L’homme (prétendument) nouveau est de retour

L'homme (prétendument) nouveau est de retour

 Marie-Noëlle Dompé

 L’article qui suit était initialement conçu pour être publié dans la rubrique « Libre propos » du numéro spécial « La Nuit du Droit 2023 » d’une revue juridique. En 2018, dans le même cadre, j’avais rédigé un article intitulé « La nuit et le droit, un apparent paradoxe » essentiellement axé sur la mythologie de chacun de ces deux concepts. Luc l’avait relu et m’avait alors ouvert quelques pistes nouvelles que j’avais explorées. Cet article avait été publié sans encombre dans le numéro spécial La Nuit du Droit 2018[1]. Il n’en est pas allé de même pour l’article de 2023 sur l’homme prétendument nouveau, dont la publication a été refusée. Était-ce parce que j’y critiquais le wokisme dans lequel je voyais - je ne suis pas la seule - le dernier avatar du faux homme nouveau ? Sans doute, même si cette raison relève du non-dit. Car dès lors que m’avaient été données au moins quatre explications successives et divergentes pour fonder le refus de publication, il m’a semblé qu’aucune ne correspondait à la réalité. Luc m’a alors proposé de publier cet article sur son site et je l’en remercie vivement. On peut considérer cette publication comme un rappel historique de ce que furent les faux hommes nouveaux depuis 1789 ou comme une évocation des risques humains et juridiques générés par l’homme prétendument nouveau du mouvement woke. Ces deux approches sont pertinentes. Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était d’ouvrir à un lectorat peu habitué a priori aux questions métaphysiques, la porte à ce que peut être un changement de plan de conscience. Car c’est bien le changement de plan de conscience qui fondera le véritable homme nouveau, que l’on se réfère, parmi d’autres, à certaines des paroles de Jésus, à l’œuvre de Sohravardi mise en lumière par Henri Corbin[2], à celles de Sri Aurobindo et de Mira Alfassa, entièrement axées sur cette recherche, aux Dialogues avec l’ange, bref à ceux qui nous ont parlé de cet au-delà du mental, si riche, si dense, si vaste et si complexe. Bien sûr, je ne pouvais, dans l’article en question me réclamer de ces personnages qui auraient immanquablement été considérés par beaucoup comme sulfureux ou inadéquats. J’avais donc évoqué très rapidement Arthur Rimbaud, Blaise Pascal, Spinoza, Plotin, saint Augustin, Ignace de Loyola et Simone Weil pour illustrer le fait que l’homme nouveau, le vrai, le seul possible, ne peut advenir que par l’effet d’une quête spirituelle qu’un Rimbaud par exemple, n’a pas poursuivie.

L’Homme Nouveau est le fruit d’un cheminement intérieur. Il ne peut être imposé de l’extérieur. Tous les concepteurs d’un prétendu homme nouveau, de Robespierre à Pol Pot en passant par Lénine et Hitler, ont généré des catastrophes humaines. À l’heure actuelle, on voit réapparaître le concept d’homme nouveau au travers d’idéologies qui interpellent l’humain et le droit.

Pourquoi évoquer l’Homme Nouveau dans une revue juridique à paraître un jour de l’automne 2023 ? Parce qu’il s’agit d’un archétype qui descend de temps à autre dans l’histoire sous une expression humaine dégradée, en particulier depuis 1789 en France avec son acmé en 1793. Il a ensuite essaimé en Russie, en Allemagne puis en Chine, entrainant les drames que l’on sait. Il revient depuis quelques années sous plusieurs formes égocentrées, tel le wokisme lequel, sous l’apparence d'une liberté à conquérir, « déconstruit » l’individu dans la jeunesse de sa vie, érigeant un mal-être éphémère en passage vers une prétendue métamorphose ou bien, négligeant l’universalisme né des Lumières, suscite l’identification de la personne à une de ses caractéristiques parcellaires - couleur de la peau, option sexuelle ou religion. Nous sommes là, en présence d’une énième tentative de création d’un faux homme nouveau, qui loin d’élever le niveau de conscience de l’humanité, l’abaisse, et qui loin de tendre vers l’unité, déploie l’individualisme. Elle n’est pas un dépassement de petites souffrances caractéristiques de la condition humaine, mais une fausse piste de plus qui engage le droit privé et le droit public.

D’Est en Ouest, du Nord au Sud, au fil des âges et des écrits des penseurs, l’Homme Nouveau  - avec des majuscules - est celui qui, ayant percé le plafond du mental et parcouru les strates qui le surplombent, sera parvenu à se fondre dans ce qui le transcende et ce faisant, aura sublimé la matière dont il est constitué. « Tout est involué, tout est déjà là dans la Matière, mais l'involution ne peut se défaire que par la pression d’en haut qui répond à l’appel d'en bas et brise le sceau, comme le soleil brise le tégument de la semence ». (Satprem. « Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience » , p. 354-355)

« En haut », c’est le « et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! » d’Arthur Rimbaud, c’est le « Joie, joie, joie, pleurs de joie » de Blaise Pascal à l’aube du 23 novembre 1654, c’est le « comprendre est un pur pâtir » de Spinoza, c’est « l’Un au-delà de l’être » de Plotin, c’est « Le Maître est au-dedans » de saint Augustin, c’est  « Ses yeux s’ouvrirent (…) Il sortit du rêve » d’Ignace de Loyola, c’est « La violence du temps déchire l’âme. Par la déchirure entre l’éternité » de Simone Weil.

« Nous sommes des êtres de transition (…) Si une révélation de l'Esprit sur la terre est la vérité cachée de notre naissance dans la Matière, si, fondamentalement, c'est une évolution de la conscience qui a lieu dans la Nature, l’homme, tel qu'il est ne peut pas être le dernier terme de l'évolution : c'est une expression trop imparfaite de l'Esprit, le mental est une forme trop limitée, un instrument trop étroit ; le mental n'est qu'un terme intermédiaire de la conscience. (Aurobindo. The Life Divine, 19:846-47) Nous sommes arrivés à une nouvelle crise de transformation » (Aurobindo. The Human Cycle, 15:221). « Nous pouvons être les collaborateurs conscients de notre évolution, accepter le défi, ou, comme dit Sri Aurobindo, nous laisser dépasser » (Satprem précité, p. 320).

Ni Robespierre, ni Hitler, ni Lénine et ses suiveurs, promoteurs d’un prétendu « homme nouveau », n’avaient accompli le chemin nécessaire pour le faire advenir. En voulant l’instaurer, ils ont provoqué des morts par millions.

  1. L’homme nouveau dans l’histoire

À lire Antoine de Baecque, l’origine de l’homme nouveau de 1789 - sans les majuscules - est d’inspiration religieuse. (« L’homme nouveau est arrivé », Antoine de Baecque. 1998. Revue « Dix-huitième siècle ». n° 20. p. 193 à 205. 1998. PUF ). Selon cet historien, le symbole le plus répandu de cette régénération reste la vision idéale de l’union générale de tous les français. Il est illustré par les propos empruntés à saint Paul par Camille Desmoulins dans le premier numéro de Révolutions de France et de Brabant : « Ce saint-Paul, qui aété éloquent deux ou trois fois dans sa vie, écrit admirablement quelque part : « Vous tous qui avez été régénérés par le baptême, vous n’êtes plus Juifs, vous n’êtes plus Samaritains, vous n’êtes plus Romains, vous n’êtes plus Grecs, vous êtes tous Chrétiens ». C’est ainsi que nous venons d’être régénérés par l’Assemblée Nationale, nous ne sommes plus de Chartres, de Monthléri, nous ne sommes plus Picards ou Bretons, nous ne sommes plus d’Aix ou d’Arras, nous sommes tous Français, tous frères ».

