Les Amazones, l’univers est-il accueillant ?

La fille d’Eurysthée, Admétè, brûlait d’envie de nouer autour de sa taille la ceinture d’or qui appartenait à Arès. Hercule fut chargé d’aller quérir l’objet auprès des Amazones, ces femmes guerrières qui méprisaient le mariage.

Hercule jeta l’ancre dans le port de Thémiscyra. La Reine des Amazones, Hippolyté, eut vent de sa venue ainsi que de l’objet de son voyage. Elle décida immédiatement de lui rendre une visite de courtoisie, totalement pacifique. Séduite par la prestance du héros, elle lui offrit spontanément sa ceinture d’or en témoignage de son amour. Las ! Héra, métamorphosée en Amazone, répandit partout le bruit que l’étranger était venu pour enlever la reine. La rumeur enfla si rapidement qu’il fut impossible de l’étouffer. Très en colère, les cavalières réagirent immédiatement en enfourchant leurs montures. Elles partirent au grand galop dans l’intention de détruire le navire de l’intrus. En apercevant au loin le nuage de poussière soulevé par tant de haines, le héros crut en une manœuvre déloyale de la Reine. Sans l’interroger plus avant il la tua, lui arracha sa ceinture et se débarrassa violemment des assaillantes en les massacrant.

Cet épisode explore les trois grandes thématiques que Vénus connaît bien : la question du lien, la nature du don et le passage du monde terrestre vers le monde des étoiles puisque la Ceinture est une image symbolique de la ceinture zodiacale. Celle-ci débute à 0° du bélier – le signe de Mars/Arès – mais il est tout aussi légitime de le faire commencer à 0° Balance – le signe de Vénus/Aphrodite puisqu’il s’agit des deux lieux où écliptique et équateur céleste se croisent. Vénus et Mars sont dépositaires d’une ceinture d’or, l’un et l’autre codent le commencement du zodiaque. Les Amazones sont les enfants d’Arès et d’Harmonie, elles portent dans leurs gènes la violence du combat au nom de l’harmonie.

Pour l’heure les amazones sont des femmes « Bélier », volontaires, intuitives et impulsives, qui aspirent de toutes leurs forces à se donner au héros venu les visiter. Pourtant la chose est risquée. La situation mythique est exactement inversée par rapport à celle que dû affronter Pâris. La force guerrière des Amazones leur à, jusqu’à présent, réussit. Elles savent ce qu’elles veulent, ont fondé une civilisation et conquit de nombreux territoire, elles savent même harnacher leurs chevaux ! Toutes ces qualités symboliques Pâris devra les apprendre. Une Amazone moderne serait une femme qui sait exactement ce qu’elle veut, à réussit une carrière brillante et s’accomplit dans la liberté de ses élans. Un seul problème : les hommes sont réduit à moins que rien et n’ont pas droit à la parole. Intuitives, les Amazones savent parfaitement cela. C’est pourquoi, avec la meilleure volonté du monde, leur Reine offre sa ceinture au valeureux guerrier qui l’accoste. Offrit sa ceinture, ce n’est pas rien ! En donnant au héros le symbole de sa royauté elle se donne toute entière à l’homme qui est venu la chercher. C’est le rêve secret du Bélier, dont l’histoire biblique à retenu sa vocation sacrificielle. La femme libre aspire à se donner totalement à l’autre dans son désir de produire ce lien absolu qui, comme une ombre, la taraude. La face obscure de Pâris et de la Balance consistait à nier la violence que ses choix et ses non-choix soulevaient dans la relation, la face obscure d’Hippolyté et du Bélier consiste à, soudainement, tout donner à l’autre au risque de se perdre. Lorsque la Reine offre sa ceinture emblématique à l’étranger la « panique » s’empare d’elle. Son nom décrit sa nature profonde puisque « Hippolyté » se traduit précisément par « panique des chevaux ». Devant l’imminence de la Rencontre la femme panique et perd le contrôle de ses élans intérieurs.

Alors l’axe de la Ceinture pose cette éternelle question : faut-il se lier ou se délier ?

Toute relation est abdication d’une part de liberté, pourtant ma liberté ne peut avoir de sens sans l’autre. Comment se lier sans s’enchaîner, comment se délier tout en conservant un dialogue authentique ? En un mot, comment métamorphoser le lien en relation ?

