Co-naissance

Comprenez que votre intellect est un tremplin qui vous aidera à joindre l’Intelligence Divine, celle qui est Toute Activité, celle qui n’a plus besoin de “pensée juste”, mais qui est vie toute entière en activité dans le manifesté.

Karuna

… Ou l’évocation des figures de l’intellectuel, de l’intelligent, du sage et de l’initié. En l’absence de la pensée l’homme serait collé à l’expérience de ses sens et de ses peurs sans jamais pouvoir prendre de recul ; sans la pensée il serait incapable de se représenter le monde et de le transformer. Pourtant les avis son partagés sur l’usage de nos capacités néo-corticales. Certains ne jurent que par elles, d’autres affirment qu’il faut « tuer le mental », d’autres encore cherchent à lui trouver une « juste place »…. Et puis la pensée peut-elle se penser elle-même ? C’est là, normalement, la tâche de la philosophie et de l’épistémologie. Pourtant ces disciplines explorent plus les contenus de la pensée que son fait. Comment, en effet, être à la fois témoin et acteur ? Lorsque j’essaie de penser la pensée je pense, je ne suis donc point neutre ni dénué de d’a-priori.

Afin de contourner cet écueil nous proposons une exploration quadrifoliée fondée sur la remarque suivante : quatre grands modes de représentation organisent notre réalité. Il s’agit de la partie autonome, de la relation, de l’information et de la matière. Prenons un exemple afin de l’illustrer. Vous, lecteur de ce texte, vous êtes à la fois un être autonome et unique conscient de votre différence par rapport aux autres ; vous n’êtes cependant pas un « enfant loup » car les contacts avec le monde extérieur vous nourrissent sur le plan biologique, mais aussi affectif et intellectuel ; et puis, en tant qu’être humain, vous cherchez à donner du sens à votre vie (information) et à agir sur/dans le monde pour le transformer (matière). Curieusement ces quatre manières d’être qui pourraient se synthétiser par quatre affirmations - « je suis ce que je mange », « je suis comme je suis aimé », « je suis ce que je pense » et « je suis à l’image de Dieu » - ne sont pas l’apanage d’un être humain. Les particules élémentaires, à leur manière, manifestent elles aussi ces quatre modalités d’être. Un électron est à la fois une particule (autonomie), une onde (relation), de la matière (avec une masse et une charge) et de l’information. Nous avons longuement développé ces quatre approches du réel dans un ouvrage intituléla Force du Symbolique (Dervy, 2004) en montrant leur nécessaire complémentarité. Les philosophies elles-mêmes n’échappent pas à ces catégories naturelles :

L’existentialisme et le matérialisme s’occupent de la partie et de la substance : quadrant 1

Le marxisme et l’écologie pensent les interactions entre les constituants matériels du monde et évaluent leurs conséquences : quadrant 2.

Les philosophies du réenchantement du monde explorent le troisième quadrant.

Husserl, avec sa phénoménologie transcendantale, explore la nature du monde métaphysique et son lien avec le réel objectif : quadrant 4.

En d’autres termes entre Sartre, Edgar Morin, Diel et Husserl, il n’est pas nécessaire de choisir si l’on voit que chacun d’eux investigue une quarte de la totalité.

C’est à l’intérieur de ces « garde-fous » que nous allons essayer de penser la pensée.

La figure la plus commune et la plus connue est celle de l’intellectuel, en cohérence du reste avec la dominante matérialiste de notre conception du monde. Le matérialiste accumule des objets, l’intellectuel accumule des savoirs. Il dira volontiers « je sais donc je suis », identifiant sa conscience à l’objet conceptuel. Il est bourré de certitudes car il croit dur comme fer que le savoir s’accumule, ne se contredira jamais et aboutira à une maîtrise totale sur l’univers. Derrière ce mode de pensée se cache une volonté de puissance. Où se cache-t-elle ? Derrière le masque de l’objectivité et l’affirmation (erronée) de l’existence de « faits » autonomes. Souvent il cherche à avoir raison et à imposer son point de vue à force d’arguments. Il s’appuie sur des « certitudes » scientifiquement démontrées. Pourtant, contrairement au chercheur scientifique, il ignore le doute et le questionnement. En réalité la pensée fonctionne ici comme un désir de possession mis au service de l’accroissement de la partie : plus je sais plus je suis et plus j’ai de pouvoir.