Nous sommes là en présence de la récupération d’une parole d’essence spirituelle - la référence à l’Un - à des fins politiques. La régénération évoquée par Camille Desmoulins, qui va jalonner l’ensemble du discours sur l’homme nouveau des révolutionnaires de 1789, passe directement de l’Épitre aux Galates à la Révolution. L’écart entre les mots tracés par saint Paul et leur instrumentalisation, c’est le gouffre ouvert par Robespierre, dans lequel vont être jetés les milliers de morts de la Terreur, suivis des millions de morts de la révolution bolchevique Russe, de la révolution communiste menée par Mao en Chine et par Pol Pot au Cambodge. L’homme nouveau du nazisme a une origine plus mythologique que religieuse et a fait autant de dégâts.

Pour Antoine de Baecque, « La régénération est d'abord porteuse d'une part de rêve : il s'agit d'imaginer le Français de demain, le Français du temps de « l’après » (…) Cependant, l'image de la rupture intègre de façon complémentaire la croyance dans la perfectibilité immédiate de l'espèce humaine et le retour de l'âge d’or. (…) La rupture est ici proche du miracle, du « miracle d’une nouvelle création », merveilleux brusquement introduit dans le domaine de l’imaginaire politique ».

Robespierre, rousseauiste halluciné selon l’expression de Frédéric Rouvillois - en bref, le peuple est naturellement bon et tout ce qui n’est pas le peuple est mauvais - n’a pas hésité à faire guillotiner à tour de bras, seule façon pour lui de tenter de soumettre le réel à son illusion d’un homme nouveau vertueux. C’est, comme l’exprime Marcel Gauchet, « l’acharnement dans la poursuite d’une idée, envers et contre tout. Il est forcé d’enregistrer le démenti que la situation apporte à sa vision vertuiste du peuple » (Marcel Gauchet, NRF. « Robespierre, l’homme qui nous divise le plus ». p. 199 ).

Robespierre a ouvert la voie sanglante de l’homme nouveau ; il sera suivi de nombre de thuriféraires, à savoir l’ensemble des initiateurs des totalitarismes du XXème siècle. Ces hommes nouveaux plus tardifs procèdent de celui-ci qui les fonde. Si l’on s’attache à ceux qui ont le plus marqué l’histoire, on trouve, dans l’ordre chronologique, l’homme nouveau de Lénine et de ses successeurs dont Staline, l’homme nouveau du nazisme, l’homme nouveau du maoïsme chinois puis cambodgien.

S’agissant de Lénine, Lavinia Betea (« L’Homme nouveau », p. 123-124. Lavinia Betea Politologue, Maître de Conférences à l’Université de Bucarest) fait valoir que « Le motif déclaré de lidéologie communiste a été la création de « lhomme nouveau » (…) Lindividu cherche à fortifier linstance supérieure de « lego » en empruntant à unmodèle idéal extérieur, un surplus de valeur et de motivation. (…) Ce prototype humain de « lhomme nouveau » - « le prince charmant de laboratoire” ( F. Tanasescu, 1995) - est considéré comme supérieur à tous les individus qui ont peuplé la planète dans les époques précédentes ».

Lors de la révolution bolchevique, l’homme nouveau fabriqué - et non plus seulement conceptualisé - par Lénine est conçu comme on conçoit une machine. On sent que la révolution industrielle est passée par là. L’identification à un modèle artificiel élaboré de toute pièce est en soi un risque. Le caler sur la représentation d’un individu « associé à une identité collective » l’est davantage encore. L’échec de ce « prototype » est annoncé par « l’emprunt à un modèle extérieur ». L’homme nouveau qui ne procède pas d’une évolution intérieure, mais d’un modèle extérieur porte en lui le ferment de sa ruine

Cette sorte de robot communiste fabriqué en des millions d’exemplaires humains par des Mary Shelley de circonstance - le sous-titre de son ouvrage « Frankenstein » est « Prométhée moderne » - fera des dizaines de millions de morts dans l’univers soviétique.

L’homme nouveau conçu par Hitler est, pour Frédéric Rouvillois (Le Figaro du 11 avril 2014 a/s « Crime et utopie ». Entretien avec Eugénie Bastié), le fruit d’une utopie fondée sur la dimension biologique de la race - une « biocratie », écrit-il, sur le modèle de l’antiquité grecque, Sparte et non Athènes : « Il (Hitler)explique que son objectif est de faire de l'homme aryen, de l'homme véritable, une sorte de Dieu (…) »d’où le déploiement de moyens aussi terribles pour y parvenir. « Quand les philosophes antiques (Aristote notamment) ou chrétiens (Saint Thomas d'Aquin) parlent de perfection humaine ils ne disent pas pour autant que c'est à l'État de réaliser cette perfection. (…) L’Etat n'est pas là pour créer un peuple de saints ou de purs de manière artificielle et selon ses propres critères (…) La perfection et le salut sont d'ordre individuel, il n'y a pas de salut collectif. »

Sous Staline (« Construire, déconstruire l’homme nouveau », p. 7. Cécile Vaissié. Introduction à « La fabrique de l’homme nouveau après Staline ». PUF de Rennes.) l’homme nouveau, devenu « l’homme soviétique », est le fils naturel de Lénine et de Hitler.L’homme nouveau stalinien « est un ardent constructeur du communisme et un internationaliste, convaincu de la justesse des idéaux marxistes-léninistes, dévoué au régime. Approuvant le mode de vie soviétique, il se comporte en fonction des normes établies, a un physique de « surhomme » nietzschéen et ressemble donc beaucoup à son contemporain de lAllemagne nazie ». On sait  à quel gouffre a mené ce preux.

L’homme nouveau de Mao est de la même farine. Il essaimera dans une large partie de l’Asie, Viet-Nam, Cambodge, Corée notamment, avant de gagner l’Afrique. Pour Marie-Claire Bergère (« Après Mao, le retour du vieil homme ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire, p. 31- 46. Numéro thématique, « Histoire de l’avenir ». 1984 au rendez-vous d’Orwell), « l’ambition de Mao Zedong était de créer, non seulement une Chine nouvelle, mais aussi un homme nouveau (…) Mao voulait réinventer les rapports des hommes entre eux et remodeler l’âme de ses contemporains. Au pouvoir, l’utopie se fait tyrannie (…). Cet acharnement culmine pendant le mouvement contre les Quatre Vieilleries qui est lancé en 1966, au début de la révolution culturelle et pendant lequel, pour mieux extirper les racines du mal, on détruit de nombreux monuments historiques, on brûle des livres, on accule au suicide les représentants de l'ancienne culture. Créer le vide pour mieux installer le règne de la vertu ». Mao fut divinisé de son vivant, pas seulement par les chinois.

Enfin, pour en finir avec cette sinistre galerie des concepteurs de l’homme nouveau,  mentionnons Saloth Sar, devenu Pol Pot (Historia spécial  N° 22. Mars-avril 2015. Philip Short. Traduit de l’Anglais par Martine Devillers. « Les génies du mal » .p.79 ss.), admirateur de Robespierre, qui « dirige avec ses khmers rouges l’un des régimes les plus terrifiants du 20ème siècle ».

Au-delà de l’instrumentalisation de ces différents hommes nouveaux au profit du Parti, ils semblent tous procéder d’un idéal qui se heurte au principe de réalité. Comme l’a souligné Frédéric Rouvillois à propos de l’homme nouveau du nazisme - c’est valable pour tous, de Robespierre à Pol Pot - « c’est la démesure et la folie de l'homme, la conviction toujours vivace qu'il peut devenir une sorte de Dieu et réaliser la perfection ». Leur rival, c’est Dieu. Ils n’auront de cesse de l’éliminer, fut-ce en lui substituant une déesse de remplacement - c’est le cas de Robespierre - voire en le remplaçant eux-mêmes, comme le fit Mao.

On ne décrète pas l’Homme Nouveau. On ne l’impose pas à coups de décrets et de loi des suspects, on n’en assure pas l’émergence en faisant fonctionner la guillotine ou via les procès staliniens. Les révolutionnaires de 1789 et leurs successeurs du XXème siècle ont peut-être perçu l’Idée au sens platonicien de l’Homme Nouveau. Ils en ont été saisis et l’ont saisie pour faire régner leur ordre nouveau. Ce qu’ils n’ont pas compris, par manque d’élévation, c’est que préparer la naissance de l’Homme Nouveau est une alchimie intérieure, individuelle et personnelle.

