Entre la cime et l’abîme
Entre la cime et l’abîme
L’histoire d’Icare raconte comment un adolescent insouciant et joueur endossa des ailes artificielles façonnées avec des plumes d’aigle grace au génie de son père, Dédale. Les deux hommes attachèrent cette nouvelle invention à leur corps par de fines pointes de cire. Ainsi équipés, il prirent gaillardement leur envol, laissant derrière eux le labyrinthe qui les retenait prisonnier. Lorsque ces drôles d’oiseaux apparurent dans le ciel, un pêcheur, un pasteur et un agriculteur furent témoins de la scène. Ils virent Icare, ne faisant aucun cas des conseils avisés de son père, s’élever d’une force ascensionnelle inouïe vers de téméraires hauteurs. Visant le Soleil, ses ailes battirent de toute leur force pour rejoindre l’astre du jour. Et puis, soudain, la chute. Aux approches du luminaire incandescent la cire devint molle puis fondit. Les ailes perdirent leurs attaches. Las ! l’adolescent n’agita bientôt plus que ses bras nus, incapables de le soutenir sur cet air sans portée. En un éclair il tomba dans l’eau bleue de la Méditerranée. Bientôt, il ne resta plus de lui que quelques ondes éparses sur les flots. Dédale, qui assista impuissant à la scène, ne put que s’en vouloir d’avoir mis entre les mains de son fils un outil aussi puissant que dangereux. Tout en se lamentant sur la dureté du destin qui l’assaillait au moment même où il retrouvait sa liberté il enterra son fils perdu sur l’une des îles des Cyclades. Elle porterait désormais son nom : Icarios.
Ce bref épisode mythologique devint, au XXè siècle, le sujet privilégié de nombreux livres, pièces de théâtre, films, sculptures et peintures. Pourtant l’antiquité gréco-romaine n’en fit pas le thème central de son iconographie. Elle préféra représenter le drame plus ample où Icare apparaissait comme une simple péripétie : les relations d’admiration et de rejet qui se jouèrent entre Minos - le roi de Crète - et Dédale, son ingénieur en chef. Si la passion des modernes pour Icare illustre l’une des problématiques de notre société - comment sortir du labyrinthe de toutes nos complexités créées grâce à notre intelligence technique afin de retrouver le Soleil-de-vérité – il reste que le personnage d’Icare est indissociable des aventures de Minos et de Dédale. Car ce dernier est le véritable héros de l’histoire. La seule raison pour laquelle nous n’avons plus besoin de le mettre en scène, c’est que la société moderne est devenue un véritable dédale. À quoi bon représenter ce qui est déjà là ? L’art a pour fonction d’annoncer le futur et d’exprimer les aspirations inaccomplies des peuples, mais aussi de les mettre en garde contre les dangers qui les menacent. C’est pourquoi aujourd’hui, la mésaventure d’Icare, le fils du constructeur génial qui élabora avec tant d’art un monde si artificiel et si fonctionnel, est importante à comprendre pour l’avenir de nos enfants.
Dédale, dont le nom signifie « ingénieux », appartient à la maison royale d’Athènes. Forgeron hors pair, il tient son habileté de la grande déesse Athéna. L’univers mythologique lui doit la construction d’une vache de bois qui permit à Pasiphaé de s’unir au Taureau blanc de Poséidon ; le fameux labyrinthe de Cnossos, en Crète, où fut enfermé le Minotaure ; la piste de danse destinée à Ariane aux beaux cheveux ; le fil que celle-ci donna à Thésée pour ne point s’égarer dans le labyrinthe ; les ailes artificielles qui seront pour Icare l’instrument de sa mort ; des statues qui semblaient si vivantes qu’il fallait les attacher afin qu’elles ne s’enfuient pas ; de nombreux bâtiments d’une magnificence irréprochable et enfin des jouets pour les filles de Cocalos. Cet archétype pousse l’homme à façonner l’univers en fonction de ses besoins. Il est bien sûr pleinement présent dans notre civilisation. Le monde extérieur est pour Dédale un objet à façonner, à transformer et à améliorer. La philosophie de l’Ingénieur est à cent lieues de celle d’Orphée qui enchante les pierres, les végétaux et les animaux par le son mélodieux de sa lyre. Orphée pense que l’univers est un sujet sensible à la résonance et à l’harmonie ; Dédale l’imagine comme une immense carrière où son désir va pouvoir prendre forme grâce à l’emploi de son intelligence. Nous sommes également très loin d’un autre archétype, celui de Prométhée pour qui la connaissance est synonyme d’une promesse de bonheur pour l’humanité future. Mais le Titan ne s’intéresse pas à la réalisation pratique de ses inventions, il lance quelques idées brillantes dans la nuit de l’ignorance humaine puis repart vers la conquête d’un nouveau soleil. Il serait vain de chercher à personnaliser les archétypes dans nos catégories en affirmant par exemple que Prométhée est un inventeur, Dédale un ingénieur et Orphée un artiste. Il existe des artistes prométhéens, comme Mozart et Beethoven ; des inventeurs orphiques et des artistes dédaliens. Personnaliser l’archétype dans un monde qui hausse la réussite individuelle sur le piédestal des valeurs les plus enviables est évidemment une tentation. Il faut cependant se rappeler que l’importance de la « personne » est une émergence récente dans l’histoire du monde occidental, lentement élaborée dans le grand creuset des idées chrétiennes[1]. Par de-là la réduction de l’archétype à la personne, parlante mais limitante, nous cherchons ici à évoquer la philosophie et par suite la vision du monde qui se trouve « au-delà ». Avec ce double présupposé : une civilisation équilibrée devrait être consciente de ses mythes fondateurs afin de dialoguer avec eux et être à même d’établir avec d’autres cultures fondées sur d’autres mythes des relations d’enrichissement mutuel. Alors seulement la mondialisation ne sera plus l’exportation collective d’une unique représentation du monde mais le réveil d’une multiplicité de modèles capables de révéler, via l’expression humaine, la richesse des possibles.