Entrer dans le second quadrant sera pour lui un choc ! Car la relation est mouvance, incertitude, doute, questionnement. Ici le penseur sait intimement qu’il apprend en posant des questions bien plus qu’en donnant des réponses. Car les réponses sont toujours dépendantes du contextes, la généralisation est devenue impossible, chaque situation, nécessairement unique, demande une longue investigation avant de pouvoir être vraiment réfléchie. En réalité, ici, il n’y a plus de réponses. Le « savant » cède sa place au « chercheur ». Le savoir du savant est devenu une base de donnée utile au questionnement. Ce savoir-là a enfin perdu de sa superbe et s’agenouille devant l’infinie complexité du réel. La pensée se libère de la tenace illusion de savoir quelque chose pour comprendre la docte ignorance : elle sait qu’elle ne sait pas. C’est cette différence de regard sur le monde sépare l’intellectuel de la personne intelligente.

Le penseur est alors mûr pour entrer de plain-pied dans le troisième quadrant. Une nouvelle rupture se profile. Après la guérison de sa maladie infantile, la toute puissance, grâce à l’acceptation inconditionnelle du doute, la pensée découvre un autre gouffre en face duquel elle pourra méditer longtemps avant d’oser avancer d’un pas. En quelques mots : la signification ne se construit pas, elle se révèle. Après avoir constaté la vacuité du savoir et la complexité du réel le penseur réalise qu’il est pensé. L’intellectuel a abandonné son orgueil pour devenir intelligent ; le chercheur abandonne à présent son désir de savoir pour s’ouvrir à la présence du sens qui transparaît derrière tout ce qui paraît. A ses yeux le monde devient une forêt de symboles car c’est là, réalise-t-il, le langage de la nature qui l’entoure et de son inconscient. Un nouveau changement important se prépare car la perception de flashs de signification touche à la fois son entendement et sa conscience. Dans le premier quadrant la personne retenait simplement des « faits », ces savoirs inutiles dont sont friands par exemple les candidats des jeux télévisés ; puis elle en vint à réfléchir et à mesurer son ignorance face à la complexité et à la mouvance du réel ; enfin elle se sentit touchée par la révélation de l’univers du sens. A la perte progressive de contrôle se joint l’accroissement d’une réelle participation au monde. Le penseur se sent de plus en plus concerné par le réel, non par idéologie ou par sensiblerie, mais parce que ce réel-là le touche directement et inévitablement.

Bombardé, en quelques sortes, par tant de possibles et tant de représentations, l’homme accepte dans son cœur une idée difficile et lourde de conséquences : « mes pensées ne sont pas mes pensées ». Ici, cette dernière phrase n’est pas seulement une « belle idée » que l’intellectuel va poser dans sa collection et ressortir au cours d’un dîner ;  ce n’est pas non plus le fruit éphémère d’une longue réflexion déroulée par l’homme intelligent ; ni une intuition soudaine qui a heurté la conscience de celui qui est déjà engagé sur le chemin du non-savoir. Il s’agit d’une expérience profondément déstabilisante. Car si « mes pensées ne sont pas mes pensées » le « je » identifié à ses représentations et ses systèmes de croyance, n’existe pas. Sri Aurobindo, au début du siècle dernier, écrivait déjà :

“De par son principe, l’homme est un être mental, mais il ne vit pas dans un monde mental, il vit surtout dans une existence physique : c’est un mental  enfermé dans la Matière et conditionné par la Matière. Par suite il doit partir de l’action des sens physiques qui sont les véhicules de ses contacts matériels.