  1. L’homme nouveau de l’actualité

L’une de nos députées « célèbre aujourdhui un « homme déconstruit », quelle reconstruction veut-elle ? Sinon produire elle aussi un homme nouveau… », interroge Michel Onfray (« L’homme déconstruit », une nouvelle version de l’homme nouveau générée par la Révolution. Michel Janva. « Le salon beige » du 9 mai 2023). À l’heure actuelle, plusieurs prototypes de l’homme prétendument nouveau réémergent. Il y a l’homme nouveau du transhumanisme qui ne veut ni vieillir, ni mourir. Il y a l’homme nouveau écolo-apocalyptique qui décourage ses congénères d’entreprendre quoi que ce soit pour aider la Terre à survivre puisque nous allons tous mourir. il y a l’homme nouveau du wokisme, épicentre des luttes victimaires issues des options sexuelles et de la couleur de la peau devenues de nouveaux déterminants. C’est de ce dernier qu’il sera question ici, parce que les choix qui en résultent interpellent l’humain et le droit.

Traduit d’un mauvais anglais, le terme woke préféré à awake, éveillé, a pourtant une belle histoire. Alors que l’Éveil du Boudha signifie un état de libération parfaite et inconditionnée de toute limitation subjective, l’affranchissement de tout lien, il est devenu pour le mouvement woke, l’exact contraire, l’identification à des caractéristiques personnelles. Martin Luther King l’a promu dans un autre sens et dans un autre contexte ; il signifiait vigilance aux injustices subies ou dont on est le témoin. Il est devenu ressentiment, vengeance et fixation sur le passé.

Pour Caroline Fourest, le terme « désigne une vision binaire des identités, inspirée du monde anglo-saxon, qui bascule trop souvent de la victimisation surjouée à une censure démesurée » (Caroline Fourest, éditorial. Franc-tireur. Hors série n° 1. Juin-août 2023, p. 1). Pour Caroline Eliacheff et Céline Masson, « L'idéologie woke (éveillé), ou wokisme, selon certains auteurs « culture de la victimisation » (Bradley Campbell et Jason Manning), est un mouvement qui attise le sentiment victimaire, engageant ainsi un combat contre les injustices, inégalités, violences et discriminations, (racistes, sexistes…) que subiraient les « victimes » face à des agresseurs désignés (les hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels…), qui bénéficieraient de privilèges au détriment des autres » ( Caroline Eliacheff et Céline Masson. « La fabrique de l’enfant transgenre » Éditions de l’Observatoire,  p. 92. Note de bas de page n° 2). C’est un mouvement qui nous vient des États-Unis, alors même que nous n’avons ni le même passé, ni le même vécu, ni les mêmes fondamentaux historiques.

Mais alors, pour quelles raisons ce mouvement a-t-il pu être importé avec tant de succès à l’intérieur de nos frontières ? À ce sujet, il est bon d’entendre ce que Régis Debray dit du renversement des forces agissantes dans « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains ». En huit pages - de la page 91 à la page 99 - l’auteur énumère les trente dates-clefs des événements, sinon marquants du moins symboliques, par lesquels la France est, pour reprendre son expression, « descendue du podium », laissant la place marche par marche à la civilisation américaine. Elles vont de 1919, année du traité de Versailles, pour lequel - c’était une première - une version rédigée en anglais a été exigée par le président Wilson, à 2017 où le candidat à la présidentielle écoute la Marseillaise, non pas les bras le long du corps, mais dans la posture exigée des citoyens américains lors de l'exécution de l'hymne national : bras droit replié, main sur le cœur, en passant par Halloween (1998) où les citrouilles, masques et bonbons envahissent les grandes surfaces et magazines. Il ajoute, « Les empires se suivent et, contrairement au dicton, se ressemblent par plus d'un trait. Mais l'imprimante américaine a renouvelé l'ancestrale tradition hégémonique par la préemption technologique. La maîtrise en amont des normes et des formes permet d'ajouter à un système d'emprise économique, un système d'empreintes sociales et culturelles au point de pouvoir substituer le second au premier. C’est une originalité de l'américanisation, et aussi la difficulté de s'y soustraire » (Régis Debray. « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains ». Essais Folio, p. 189). Le ton jubilatoire de l’ouvrage pourrait presque nous faire oublier la gravité du fond, mais les constantes références à l’empire romain - on songe sans cesse à sa chute - transforment le rire en larmes. En tous cas, c’est bien par l’effet de cette empreinte culturelle que le wokisme a pu être implanté, au sens chirurgical du terme, dans notre pays.

Il allait y être d’autant plus aisément acclimaté par l’effet de la culture de la plainte qui nous mine : « Nos sociétés sont de plus en plus des sociétés de la plainte et de la demande de soins. De même, de nouvelles catégories de victimes sont en train d'émerger à la faveur du mouvement intersectionnel qui veut promouvoir toutes sortes de nouvelles victimes », explique Jean-François Braunstein (Jean-François Braunstein. « La religion woke », Grasset, p. 96). Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière font à peu près le même constat : « Une véritable culture du malheur intime s'est instituée dans notre société, avec son corollaire, l'exigence du bien-être. Dans ce contexte, toute personne qui souffre, peut se revendiquer « victime » et être considérée comme telle : sa souffrance est une injustice, ne pas souffrir, devient un droit. » (« Le temps des victimes », Collection Espaces libre, Albin Michel, p. 49). Sans oublier le propos d’Alain Besançon, « Au milieu du vide métaphysique prospère une vague religiosité humanitaire », tant de fois répété lors de son récent décès. Le wokisme semble s’inscrire dans cette veine de religion de substitution, tandis qu’Alain Finkielkraut lui préfère le terme d’idéologie et que d’autres, telle Sophie Audugé, choisissent celui de secte. À noter les « révélations » d’ordre religieux qui quelquefois caractérisent ce courant. L’épitre de saint Paul aux Galates dont se réclamait Camille Desmoulin lors de la Révolution française refait surface dans le propos de Paul B. Preciado, une femme devenue homme, auquel le prénom de Paul aurait été donné dans un rêve, sans compter ceux qui, ayant changé de sexe, se disent « deux fois nés » (Jean-François Braunstein précité, p. 120 s).

Précisons à ce stade que les authentiques transexuels méritent d’être soutenus dans leur quête d’harmonie entre ce qu’ontologiquement ils savent être et le corps qu’ils habitent. Ceux-là ne « détransitionnent » pas. J’ai eu à connaître en 1983 de la demande favorablement accueillie d’un Patrick devenu Patricia par l’effet d’un jugement du tribunal de Metz ; les juges n’avaient pas attendu l’émergence du wokisme pour statuer sur une requête motivée en changement de prénom/sexe, étayée par une sérieuse expertise médico psychologique. Le temps judiciaire accorde sa place à la réflexion et à l’objectivité plus qu’à un ressenti passager.