Les Amazones ont quelques idées là-dessus, très imparfaites. Elles surent, « pour la première fois dans l’histoire » précise Apollodore, harnacher leurs chevaux pour engager le combat. Mais elles se nomment encore avec des noms d’animaux comme « Jument » et « Jument Noire » ou des vocables qui signent la rupture du lien comme « celle qui arrache » et « celle qui détache les chevaux ». Elles établissent des cités et épanouissent leur civilisation en créant du lien social, mais elles aspirent à rester vierges et dénient un rôle public à l’autre sexe. Ces femmes-là désirent sincèrement se lier avec ce qui vient de l’étranger (Hercule), avec leurs élans intérieurs (les chevaux) et avec le collectif (les villes) mais cela ne leur réussit qu’imparfaitement à chaque fois : elles engagent par erreur un combat contre Hercule, leurs chevaux sont encore à moitié sauvages, et le Héros apparaît lorsque les conquérantes ont dû se retirer d’une grande partie de l’Asie précédemment conquise. La femme Amazone aspire de tout son cœur à créer du lien mais, au fond d’elle-même, elle « sait » mieux que les autres car son intuition ne la trompe jamais. Et puis, « donner sa ceinture », signifierait surtout, imagine-t-elle, perdre l’initiative et le contrôle sur sa vie et sur son destin.

Alors surgissent des bouffées de panique à l’instant même où l’alliance devient possible. Pour comprendre cela il suffit de ramener cette expérience sur le plan psychologique. Combien de couples se séparent au moment même où ils décident de se marier ou simplement de vivre ensemble dans un appartement commun ? La proximité quotidienne avec l’autre les fait passer du statut d’amants à celui de compagnons, littéralement « ceux qui mangent le même pain ». Cette nouvelle alliance ne va pas de soi car la nature de la relation à l’autre se transforme. Et, pour qui vit sur le plan de Vénus (la séduction) ou de Mars (la conquête), cette proposition de rencontrer l’autre sur le mode du don, c’est-à-dire du partage mutuel, suscite une peur panique. Alors les amants détruisent par la fuite ou par la violence cette alliance naissante.

Héraclès se croit trahi alors qu’il est simplement aimé. Le héros ne reconnaît pas ces femmes pour leurs justes intentions. L’homme ne voit pas encore que l’univers fonctionne aussi selon une autre loi que celle de la compétition et de la lutte : la générosité du don corrélée au sentiment de gratitude envers la bonté de l’univers. Habitué à prendre ce qu’il désire sous l’impulsion d’une virile volonté il néglige cet acte d’amour et tue l’infortunée. La Reine des  Amazones est fascinée par la beauté physique d’Hercule dont Vénus est l’emblème, le Guerrier est encore habité par le démon du combat dont Mars est le représentant. Peut-être eussent-il pu devenir amants comme Vénus et Mars lors de l’épisode du filet d’Héphaïstos. Mais le don gratuit de la ceinture soulève un vent de panique et Hercule imagine d’improbables scénarii. La femme ne cherche-t-elle pas à le manipuler ? Est-ce un calcul ? Agit-elle ainsi pour l’inciter à baisser sa garde ? De leur côté, les Amazones ne croient pas non plus en la bonne volonté de l’homme et pensent à une ruse.

Est-il si difficile pour l’homme et la femme de recevoir en toute confiance, sans arrière-pensées ? Nous savons généralement prendre ou donner… mais recevoir ? Cela suppose de croire en la bonté gratuite : la sienne, celle des autres et celle de l’univers. Cette attitude d’une angélique simplicité est littéralement révolutionnaire car elle implique un changement de plan de conscience. En effet, si l’univers est accueillant il n’est plus nécessaire de calculer pour obtenir la première place ni de s’interroger pour savoir si une anguille se cache sous la roche, ni même de lutter compétitivement pour obtenir la plus grosse part du marché. En un mot, la tâche d’Hercule et d’Hippolyté consiste à reconnaître puis à vaincre leur peur profonde du monde extérieur. Longtemps l’homme et la femme crûrent que le combat était une nécessité, voire même un mode de fonctionnement naturel. Ne nous raconte-t-on pas que la « lutte pour la vie », que le système économique traduisit en « compétitivité nécessaire », sont inéluctables dans notre monde biologique et social ? Le mythe nous rappelle qu’un combat permanent pour la survie conduirait à la destruction de la civilisation (des Amazones), de la féminité (Hippolyté) et nous empêcherait de contacter collectivement un nouveau plan de conscience : celui du don et de l’amour partagé (la Ceinture).

Faut-il rappeler que la symbiose et les divers modes de coopération biologiques comme, par exemple, la pollinisation, furent infiniment plus efficaces pour l’évolution des espèces que la sélection dite « naturelle » ? L’épisode des Amazones nous met collectivement en garde contre les idéologies de conquête, si répandues dans notre monde, depuis la vie amoureuse jusque dans les politiques économiques.

Peut-être est-ce l’un des Travaux les plus difficiles à accomplir. Malgré son apparente facilité – prendre une ceinture à une femme, ceinture qui est donnée, que diable ! -  Hercule échoue. La Reine est morte et le carnage se répand comme une traînée de poudre.

L’homme et la femme concernés par cet épisode mythologique comprennent que leur volonté de conquérir le ciel par la force, la civilisation par la violence, la réussite économique par la compétitivité… bref ! « la Ceinture par la guerre » est un obstacle à la poursuite de leur évolution. Les héros observent une chose nouvelle à laquelle ils n’étaient pas préparés : ils peuvent vaincre sans combat, dans une totale confiance en la bonté et en la gratuité du geste de l’univers.