… Tout change lorsque nous passons du mental à la gnose; car le principe central de ce plan est une connaissance inhérente et directe. L’être gnostique (vijnânamaya) est caractéristiquement une conscience-de-vérité, un centre et une circonférence de la vision véridique des choses, un mouvement concentré ou un corps subtil concentré de la gnose. Son fonctionnement est le rayonnement et l’accomplissement spontané du pouvoir de vérité dans les choses selon la loi intérieure de leur vrai moi et de leur nature profonde. (…) Il s’ensuit que le premier pas élémentaire pour arriver à l’être de gnose est de se délivrer de l’ego limitateur et emprisonnant, car, tant que nous vivons dans l’ego, il est vain d’espérer atteindre à cette réalité plus haute, à cette vaste conscience de soi, cette vraie connaissance de soi.”

Quelques années plus tard le sage Indien expérimentera directement cette conscience-de-vérité. Alors tout change, jusque dans sa manière d’écrire :

“Les pouvoirs symboliques du nombre et de la forme,
Et le code secret de l’histoire du monde,
Et la correspondance de la Nature avec l’âme
Sont écrits dans le cœur mystique de la vie.
Dans l’incandescence de la chambre des souvenirs de l’Esprit,
Il put recouvrer les lumineuses notes marginales
Parsemant de lumière le parchemin morose et ambigu,

Il vit la pensée sans forme dans les formes sans âme,
Connut la Matière enceinte du sens spirituel,
Le Mental osant l’étude de l’inconnaissable,
La vie en gestation de l’Enfant Doré.

Un éclat plus vaste illumina la page puissante,
Une raison d’être se mêla aux fantaisies du Temps,
Une signification rencontra l’allure trébuchante du Hasard
Et le Destin révéla la chaîne d’une volonté clairvoyante;
Une immensité consciente remplit le vieil Espace muet
dans le vide il vit trôner l’Omniscience suprême.

Une Volonté, un espoir immense s’emparèrent de son cœur,
Et pour discerner la forme du surhomme
Il leva les yeux vers des hauteurs spirituelles invisibles,
Aspirant à faire descendre un plus grand monde.

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Un assemblage compact de vies expérimentales grossières
Est réuni en un tout de mosaïque.

Un animal avec quelques instincts de Dieu,
Sa vie, une histoire trop ordinaire pour être dite,
Ses actions, un nombre dont le total est nul,
Sa conscience, une torche allumée pour être éteinte,
Son espoir, une étoile surplombant un berceau et une tombe

Impassible, il vivait à l’abri des espoirs terrestres,
Une image dans l’ineffable sanctuaire du Témoin
Arpentant la vaste cathédrale de ses pensées
Sous ses arches indistinctes par leur infinité
Et la couvée d’ailes invisibles tendues vers le ciel.

Une lumière universelle était dans ses yeux,
Une affluence dorée fleurissait dans le cœur et le cerveau;
Une force descendit dans ses membres mortels,
Un courant venu des mers éternelles de Félicité;
Il sentit l’invasion et la joie innommables.

……………………………………………………………………

Le petit anneau de l’ego ne pouvait plus se fermer;
Dans les espaces énormes du moi
Maintenant le corps semblait être seulement une coquille errante,
Son mental, la cour extérieure aux multiples fresques
D’un Habitant impérissable :
Son esprit respirait un air surhumain.

Il n’y avait plus de petite créature poursuivie par la mort,
Ni de fragile forme d’être à protéger
D’une Immensité engloutissant tout

………………………………………………………………………

Montant et descendant entre les pôles de la vie
Les royaumes compact de la Loi progressive
Plongeaient de l’Eternel dans le Temps,

Et remontaient du Temps jusqu’au Moi immortel,
Sur une échelle dorée qui porte l’âme,
Liant avec des fils de diamant les deux extrémités de l’Esprit.