Peu importe la dénomination - idéologie, religion, secte - qui peut être donnée au mouvement woke puisque seuls importent les faits. Parmi ceux-ci, il y a le « tiers exclu », mis en lumière par Elisabeth Badinter : « Vous n’êtes pas daccord avec nous ? Alors, vous nexistez plus. Cest la mort sociale » (Documentaire YouTube. Aux origines du "wokisme" - Racisé.e.s : une histoire franco américaine …). Il y a les traitements hormonaux appliqués à des enfants pour peu qu’ils en aient manifesté le désir : en France, expliquent Caroline Beyer et Agnès Leclair, (« Enfants trans : quand l’école fait face à la dysphorie du genre », Le Figaro du 27 janvier 2021, p. 14) « les opérations génitales ne se font pas avant la majorité. Mais des bloqueurs de puberté peuvent être prescrits vers 10 ans, puis un traitement hormonal à partir de 15 ans pour développer les caractères secondaires (comme la pilosité) du sexe choisi ». Il y a l’excommunication qui frappe des jeunes gens qui ont changé de sexe et qui quelques années plus tard, regrettant leur choix, « détransitionnent » : « En adoptant un autre prénom que son prénom d'origine, le jeune s'inscrit dans la communauté transgenre opérant une « transition spirituelle ». S'il veut s'en extraire, il sera considéré comme un traître, puisque « détransitionner » est perçu comme une hérésie par les fidèles ; les adolescents ou jeunes adultes, qui s’y risquent s’abstiennent bien souvent de témoigner à visage découvert, par peur des représailles ». (Caroline Eliacheff et Céline Masson précitées. « La fabrique de l’enfant transgenre », p. 16). Il y a la prise en mains des enfants dès leur plus jeune âge (Emmanuelle Hénin. « la fabrique de l’homme nouveau déconstruit ». 20 mai 2022. https://decolonialisme.fr/la-fabrique-de-lhomme-nouveau-deconstruit-a-linspe-de-paris/). Il y a les affirmations telles que : «  Les hommes sont enceints », « les femmes ont des pénis », « les trans femmes sont des femmes », « tous les blancs sont racistes », « tous les noirs sont des victimes », « si vous affirmez que vous n'êtes pas raciste, c'est que vous l’êtes », « la biologie est viriliste », « les mathématiques sont racistes », « Churchill est raciste », « Schoelcher est esclavagiste », etc. (« La religion woke », Jean-François Braunstein, précité, p. 11). Il y a le fonctionnement en forme de dilemme des « noyaux pervers » mis en exergue par le docteur Racamier (chap. 9 et 10. Paul-Claude Racamier « Le génie des origines ». Coll. Payot,) : « Le dilemme est clair : si vous dites que vous êtes raciste, vous l’êtes, si vous dites que vous ne l'êtes pas, vous l'êtes quand même. En refusant d'assumer le racisme, les Blancs font la preuve de leur fragilité. (…) Nous sommes alors en plein dans une situation de double bind, la double contrainte chère à l'anthropologue Grégory Bateson. Quoi que l'on dise, on est en défaut (…) » (Jean-François Braunstein, précité, p. 172).

C’est en s’attaquant à la raison que le mouvement woke risque de faire le plus de dégâts parce que, ce faisant, il sape la structure de notre société et les bases sur lesquelles elle a été élaborée, des civilisations gréco-latine, judéo-chrétienne et jusqu’aux principes issus des Lumières. Les coups de boutoir sont dirigés contre la science, les mathématiques, la biologie, au motif que ces disciplines seraient « blanches » et « virilistes ». C’est là que le droit est en risque : « La croyance en l'objectivité, associée au positionnement des Blancs, en dehors de toute culture, (donc étant de ce fait, la norme pour l’humanité), permet aux blancs de se considérer comme des humains universels qui peuvent représenter toute l'expérience humaine.  Ceux-ci ne tiennent pas compte de leur blanchité et pensent être un référent universel. Ils veulent croire que « les personnes blanches sont juste des personnes ». Les juristes à l'origine de la théorie critique de la race dénonçaient déjà la prétention des théories juridiques à être « aveugles à la race ». Il faut en finir avec cette prétendue objectivité juridique. (…) donc, en retour, la loi doit adopter le parti pris inverse et prendre le parti des racisés » (Robin DiAngelo, citée par Jean-François Braunstein, p. 229-230). Le droit devrait donc ne plus être une règle de portée générale applicable à tous.

Le travail du législateur est déjà influencé. Ainsi la loi du 31 janvier 2022 interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre des personnes (JO n° 26 du 1er février 2022. ) devait sanctionner les thérapies de conversion homophobes. Jusque-là, tout allait bien. Mais au cours du débat parlementaire, l’interdiction a été élargie à toute pratique, comportement ou propos répétés visant à modifier ou réprimer l’identité de genre vraie ou supposée. (Art. 225-4-13 al.1 de ladite loi) « On est passé de l’orientation sexuelle à l’identité de genre, ce qui est un peu flou ». Aucun critère ne permet de dire si, en cas de changement de sexe, la volonté qui le sous-tend est vraie ou supposée. « On se base sur du déclaratif » font remarquer Céline Masson et Caroline Eliacheff (Lacan Web Télévision. YouTube, https://youtu.be/D7Ju43F55ZM?si=YWqwJflYsiu7hzf )

Les juridictions sont sollicitées au travers de demandes nouvelles. En 2022, a été obtenu, « pour la première fois en France, qu'une femme trans soit reconnue comme mère par la cour d'appel de Toulouse. Elle avait conçu l’enfant avec son appareil reproducteur masculin… mais sous son identité de femme. En février, la transparentalité a franchi une nouvelle étape avec la naissance, à Bourges, dans le Cher, d'un enfant d'un couple transgenre. Le bébé a été conçu par Matteo, un homme né femme, et Victoire, une femme née homme. Sur le livret de famille, Mattéo est cependant considéré comme la mère et l’affaire a été portée devant la justice », relèvent Stéphane Kovacs et Agnès Leclair. Sans oublier les procès sont engagés par de jeunes adultes qui déplorent leur changement de sexe intervenu à un âge trop précoce.

Le droit public est lui aussi contaminé, le courant woke se découvrant un ennemi dans les Lumières : « Ils s’en prennent d'abord à l'idée d’universalisme, qui n’est, selon eux, qu'une pure fiction. Pour les théoriciens racialistes, postuler qu'il existe un humain universel est une pensée typiquement blanche. Les racisés sont donc censés savoir que les hommes ne sont pas des hommes abstraits au sens de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (…) Pour les wokes, il n'y a que des noirs ou des blancs, des personnes de couleur ou non, des hommes ou des femmes, des trans et des cis, etc. Tous ne doivent donc pas être traités de manière égale au nom d'une vision abstraite de l’égalité, mais de manière équitable, c'est-à-dire avec des discriminations positives ou négatives, censées corriger les inégalités de fait. L'universalisme est alors un ennemi à combattre ». (« La religion woke », précité, p. 250-251). La liberté est attaquée, dès lors que, comme le remarque Elisabeth Badinter, certains intellectuels français sont interdits d’assurer la conférence qu’ils devaient tenir ; « ils sont « cancelled ». Caroline Eliacheff et Céline Masson précisent pour leur part, « S’autodéterminer devient un slogan (…) alors que ce vocable était plutôt employé à propos des peuples : le droit à l'autodétermination a constitué une avancée considérable en termes de liberté politique et a inspiré les mouvements de décolonisation. C'est significatif d’un glissement anthropologique, comme si aujourd'hui, les individus se prenaient pour des États ». Autrement dit, quand la partie se prend pour le tout, est à l’œuvre le même orgueil faustien que celui qui, dans l’histoire, animait les promoteurs d’un pseudo homme nouveau. Là se joue la nuit du droit, prise dans son sens crépusculaire.

On est donc loin de la notion de woke au sens de lÉveil du bouddhisme qui aboutit au Nirvana, fin de l’ignorance, de l’égarement, de la haine, des désirs ; cette sorte d’achèvement, d’extinction de l’individualité et du soi. Au contraire même, puisque les tenants du wokisme s’identifient à une pièce du puzzle dont ils sont - comme tout un chacun - constitués : la couleur de la peau, l’orientation sexuelle, l’histoire et surtout sa souffrance à soi que l’on entretien comme un trésor identitaire, arme brandie contre l’Autre. Au lieu de tendre vers la réalisation de l’unité, comme y encouragent le Bouddha ou saint Paul récupérés par ceux-ci qui les nient, le mouvement woke cultive l’archipelisation de l’humain et au-delà, celui des sociétés dans lesquelles il vit. Ainsi s’explique la déstructuration prônée comme une fin en soi par ce courant à la mode ; son eschatologie n’en est pas une, la fin dernière étant précisément ladite déstructuration. Les moyens et la fin sont confondus.

