle où l’humanité ne serait plus considérée comme un enfant capricieux que doit allaiter la Terre-Mère - ou encore comme un apprenti maître du monde enivré par ses nouveaux pouvoirs - mais comme une conscience sensible co-participative à l’évolution des autres règnes de la nature selon leurs propres lois. Dès lors, avec cette conscience-là, comment sera-t-il possible de mettre en danger le biotope naturel de l’être humain ? Là où la loi et la force échouent, le simple changement de regard fait merveille.

De même, lorsque le corps parle de ses souffrances, lorsque la maladie dit le mal auto-infligé par celui qui ferme ses oreilles aux hurlements tragiques de son Destin, le bistouri supprime le symptôme… et entérine d’un coup vif la surdité ontologique du patient. Inversement, celui qui voit et entend que son corps symbolise un mal-être au moyen de la maladie évite la fuite dans l’absorption des pilules « miracles » des officines. Il verbalise le dit du mal, le « mal a dit » en vérité. Ainsi, lorsque le symptôme se fait parole, lorsqu’il devient conscience de quelque chose, celui-ci disparaît car il n’a littéralement plus « lieu d’être ». Une lecture symbolique du corps humain et de ses pathologies révolutionnerait les concepts médicaux aujourd’hui en usage… ainsi que le gouffre de la sécurité sociale !

Et puis il y a la vie quotidienne. Un jour, un journaliste demanda en substance à Einstein : « à votre avis, quelle est aujourd’hui la question la plus importante à résoudre ? » De la part d’un éminent scientifique la réponse attendue concernait un problème physique important pour l’époque. Mais pas du tout. Einstein répondit : « aujourd’hui, la question essentielle est de savoir si l’univers est accueillant ». Etonnant, non ? Et pourtant ! Ô combien est-il essentiel de vérifier si l’univers est bon ! Car s’il est « accueillant » plus rien ne justifierait la compétitivité, la concurrence, l’effort, la guerre, la société de contrôle et la hiérarchie autoritaire qui fondent notre réalité communautaire. S’il ne l’est pas, par contre, il est légitime de fonctionner sur la peur et de se barricader derrière des lois, des serrures de sécurité et une attitude de méfiance chronique. Or que nous apprend le regard symbolique au quotidien ? Que les événements de notre vie sont les reflets exacts de nos plus intimes pensées. Tout ce qui nous « arrive » n’appartient ni au hasard ni à la fatalité, mais est là pour éveiller notre conscience sur notre nature profonde. Les événements de notre vie sont autant de messages qui nous rappellent sans cesse qui nous sommes. Alors nous comprenons que l’univers n’est ni bon ni mauvais, il est simplement juste. C’est un fidèle reflet, à travers les événements qu’il nous propose de vivre, de nos peurs, de nos angoisses, de nos joies et de nos espoirs enfouis.

Les peuples racines surent conserver, à leur manière, cette relation au monde à travers leur cosmogonie, une cosmogonie vivante qui œuvre dans tous les domaines de la vie communautaire, depuis la nature jusqu’à la médecine en passant par la justice et la vie en groupe. Ce ne sont pas, pour nous, des modèles, mais des images. Des images qui nous rappellent que nous aussi nous vivons dans un monde « magique » que nous pouvons, si nous osons, redécouvrir.

La Terre enchantée par le symbole n’est pas un paradis new-age où tout le monde s’aime et se respecte dans l’utopie infantile d’un paradis de facilité, de facticité à vrai dire. Regarder droit dans les yeux les messages symboliques demande du courage. Le courage et l’humilité de sa fragilité ; le courage nécessaire pour l’ouverture de sa conscience vers des zones encore inconnues de soi-même et, finalement, le courage de l’amour de celui qui sait se laisser toucher par la nature du réel sans jamais le répudier ni chercher à le transformer.