Savitri. Livre I, Chant V.
(traduit par la Mère)

Inutile d’en  rajouter….

La langue des Oiseaux

Parler et écrire revient à émettre des sons et à dessiner des formes. De tous les vivants, l’être humain est devenu un spécialiste dans ce genre d’exercice. Se souvient-il encore qu’il réitère par là un acte fondateur et sacré ? Ces deux voies d’expression du sens, celles de la géométrie et de la sonorité, s’enracinent très profondément dans la nature de l’univers.

La philosophie tantrique enseigne que la Mère Divine se manifeste par la forme et le nom, et qu’il existe de nombreux mondes sur différents plans de conscience, tous contrôlés par le pouvoir de la Mère Divine. L’objectif de la pratique tantrique consiste à s’identifier au Sans Forme et au Sans Nom situé au-delà de tous ces univers : à la suprême Shakti[1]. Comprendre le jeu des noms et des formes est un premier pas pour sortir de la prison de nos identifications et nous ouvrir au pouvoir, à la conscience et à la bénédiction du Suprême.

Pourtant nous acceptons habituellement notre langue et notre l’écriture comme une évidence qui s’impose à nous du fait de l’histoire. Elle serait le fruit du passé, d’un mélange imprévisible issu du brassage des peuples, des conquêtes territoriales, des évolutions culturelles et, en ce qui concerne le français, une transformation particulière du latin. De ce point de vue, les lettres, les sonorités et les accents toniques se forment et se déforment au gré des aléas de l’histoire, l’alphabet et le verbe sont des habitudes forgées par un passé ancestral.

Voici donc deux thèses sur l’origine du langage. La première affirme que le verbe est créateur d’Histoire, la seconde que le verbe est créé par l’Histoire. L’une flirte avec les traditions religieuses tant orientales qu’occidentales pour qui le « verbe s’est fait chair », l’autre s’appuie sur la pensée scientifique qui voit le monde organisé comme sorti du terreau informe d’une matière en chaos. Evitons tout de suite deux écueils : prendre fait et cause exclusif pour l’une de ces deux visions du monde, et les confondre avec le débat actuel autour du créationnisme et du darwinisme.

La langue des oiseaux, définition

langue des oiseauxLa « langue des oiseaux » n’est pas nouvelle. Les alchimistes l’utilisaient déjà pour coder leurs textes puis Lacan la redécouvrit en « jouant » avec le langage. On se souvient des intitulés restés célèbres de deux de ses conférences : Les Non Dupes Errent (pour « les noms du père ») et Le Fond de l’Air est Frais (pour « le fond de l’ère effraie »). Dans « Encore » le psychanalyste dévoile également le sens profond de l’interdit[2] : « Il y a du rapport d’être qui ne peut pas se savoir. C’est lui dont, dans mon enseignement, j’interroge la structure, en tant que ce savoir – je viens de le dire – impossible est par là interdit. C’est ici que je joue de l’équivoque – ce savoir impossible est censuré, défendu, mais il ne l’est pas si vous écrivez convenablement l’inter-dit, il est dit entre les mots, entre les lignes. Il s’agit de dénoncer à quel sorte de réel il nous permet l’accès. Il s’agit de montrer où va sa mise en forme, ce métalangage qui n’est pas et que je fais ex-sister. Sur ce qui ne peut être démontré quelque chose pourtant peut être dit de vrai ».