« Il faut défendre l’idéal républicain car il est le seul compatible avec l’idée de l’émancipation », dit Pascal Brückner. Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière émettent pour leur part, un espoir : « Heureusement on constate, aussi bien en France qu’aux États-Unis et dans bien d'autres pays, que la résistance s'organise : pourquoi faudrait-il qu'une société démocratique gardant ses idéaux de justice et d'égalité renonce à la liberté d'expression, à la créativité, à la tolérance, à assumer son passé, à réduire les inégalités, à protéger les plus faibles ? Si les victimes veulent régner par la guerre, nul doute qu'il y aura d'autres victimes ». Mais la route sera escarpée car dans un monde privé de sens, toute idée nouvelle, toute morale qui donne l’illusion de permettre l’identification à une cause a tôt fait de devenir une prison pour soi-même et pour les autres.

[1] Numéro spécial La Nuit du Droit. La Semaine Juridique éd. G. n° 40. 1er octobre 2018, p. 1006 s.

[2] « L’homme et son ange ». Henry Corbin. Fayard

 Marie-Noëlle Dompé a exercé trois métiers du droit au long de sa carrière - magistrate,  directrice juridique de la Commission des Opérations de bourse et avocate - mais sa seule fidélité est celle qui la lie à l’au-delà depuis toujours. 

À quoi servent nos cinq sens ?

À quoi servent nos cinq sens ? (extrait du Parchemin magnifique vol. 5 : les cinq sens)

Dans un premier temps, les cinq sens préparent et servent la sexualité du petit bassin. Le baiser sur la bouche dit le désir des petites lèvres et du pénis métaphorisé par la langue ; l’odeur de la peau confirme plus sûrement que n’importe quelle déclaration enflammée la compatibilité amoureuse ; le timbre de la voix est un puissant outil de séduction et se regarder les yeux dans les yeux ouvre la relation amoureuse vers l’indicible. Dans un deuxième temps, les cinq sens servent le ventre avec ses besoins de sécurité et de reconnaissance. Écouter, voir, parler, toucher et renifler préviennent des dangers. Chaque sens sert l’instinct de survie et les besoins de protection fondamentaux de tout être vivant : l’oreille se met aux aguets, la parole s’enroule comme une seconde peau qui protège le sujet d’un contact direct avec l’autre, parfois jusqu’à l’enfumer ; les yeux scrutent les changements et déjouent les mauvaises surprises ; le contact avec des mains amies rassure tout en maintenant une distance. C’est seulement dans la psychologie du ventre que s’applique pleinement la « logique du miroir » devenue si à la mode dans notre société de consommation : parler pour être vu, écouter pour être aimé, toucher pour se sentir exister, regarder pour se reconnaître dans l’œil de l’autre. Plus tard, lorsque la conscience-énergie se posera dans l’espace cardio-pulmonaire, ces facultés se retourneront vers l’intérieur. Elles se métamorphoseront en intuitions et en sentiment d’unité avec le non-moi. Car nos sens ont aussi des contreparties immatérielles, si peu développées dans l’humanité moderne ! Le sujet avec un cœur ouvert et un cerveau au repos « touche » la présence de son/sa bien-aimé(e) quelle que soit la distance qui les sépare ; de nombreux saints furent gratifiés du charisme d’osmogénésie : ils marquaient leurs présences par des parfums qui émanaient naturellement de leur corps. Padre Pio est un bon exemple de ce phénomène olfactif. Côté audition, Beethoven « entendait » les sons de ses futures symphonies avant de les offrir au papier et, pour la vue, Swedenborg « vit » à plusieurs centaines de kilomètres de distance le grand incendie de Stockholm du 17 juillet 1759, au moment précis où la ville s’embrasait[1]. Les sens de celui qui s’identifie progressivement au Soi ne sont plus limités par l’espace ordinaire. Car la poitrine, ce repaire du divin en l’homme, est le lieu corporel où la conscience s’émancipe du réel objectif pour pénétrer dans le mystère du sacré.

Pourtant, malgré les services qu’ils rendent à la reproduction, à la sécurité du sujet et à la réalisation du Soi, nos sens ne se situent ni sur nos membres inférieurs, ni sur notre ventre, ni même autour du thorax mais bien sur la tête. Seul le toucher se répartit sur l’ensemble du corps. Utile mise en garde symbolique envers la fascination pour des expériences sensuelles où les saints eux-mêmes pourraient se perdre.

Nous explorons le symbolisme des cinq sens en suivant le schéma de la remontée le long du visage : d’abord le toucher, avec une peau délocalisée sur l’ensemble du corps, puis le goûter par la bouche, le palais et la langue ; sentir ensuite par le nez ; entendre au moyen des oreilles et enfin voir grâce aux yeux. Cette séquence qui va du toucher au voir est aussi celle des Éléments qui débute par le dense pour s’élever jusqu’au plus subtil : la Terre du toucher que le visage réunit autour du menton, un terme qui se traduit par « montagne » ; l’Eau de la salive et du goût ; l’Air chargé des matières fines flairées par le nez ; l’Air pur du Souffle faisant vibrer les tympans qui n’en conservent que le mouvement déjà immatériel et, finalement, le Feu de la lumière reçu par les yeux. La fréquence vibratoire des perceptions s’élève à mesure que nous montons le long du visage. La Terre solide du toucher précède l’Eau fluide du goût, puis viennent l’Air mélangé de la respiration et l’Air pur des perceptions auditives, finalement le Feu intouchable est reçu par la pupille. Posés dans cet ordre naturel, chaque sens de l’homme « voit » plus loin que le précédent : le toucher a besoin d’un corps à corps, une dizaine de mètres suffit à l’odorat pour apprécier une odeur, l’ouïe perçoit des sons jusqu’à une centaine de mètres et la vue élargit l’horizon des perceptions jusqu’à quelques kilomètres, parfois beaucoup plus loin sous un ciel étoilé.

Au cours du développement embryonnaire l’ordre de mise en route des sens suit la même séquence. Le fœtus déploie des perceptions tactiles à la fin du second mois, puis il acquiert simultanément le goût et l’odorat au cours du quatrième et ses tympans sont définitivement formés à six mois. Finalement ses paupières s’ouvrent et son œil devient sensible à la lumière au cours du septième mois[2].

En dernière analyse, il n’existe qu’un seul sens : le toucher. Les autres organes – œil, oreille, nez et bouche – sont des spécialisations de la peau destinées à toucher plus loin ou encore de manière plus fine et plus subtile. Tous conduisent à des sensations de plus en plus raffinées qui demandent, pour être appréciées, une sensibilité croissante. Nous appelons cela beauté ou laideur (vue), harmonie ou disharmonie (ouïe), agréable ou désagréable (nez), bon ou mauvais (goût) selon l’organe qui les génère. Ces informations ne deviennent des sensations qu’après être entrées dans le temple du corps et reconstruites pas le cerveau[3].

Se pose alors l’ultime et grande question à fleur de peau de tout être humain : celle de la transparence, de son identité consciente en relation avec le Tout. Pourquoi la transparence est-elle le pas ultime de l’évolution ? Parce qu’elle boucle l’aventure du vivant. Il y a longtemps, très longtemps, une première petite cellule se referma sur elle-même et se sépara pour toujours de son milieu. Comme tout ce qui vit sur la Terre, nous sommes ses descendants. Avec la transparence la séparation originelle prendra fin. Le sentiment d’unité d’abord perçu dans l’espace de la poitrine deviendra, dans la tête, une conscience de l’identité. En chemin, l’univers s’est construit une kyrielle de consciences séparées afin de se sentir sous tous ses angles possibles et s’éveiller à sa propre nature. Par exemple, côté vue, des milliards d’yeux humains et non-humains, comme les poissons dans les abysses, les mouches dotées d’une vue panoramique, les rats dans les champs et les astronomes derrières leurs télescopes, observent en permanence les plus fins recoins du réel. Et autant de nez le reniflent sans cesse, autant de bouches le dévorent sans modération afin qu’il connaisse son propre goût.  Pour accomplir cette grande boucle, pour que l’univers prenne conscience de lui-même, il lui a fallut élaborer des corps biologiques, puis des structures psychiques appelées « moi » et enfin un « Soi » capables de transformer l’immense richesse de sa nature en états de conscience.