Réussir ce Travail, c’est donc accepter de recevoir. L’échec d’Hercule et d’Hippolyté souligne sa suprême difficulté.

La troupe des Amazones que combattit Hercule appartiennent à la vie intérieure de l’homme et de la femme. Le héros à pour tache d’éliminer (de « tuer ») les forces qui minent la confiance mutuelle ente les amants, les forces contraires qui retardent l’émergence d’une civilisation fondée sur ce simple et nouveau regard : le sens de la gratitude.

Le guerrier défait d’abord Aella « ainsi nommée pour sa légèreté à la course » : l’homme « tue » son incroyable vélocité à échapper sans cesse au regard de l’autre et à la confrontation, il se libère de sa tendance à la fuite de la rencontre. Puis vint le tour de Prothoë, « qu'on disait être sortie victorieuse de sept combats en duel » : il renonce à sa remarquable habileté à se défendre avec succès sur tous les plan de son être, de ses attitudes physique à ses certitudes métaphysique. Eriboée qui « se vantait de n'avoir besoin d'aucun secours » représente sa difficulté à demander de l’aide, par crainte, orgueil ou simple désir d’autonomie. C’est pourtant la première condition pour recevoir. Puis vint le tour des compagnes d’Artémis chasseresse, Celéno, Eurybie et Phoebé, toutes trois très averties dans l’art du tir à l’arc. « Lancer des flèches » est aussi une manière de céder à la panique et de se protéger du monde extérieur. Hercule vainquit encore Philippis, Déjanire, Astérie, Marpé, Tecmesse et Alcippe sur lesquelles nous manquons, hélas, d’informations. En tout, l’archer tua douze Amazones célèbres. Il défit douze obstacles contraires à l’union des cœurs. Alors Mélanippè, l’une de leurs trois Reines, « perdit son royaume et sa liberté ». Or son nom se traduit par « Jument Noire ». Quelle beauté dans le mythe ! La « jument noire » perd sa liberté et son royaume ! Cette image extraordinaire nous dit exactement ceci : les élans obscurs de l’être perdent leur pourvoir de manipulation.

Sous prétexte de liberté et de réussites, d’exploits et de conquêtes, combien de « jument noire » et d’Amazones belliqueuses intérieures, motivées par une secrète panique, nous mènent-elles par le bout du nez ?

En tuant « panique des chevaux » (Hippolyté) et en désamorçant le pouvoir de la « Jument Noire » (Melanippè) l’homme et la femme habités par cet épisode mythologique se débarrassent de leur peur de la rencontre (la Ceinture d’or) et de toutes leurs stratégies incroyablement performantes mises au point pour cacher de sombres élans derrières des qualités enviables. Des trois reines des Amazones il ne reste plus que Antiopé. Celle-ci sera faite prisonnière et offerte en cadeau à Thésée. Robert Graves traduit Antiopé par « le visage faisant face ». Il reste la conscience lucide.

Le passage de la défiance à la confiance ne s’accomplit pas par des armées, des traités d’amitié, des échanges économiques ou même des palabres. Le mythe propose deux voies complémentaires. Celle du don gratuit, féminine et radicale, choisie par Hippolyté qui offre son royaume à l’étranger. Mais elle à l’inconvénient d’induire une prise de risque pouvant aller jusqu’à la destruction. Que dire en effet d’une personne ou d’une entreprise qui donnerait tout, en attendant avec confiance (et naïveté) que le monde le lui rende au centuple ? Cette attitude est pourtant fondamentalement juste mais, pour s’accomplir, elle appelle l’œuvre masculine du guerrier intérieur qui « tue » les douze obstacles à la confiance mutuelle.

L’amour est une antidote efficace contre la peur. Mais il est insuffisant pour la désamorcer durablement. Hippolyté a compris cela en tombant amoureuse de l’étranger. Elle fut néanmoins broyée par la panique qui assourdissait son cœur.

L’art de laisser arriver les choses ne va pas de soi. Comment expérimenter concrètement cette bonté de l’univers ? Par exemple en partant sur les routes totalement imprégné de l’instant présent, sans savoir ce que vous aller manger à midi ni où vous allez dormir le soir. Alors la panique fondamentale qui habite tout être humain par rapport à ses besoins fondamentaux sera clairement vue et confrontée. Alors, peut-être, de nombreuses « Hippolyté » surgiront au détour d’une rue, les mains emplies de présents. « Peut-être », car le héros connaît la loi de résonance. Il sait que s’il n’a pas encore tué sa « jument noire » intérieure celle-ci ressurgira un jour coin d’une rue sombre pour le paniquer et le rendre à nouveau violemment « compétitif ». Il sait aussi qu’il ne rencontrera la bonté de l’univers que s’il a déjà contacté cette bonté-là au fond de son propre cœur.