C’est dans cette perspective que nous développons cette série d’ouvrages sur l’analyse symbolique des mythes Grecs : afin d’évoquer la possibilité fonctionnelle de multiples rapports au réel. Ces idées sont très concrètes : si notre civilisation n’était pas dans une phase faustienne de son histoire nous précipiterions-nous, alors que les glaciers arctiques fondent du fait du réchauffement climatique, pour creuser de nouveaux puits de pétrole dans l’espace ainsi libéré par les glaces ? C’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui. La fascination pour l’or noir éclipse la prévoyance prométhéenne (Prométhée, « celui qui prévoit) et étouffe la voix d’Orphée qui pourrait, par exemple, proposer d’en faire un sanctuaire mondial pour la faune et la flore. Or « Faust » ne voit le monde qu’à travers trois mots : puissance, richesse et connaissance. Toute connaissance est là pour lui donner plus de puissance secrète et de fortune. Du reste le grec « Hadès » signifie « invisible » et le latin « Pluton » désigne le « riche ». Mais ce sont aussi les deux noms du même dieux de la mort. Il y a à l’œuvre, dans ce côté prédateur de l’être humain, qui va extraire des entrailles de la terre arctique un surcroît de poison pour la biosphère, un puissant instinct d’autodestruction, une sorte de désir de mort inconscient qui nous pousse vers une destruction collective. Thanatos n’habite pas seulement les consciences individuelles mais aussi notre culture inventive. N’est-il pas urgent de découvrir sa cachette ?
La dernière manifestation d’Icare connut son apothéose en juillet 1969, lorsque la mission Apollo 11 (Apollon, le « soleil », précisément) alunissait sur le sol poussiéreux de notre satellite. Armstrong, Aldrin et Collins accomplissaient alors physiquement le vieux rêve de l’humanité : sortir de son bocal, quitter la biosphère pour tutoyer le monde des étoiles. Mais Dédale ne partage que modérément cet enthousiasme pour l’ivresse des hauteurs. Il connaît les dangers de la démesure et les rappellent prudemment à son fils : « Je te conseille de te tenir à mi‑distance des ondes, de crainte que, si tu vas trop bas, elles n'alourdissent tes ailes, et du soleil, pour n'être pas, si tu vas trop haut, brûlé par ses feux : vole entre les deux. Et je te recommande de ne pas regarder le Bouvier, ni l'Hélice, ni l'épée nue d'Orion. Prends moi pour guide de la route à suivre[2] ».
Comme Prométhée, Icare s’élève vers le soleil. Comme Faust, il finira démembré par les forces du Monde-d’En-Dessous. Ce mythe est donc une plaque tournante entre Prométhée et Faust, les deux grands schémas archétypaux qui hantent notre modernité fascinée par la démesure des « gratte-ciels » qui défient les étoiles et attirée par l’exploration des secrets enfouis au cœur des failles abyssales. Que ces dernières soient psychiques avec la psychanalyse ou physiques avec les plateformes pétrolières, le symbolisme reste le même : un désir d’explorer le monde des ombres, le royaume d’Hadès. A Dédale nous devons la technologie spatiale et celle des exploitations off shore, la conquête de la lumière réfléchie par la Lune et l’extraction de l’ombre des entrailles de la Terre. Pourtant Dédale n’est pas un philosophe mais un technicien. Il construit ce que les dieux lui demandent. Longtemps l’ingénieur cultive la raison et l’objectivité. Il affirme haut et fort sa liberté vis-à-vis des croyances religieuses et mythologiques puisque sa représentation du monde veut une réalité objective. Pourtant le technicien, qu’il en ait conscience ou non, est nécessairement mû par une image du réel : méfiance viscérale de la démesure, prise de risques calculés, croyance que la matière doit être transformée par l’intelligence pratique, pragmatisme, besoin de « faire », souci du détail et maintien des liens familiaux transgénérationnels. Tout cela produit une vision du monde et, par suite, un monde.
Ce sont ces présupposés anthropologiques que nous allons à présent explorer afin de mieux comprendre l’univers mythologique de la technique et ses conséquences.