Le corps ressemble à une pierre posée dans l’eau vive, traversé par le flux ininterrompu du temps ; le moi est le tourbillon de son courant et le temps s’organise déjà en rituels, habitudes et calendrier. Le Soi ressemble au fleuve, conscient de sa source et déjà avide de sa fin : le retour vers la grande mer qui unifie tout.

Selon les cultures et les époques, les sens firent l’objet d’une ascèse, d’un interdit ou d’une exacerbation hédoniste comme aujourd’hui en Occident. Pourtant, ils ne sont destinés ni au refoulement ni à la prééminence. Ce sont des médiateurs entre le moi et le non-moi, des outils qui aspirent à accomplir l’idéal de la peau : devenir transparente au monde, sans s’y perdre.

Chaque sens déploie un langage aux mille nuances. L’Homo Sapiens en a surtout développé deux : celui qui sort de sa bouche et celui qui entre par ses oreilles. Même si la parole et la musique furent de tous temps des moyens d’expression privilégiés de l’homme, ce ne sont pas les seuls possibles. Il y a encore le langage muet des formes et des couleurs, que nous appelons « le symbolisme » capté par les yeux, et le parler spécial des odeurs, si familier aux autres mammifères. Quant au goût, chaque repas pris en commun dit « je t’aime ».

L’homme communique par la parole, la musique, les odeurs, l’amour partagé et le signe. En terre chrétienne son odorat fut longtemps considéré comme un sens mineur supposé le ramener vers l’animalité. Quant au goût, il est resté l’apanage de l’intime. C’est tellement vrai que les déficients auditifs ou visuels souffrent d’un handicap reconnu par la société et pris en charge médicalement, il n’en est pas de même des altérations de l’odorat et du goût. Ceci se traduit dans le vocabulaire. Tout le monde sait ce que sont l’aphasie, la surdité et la cécité mais peu sauront dire ce que signifient « anosmie » et « agueusie » qui désignent respectivement la perte de l’odorat et du goût, signant ainsi la moindre valorisation culturelle accordée à ces deux autres sens.

Or le goût et l’odorat sont stimulés par les molécules de l’environnement extérieur alors que la vue et l’ouïe reçoivent des vibrations. Ces deux derniers sont sensibles à la géométrie des ondes bien plus qu’à la forme matérielle des molécules. Est-ce la raison pour laquelle nous les considérons comme des sens plus « nobles » car moins matériels ? Quant au toucher il reçoit à la fois la forme dense et la vibration subtile. Il reçoit le proche et le lointain, la matière des choses immédiates aussi bien que l’immatériel lorsque surgissent des pressentiments et des frissons révélateurs sans cause objective.

Les sens du lointain comme la vue et l’ouïe se laissent plus facilement analyser symboliquement que ceux de la proximité comme le goût et l’odorat. En effet, la lumière et le son, en tant que phénomènes vibratoires, sont décrits par seulement trois grandeurs physiques : la fréquence, l’intensité et la polarisation de l’onde. Il n’en est pas de même pour une odeur qui peut intégrer un grand nombre de substances chimiques. Même en se limitant à quelques composés purs une molécule ne se laisse pas caractériser par trois paramètres. C’est pourquoi les sens du lointain sont régis par des « lois » générales alors que les sens de la proximité s’attachent aux cas particuliers. D’où le fait que les visuels et les auditifs conceptualisent des grands systèmes alors que les nez et les gourmets jouissent des particularités du vivant.

Notons enfin que les doigts de la main, si importants dans le processus d’hominisation[4], connaissent le langage de tous nos sens puisque l’on peut « se fourrer le doigt dans l’œil » (se tromper) ; parler vivement au risque de « s’en mordre les doigts » (regretter) ; atteindre ses objectifs « les doigts dans le nez » (facilement) ; mettre « le doigt sur une plaie » ou « toucher un point sensible ». Il sera enfin souhaitable d’« écouter son petit doigt » (suivre son intuition) pour éviter tous ces désagréments.

Chacun de nos sens porte donc une spécialité. La bouche raconte l’intime ; le nez parle de la vie et de la mort ainsi que des processus de métamorphose ; l’oreille bannit la peur avec sa sensibilité aux accords et aux harmonies ; la vue informe sur ce qui transparaît derrière ce qui paraît et le toucher ose la transparence. Chacun de nos sens développe un langage qui, mis ensembles, permettent de conter la totalité du réel.

Et, surtout, chaque sens représente une porte d’entrée vers le temple crânien en métaphorisant une voie de réalisation spirituelle. La bouche choisit la jouissance de l’expérience mystique ; le nez médite immobile, il observe le va-et-vient du Souffle, les mouvements de l’âme du monde ; l’oreille écoute les sons inaudibles et inouïs des mondes subtils ;  l’œil plonge dans le vide, dont l’anagramme forme les lettres du mot « Dieu[5] » et enfin la peau se colore du dieu tutélaire du sujet et confirme ainsi la jonction Esprit-Matière.

Notes et références

[1] Emmanuel Swedenborg est un chercheur d’origine suédoise. Dans la première partie de sa vie, il fut un scientifique et un inventeur remarquable, ce qui lui valut le surnom de « Léonard de Vinci du Nord » et d’« Aristote de Suède ». À cinquante-six ans il réussit sa « troisième naissance » et commença à discuter avec les anges et les esprits, parfois avec Dieu Lui-même. Ses visions, dont celle que nous rapportons ici, ont beaucoup contrarié Kant qui, au nom de la raison, ne pouvait concevoir la possibilité d’une connaissance suprasensible, ce qui aurait ruiné sa philosophie. Or la philosophie kantienne fonde notre monde moderne, d’où la difficulté de reconnaître que les approches non rationnelles sont aussi des voies de connaissance.

[2] La position des organes des sens sur le visage se justifie par des arguments de type adaptatif ainsi que par la phylogénèse. Mais il ne faut pas surestimer cette lecture. Les papillons et les mouches à viande ont leur organe gustatif sur leurs pattes Il leur suffit de se poser sur un aliment pour en détecter le goût.

[3] Le Parchemin Magnifique Vol. 6, à paraître.

[4]Luc Bigé, Le Parchemin Magnifique Vol. 3, éditions Réenchanter le monde

[5] En ancien français le U et le V étaient confondus.

Le symbolisme, un outil de liberté

Géopolitique du futur

Dans cette seconde partir de la conférence de Luc Bigé sur le thème Astrologie et Histoire sont abordés le sens des grandes évolutions sur le très long terme, notamment le processus de désenchantement du monde mis en place depuis la formation des sociétés fondées sur l'agriculture et l'élevage. Le sens de cette coupure progressive du sacré jusqu'à son aboutissement contemporain est évoqué. Nous développons également un cycle de 4000 ans commencé lors du miracle grec du VIème siècle av. J.-C, ce moment historique que Jasper appela la période axiale de l'histoire. Nous évoquons enfin ce que pourraient être les 1500 années à venir, jusqu'au moment de la nouvelle période axiale dans les années 3370.
 
 
La première partie de cette conférence était consacrée à l'analyse des événements contemporains : pandémie de Covid-19 et guerre en Ukraine : https://youtu.be/NVJFu6KWLxs

Pour aller plus loin, voir notre ouvrage intitulé Archétypes et Histoire, volume 1 : l'Esprit du temps. https://reenchanterlemonde.com/produi...