C’est précisément ce savoir « inter-dit » qu’explore la langue des oiseaux. Un savoir indémontrable au sens scientifique du terme mais qui, pourtant, est lourd de conséquences. Restons encore un instant sur l’ « interdit ». Il s’agit de ce qui se tient silencieusement « entre les dits » et, d’une manière plus métaphysique, de ce qui est « entre la déité (inter - D.I.T.) ». L’inaccessible, pour nous les hommes, c’est bien sur tout ce qui n’a pas encore été verbalisé, tout ce qui est resté dans les limbes sans définition, même très imprécise. Tout ce qui n’est pas formulé nous est interdit. N’oublions pas que formuler un interdit c’est déjà dire quelque chose et par conséquent sortir de l’inter-dit. Le véritable interdit, c’est l’inimaginé et le non verbalisé, là où les mots sont absents. Et pour celui qui a la foi il s’agit de tout ce qui n’est pas dieu. Mais c’est là seulement une question d’éclairage puisque la déité est « d i t », dieu est très précisément le verbe.

Ce savoir n’est « défendu » que par ce qu’il est « d’E fendu », il « fendille ce qui vient du E », c’est-à-dire les constructions mentales élaborées par l’ego, puisque c’est là le sens symbolique de cette lettre dans notre alphabet. En effet, la ligne verticale (I) du E relie les trois plans de l’être symbolisés par ses trois lignes horizontales : le physique, le sensible et l’intelligible. « E » symbolise l’affirmation pleine et entière de la personnalité, encore que celle-ci passe parfois par des phases d’hésitation (heu… !) et aie besoin de la confirmation de ses compagnons pour prendre des décisions que de toutes manières elle aurait prise ! Entrer dans la langue des oiseaux n’est pas jouer avec les mots, c’est accueillir dans sa conscience le jeu divin de la pluralité des sens qui cherchent sans cesse à prendre forme dans l’histoire, la psychologie humaine, la nature et, en cas d’échec ou de résistance, dans nos maladies. Chacun sait que la « mal à die » est « un mal à dieu (d.i.e.) », une souffrance corporelle et/ou psychique qui signe l’inaccomplissement de la joie du cœur. Le corps « sait » naturellement cette langue des oiseaux. C’est ce qu’ont bien compris les praticiens du décodage biologique. En plus du sens symbolique de la cause organique de la pathologie, le nom de la maladie révèle sa nature. Ainsi la « surdité » signifie-t-elle « je n’entends plus par pur orgueil ». Qui suis-je en effet pour être au-dessus (sur) de dieu (D.I.T. déïté) ? Ou encore : « je n’entends plus parce que j’ai le sentiment d’avoir déjà tout dit (sur-dit) mille fois, j’en ai marre de me répéter et de ne pas être compris ». Quand à la lecture biologique elle décode « je suis malentendant car il y a quelque chose que je veux ou ne peux pas entendre ». Voyons maintenant la « sclérose ». Il s’agit littéralement d’une injonction à aller de l’avant : « Est-ce clair ? ose ! » par « S clér ose »… sans jamais plus se laisser enfermer dans un système familial, moral ou mental (le S initial) ».

Tout cela est en réalité très perturbant. Lors de l’écriture du petit dictionnaire en langue des oiseaux [3]je me sentais parfois sur le fil du rasoir entre folie et raison. L’irrationalité de ce savoir « d’E-fendu » et la multiplicité de significations possibles arrivant comme cela, par flashs, sont profondément déstabilisantes. Cela donne l’impression de naviguer sans repères dans un océan de sens dont la houle parfois emporte et donne le tournis.

Car les quelques exemples proposés plus haut ne font pas figure d’exceptions. La langue française contient un métalangage qui évoque directement l’intelligence de la nature. L’intelligence du corps qui « parle » du sens de sa maladie et de ses organes, l’intelligence de notre prénom qui signe (partiellement) notre identité, l’intelligence de mots aussi banaux que « interdit » où « âme », qui se décode « a-me », sans « moi », « sans ego » et aussi : « la force créatrice (A) de l’amour (M, « aime ») diffuse dans la totalité de la personne (E) ». Les deux significations émanent du même mot. Diffuser l’amour dans toutes les directions implique un effacement du moi. Cela n’est pas nouveau. Mais il est remarquable de le découvrir d’une manière aussi simple et synthétique dans ce mot forgé par la langue française. Nous ignorons à vrai dire si les autres parlers - Anglais, Allemand ou Italien par exemple - arborent les mêmes caractéristiques.