Astrologie et Histoire, les enjeux actuels

Dans cette première partie d'une conférence donnée le 29/03/2022 à l'Agora (Paris) Luc Bigé évoque la situation actuelle au regard de deux cycles astrologiques importants, Saturne-Neptune et Saturne-Pluton. Cela permet de recontextualiser dans l'histoire sur le moyen terme deux événements géopolitiques qui modifient aujourd'hui le visage de l'Europe : la guerre en Ukraine et la pandémie de Covid. Dans la seconde partie intitulée "géopolitique du futur" nous abordons la question du sens de l'Histoire sur le long terme en Occident.

Pour aller plus loin https://reenchanterlemonde.com/astrologie/#astrologie-et-histoire

Les 33 années à venir

Le ciel, en 2020-2021, présente une triple conjonction entre Jupiter, Saturne et Pluton dans le signe du Capricorne.

Chaque planète symbolise un archétype, c’est-à-dire une force signifiante qui baratte l’inconscient collectif des peuples. Saturne, le Cronos grec, pose des limites, ferme des frontières et contraint à une plus grande intériorisation. Pluton, le maître du royaume des morts, détruit les formes obsolètes qui freinent l’évolution. Lorsque ces deux planètes se rencontrent tout se passe comme si l’ombre du collectif refaisait surface, suscitant en réaction un effort de contrôle. Les dernières conjonctions Saturne-Pluton du XXe siècle sont synchrones à des climats de paranoïa collective générant des mesures liberticides ou des conflits : 1914/1915 avec la première guerre mondiale, 1947/1948 et la guerre froide, 1982 et la pandémie du S.I.D.A. puis 2020 et la Covid-19.

Du point de vue psychologique, les conjonctions Saturne-Pluton entrent en résonnance avec les personnes et les groupes qui ont une prédilection pour l’élitisme comme la ploutocratie, l’intégrisme religieux, les « élites » d’une nation. C’est la peur de la mort qui motive l’ascèse et les efforts insensés de ces groupes sociaux. Elle les contraint à rester sérieux et raisonnables, bien loin de ces choses si contraires à l’éthique puritaine que sont la danse, la fréquentation des tavernes et les jeux de carte. L’ordre moral efface la joie de vivre au nom d’une rédemption espérée.

La dernière fois que Saturne et Pluton se sont rencontrés en Capricorne, c’était il y a exactement cinq siècles. C’était en 1517 lorsque Luther affichait ses 95 thèses et fonda le protestantisme en réaction aux trafic des indulgences. Puis la paix de Passau (conjonction SP de 1552) suivie des accords d’Augsbourg (1555) donnèrent une existence légale aux villes et aux États luthériens situés dans le très catholique Empire des Habsbourg. La conjonction qui suivit survint en synchronicité avec le traité de Nemours (1585). Puis ce sera le déclanchement de la guerre de Trente-Ans (1617-1648) entre catholiques et protestants. Ce conflit européen d’une rare violence commença et se termina également avec une conjonction Saturne-Pluton. Ces longs désaccords entre deux systèmes de valeurs aboutiront au traité de Westphalie (1648-1650) qui changea radicalement le visage de l’Europe en donnant naissance aux États-Nations tels que nous les connaissons aujourd’hui.

Max Weber a montré que les différentes sectes protestantes ont donné naissance au capitalisme moderne qu’il décrit comme une « mécanique implacable dont les contraintes écrasantes déterminent aujourd’hui le style de vie de tous les individus nés dans ses rouages[1] ». L’éthique du travail « absurde et pauvre en joies » est en réalité une sortie de l’ascèse hors des monastères. Les capitalistes protestants puis laïcs fonctionnent comme des moines, ils visent la croissance financière au détriment des plaisirs. L’argent est devenu le substitut de la grâce.

C’est donc en 1517 que naquit le protestantisme qui changea le visage du monde occidental. En 2020 la nouvelle conjonction SP du Capricorne réactive l’ordre moral et le contrôle de la pensée. Néanmoins la période actuelle, en plus de mettre fin au gaspillage et de mondialiser l’éthique du capitalisme, a une plus grande portée encore.

Pour des raisons astrologiques impossibles à détailler ici, quatre cycles Saturne-Pluton ont une importance majeure en termes de métamorphose de la civilisation :

379-411 : une période de 33 années qui débuta en Bélier

1083-1115, un cycle qui commença en Poissons

1786-1820, le cycle du Verseau

2020-2053, le cycle du Capricorne

Gibbon situe la ruine du paganisme entre 378 et la mort de Théodose en 395[2]. C’est-à-dire entre la conjonction SP du Bélier et l’opposition de ces deux archès en 394-395. C’est donc dix-sept années de violence au nom d’une intuition transcendantale, typique d’un mode de fonctionnement Bélier, qui précipita la fin de Rome. Entre 1083 et 1115 le vent de la métamorphose soufflait sur un mode Poissons. Les hommes d’alors étaient habités par le mythe du sauveur, dont le Sauveur fut le parfait archétype. Le « monde d’avant » fondé sur le désir de réaliser Dieu par la prière et le jeune s’effaça au profit d’un désir irrépressible d’élargir le nombre d’âmes converties et de territoires conquis. La prise de Jérusalem par les croisés le 15 juillet 1099 se produisit de manière synchrone avec l’opposition Saturne-Pluton qui suivit la conjonction de 1083. Puis, entre les prémisses de la Révolution française (1786) et le début du monde industriel (1820), les valeurs changèrent à nouveau considérablement. Les régimes de droit divin sont remplacés par des régimes parlementaires et le libéralisme économique s’impose dans le monde. Ces notions de liberté politique et entrepreneuriale caractérisent le signe du Verseau. Les années 1786-1820 sont à la source du monde actuel finissant : un « monde libre ». Car voici venu le temps d’un autre archétype lié aux valeurs du Capricorne et de Cronos (2020-2053). Le Titan est le seul dieu mâle à être enceint de ses œuvres. À peine nés, il mangeait ses enfant. Avidité sans frein d’un côté, intériorisation du monde extérieur et art de laisser fructifier la vie de l’autre.

Si nous suivons cette logique des métamorphoses de l’histoire, 2020 est donc une année charnière qui clôt les passions de l’ancien monde fondées sur les libertés individuelles, les démocraties et les luttes sociales. Les valeurs du Verseau s’effacent au profit de celles du Capricorne. Déjà, des sociétés privées comme les G.A.F.A.M., au capital sans limite, s’arrogent des droits régaliens réservés aux États démocratiques comme la censure de l’information et la création de monnaie.

Le Capricorne est un signe solsticial. A partir du 21 décembre la longueur du jour croît. Un nouveau soleil se lève. C’est pourquoi cette date du calendrier fut choisie pour fêter la venue du Messie il y a deux mille ans. L’Appel du Soi murmure dans certains cœurs emplis de silence et de gratitude, bien loin de l’avidité sans frein d’une ploutocratie qui cherche le contrôle du monde. Il y aura à l’avenir des « César » pétris d’ambition et de dureté qui tenteront d’instaurer un gouvernement mondial, il y aura aussi des « Christ » qui reviendront vers la vie intérieure. De plus en plus de personnes profitent du confinement pour s’interroger sur les besoins de leur âme et revenir vers leur essence. Deux univers se préparent à diffuser leurs croyances et sans doute à lutter, rejouant ainsi sur un autre niveau de conscience les conflits entre catholiques et protestants des XVIe et XVIIe siècle. Luther professait la sola scriptura, la lecture directe de la Bible. Les « nouveaux Luther » aspirent à une lecture directe de leur âme, bien loin des excès générés par le capitalisme moderne né de l’éthique protestante. Et qui sait quels en seront les conséquences sur l’organisation de la civilisation ?

Les 33 années qui viennent seront donc cruciales pour l’avenir du monde occidental. Le carré de 2029, l’oppositions de 2036 et le second carré de 2044 verront des tensions intenses entre les nouveaux « convertis » à la présence de l’âme du monde et les adeptes de la prédation qui veulent toujours plus de biens matériels et de pouvoir personnel au détriment de ce que les peuples premiers préservent encore : la biosphère perçue comme l’épiphanie de la grande déesse.

Luc Bigé

[1] M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs classique.