Au fait, pourquoi la « langue des oiseaux » ? Cette expression fut apparemment forgée par les alchimistes dans le but de protéger et de transmettre tout à la fois les secrets du Grand Œuvre. Les oiseaux sont des organismes biologiques qui se déplacent dans l’air. Ce sont, symboliquement, des formes pensées qui naviguent dans l’univers des idées (l’air). Ils représentent donc le monde du sens en mouvement et leur vol était, du reste, utilisé par les anciens Grecs comme un moyen de divination. De cette antique pratique, il nous reste encore l’expression « un oiseau de mauvais augure ». D’une manière plus imagée, ces volatils sont la métaphore des anges. Encore appelée « langue des anges », la langue des oiseaux nous parle du monde du sens et, littéralement, du dit de la déité.

Quelles sont les conséquences philosophiques de cette langue des anges ?

Si les mots nous parlent autant que nous les parlons cela signifie que le langage à deux sources : une origine historique forgée dans le grand creuset de l’histoire des hommes, et une « cause » transcendantale. Par elle le monde du sens fait pression, en quelque sorte, sur le choix des lettres et des sonorités afin que le mot ne reste pas une simple convention, mais soit un symbole porteur de sens. C’est ainsi et seulement ainsi que « trans-paraît » derrière ce qui paraît la « vérité » du mot, la « vers I T » du mot, « vers » la mise en terre (T) de la transcendance (I).

Cette force transcendantale n’est pas un concept intellectuel. Elle a suffisamment de pouvoir pour structurer la langue, faire parler un corps souffrant… et suggérer aux publicitaires quelques inventions commerciales. Qui n’a jamais croisé un hôtel dont l’enseigne lumineuse affiche « Au Lion d’Or »… pour nous dire que, ici, « au lit on dort » ? Et qui se souvient encore de cette publicité affichée lors du lancement de la cinquième chaîne de télévision : « - Eduquons ! – Mais c’est une insulte ! » ? Effectivement, « eh ! du con ! » est bien une insulte.

L’œuvre alchimique consiste précisément à marier ces deux causes qui produisent notre réalité quotidienne - le monde de l’Esprit et celui de la matière - afin d’accélérer l’évolution des règnes végétaux (spagyrie) et minéraux ; afin, finalement, de rétablir l’unité entre le visible et l’invisible.

Nous sommes loin du débat aujourd’hui réanimé entre les tenants du darwinisme et les adeptes du créationnisme. Les premiers pensent que les êtres vivants sont le fruit du hasard et de la sélection imposée par l’environnement. Les seconds s’appuient sur la Bible pour dire que la volonté et l’intelligence du divin ont créé et créent encore notre univers physique et biologique. Nous proposons une troisième voie qui récuse à la fois le hasard et le dessin intelligent[4]. Tout se passe en effet comme si une pression de sens sans intention infiltrait les mots, la matière biologique et l’histoire pour manifester sa propre nature. Tout se passe comme si l’évolution était le produit raffiné d’un grand jeu entre le visible et l’invisible, entre une matière inerte et une force joyeuse et intelligente qui cherche à la modeler afin que le monde objectif devienne le miroir toujours de plus en plus clair de la réalité intérieure.


[1] Krishna Bhikshu, a chakra at sri Ramanasramam in The Mountain Path (avril 1965).
[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, p.108 (Editions du Seuil, 1975).
[3] Luc Bigé, Petit Dictionnaire en Langue des Oiseaux (Editions de Janus, 2006).
[4] Nous avons développé ces idées dans un autre ouvrage : “Prométhée, le mythe de l’homme(Editions de Janus, 2005)”.