[2] E. Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain. Laffont, collection Bouquins.

Élargir notre perception du réel

Dans la première partie de cette vidéo, nous évoquons les quatre voies de la Connaissance : la voie scientifique, la voie systémique, la voie symbolique et la voie transcendantale celle de  la connaissance directe. Si nous décidions de penser globalement, alors toute question, toute thématique, devrait être explorée par ces quatre approches. Dans la deuxième partie, nous évoquons la question du « temps » en résonance avec ces quatre voies de la Connaissance. On peut distinguer les temps mythique, messianique, scientifique et enfin du celui du contact avec l’éternel présent. Si ces quatre temps se mélangent aujourd’hui, certains  ont prédominé selon les moments de l’Histoire pour produire de grandes civilisations. Le Passage est certainement aujourd’hui celui de l’accès au quatrième temps, l’éternel présent, le temps de l’instant, tout en conservant la conscience des cycles qui organisent nos manières de nous renouveler.

Transhumanisme et posthumanisme

Transhumanisme et post-humanisme

Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Le transhumanisme façonne une nouvelle espèce humaine avec la technologie, l’intelligence artificielle et la manipulation génétique des corps. Le post-humanisme propose un élargissement de la conscience humaine en l’extirpant de son bocal narcissique. Dans tous les cas l’homme après l’homme est en marche.

L’humanisme naquit discrètement au Quattrocento à partir de 1399. Il prit un visage scientifique avec Francis Bacon (1561-1626) puis rayonna dans les découvertes de Newton (1642-1727) et la philosophie de Descartes (1596-1650). Il devint finalement un idéal philosophique aux nuances multiples avec les Lumières du XVIIIe siècle.

A l’aube du XXe siècle ces idéaux qui plaçaient l’homme et sa liberté au-dessus de tout, au-dessus de la Nature et du sacré, volèrent en éclat dans deux guerres mondiales et de multiples inégalités sociales. Ce fut leur arrêt de mort car nous prîmes conscience que la liberté humaine et la libre pensée mènent aussi à la violence la plus extrême. Néanmoins sa force et son empreinte continuent toujours d’imprégner nos consciences.

L’une de ces empreintes futuristes est le transhumanisme qui cherche à matérialiser la métaphore de l’homme-machine proposée par Descartes. Placer l’homme au centre de l’univers et au-dessus de tout a pour conséquence de produire un type d’humain hyper-narcissique avec des sociétés à l’avenant, en perte de lien avec la biosphère et avec l’Esprit. Au Moyen Âge, la nature était chantée, louée, magnifiée, comme un monde mystérieux où pouvait s’épanouir les plus profondes qualités humaines : l’amour courtois et l’initiation au mystère métaphorisée par la quête du Graal. Quant aux peuples premiers, ils considéraient la Nature végétale comme l’épiphanie de la grande déesse. Aujourd’hui, le narcissisme humaniste développe la vision d’hommes aux pouvoirs augmentés par la technologie. Comme l’adolescent présenté par Ovide[i], ces hommes recherchent la perfection du corps, l’éternelle jeunesse et l’immortalité. Ils sont également insensibles à la souffrance causée par leurs désirs de toute-puissance à l’ensemble du vivant. Sans aller jusqu’au transhumanisme, qui n’en est que la conséquence logique et presque caricaturale, la vieillesse est cachés dans des maisons spécialisées et la mort derrière les murs des cimetières. Notre société valorise l’adolescence, les corps en mouvement, les fêtes et les distractions alors que nos vieux ne sont que adolescents fatigués. En d’autres temps, dans d’autres lieux, c’étaient des « anciens » à qui on allait demander conseil, des conseils nés d’une longue vie maturante où la souffrance conduisait encore à une forme de sagesse.

Narcisse, un mythe de connaissance de soi

À la naissance de Narcisse, sa mère, la nymphe Liriopé, alla voir Tirésias et lui posa cette question : « Mon fils atteindra-t-il un âge avancé ? » Le devin lui répondit : « Il vivra longtemps s’il ne se connait pas ». Narcisse est donc, fondamentalement, un mythe de connaissance de soi[ii]. Mais il précise aussi que le désir immature de vivre une éternelle jeunesse doit être sacrifié pour aller vers la découverte puis l’expérience du Soi en traversant la mort. De ce point de vue, le transhumanisme est un « déshumanisme » car il souhaite maintenir le sujet dans un état de conscience immature, de toute puissance, libéré de la souffrance. Ceux qui s’inscrivent dans ce courant de pensée sont des Narcisses qui cherchent l’immortalité[iii] (l’éternelle jeunesse) et n’ont pas le courage de mourir à eux-mêmes par peur de la dissolution de moi, par peur de s’ouvrir à leur sensibilité si fragile, par crainte de la souffrance. Néanmoins, lorsque Narcisse se regarde vraiment dans le miroir, dans la source, il réussit à abandonner à ses images chéries pour naitre à lui-même. Agonisant, il descend dans le monde sous-terrain et se métamorphose enfin dans la fleur qui porte son nom : le narcisse. Il découvre enfin sa véritable identité et se connaît lui-même, accomplissant ainsi la prophétie de Tirésias.

Le transhumanisme est l’aboutissement logique de notre société hyper-narcissisée qui a oublié le premier commandement inscrit au fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ». Grâce à certaines technologies prométhéennes comme les nanotechnologies et le génie génétique les transhumanistes cherchent à amener le sujet à réaliser tout son potentiel, dans ce qu’il a de plus beau et de plus accompli, mais seulement en termes de valorisation égotique. Ils ignorent les autres règnes de la nature car ils ne sont pas dans la conscience du cœur. Tant que la personnalité n’a pas touché cet espace cardiaque, elle ne peut pas vraiment comprendre qu’il y a autre chose qu’elle-même dans l’univers[iv].

Sans même aller jusqu’au transhumanisme, la logique rationnelle qui imprègne encore tant notre civilisation occidentale nous conduit à penser nos vies comme des enchainements de situations à maitriser, à planifier nos existences, à envisager des plans de carrière, à nous inscrire à des programmes d’amélioration de soi et de son corps, à des séances de fitness, à faire du jogging et à penser des investissements pour une future retraite. Ces choses mystérieuses et irrationnelles que l’on nomme la confiance, la grâce, le destin, la fatalité, l’honneur, la gratitude, l’amour, la joie, l’imaginaire, l’intuition et la poésie disparaissent lorsque l’être humain entre en compétition avec les machines pour, comme elles, atteindre la perfection du zéro défaut.

Pourtant, si nous les lisons symboliquement les événements exceptionnels apparus dans les années 1900, nous observons que nous somme entrés dans une nouvelle époque de la civilisation, une époque posthumaniste. Celle-ci propose en effet la dissolution des repères narcissiques sécurisants pour ouvrir la conscience humaine à l’Immense.

Le nouveau monde est déjà là

Cela commença au crépuscule du XIXe à l’aube du XXe siècle avec Freud, Einstein, Max Planck, Niels Bohr, Husserl, Cantor et Kandinsky. Qu’ont en commun la psychanalyse (1900), la Relativité (1905), l’intrication quantique (1900), la phénoménologie transcendantale (1913), l’affirmation de la réalité ontologique des ensembles infinis (1874) et l’art abstrait (1903, Le cavalier bleu) ? Absolument rien dans la forme, mais ils ont tous en commun une même Idée : ce que nous avons jusqu’à présent appelé « réalité » est sous-tendu par une surréalité qui dépasse nos capacités de représentation intellectuelles. Comment, en effet, réaliser que le « moi » est une simple partie émergée d’un inconscient dont nous ignorons presque tout  (Freud) ? Comment réaliser que nous vivons dans un univers à quatre dimensions où le temps n’est pas séparable de l’espace (Einstein) ? Comment réaliser que les électrons qui gravitent autour des noyaux de nos atomes constituant notre corps ont une probabilité non nulle d’être aussi à l’autre extrémité de l’univers (Bohr) ? Comment réaliser les essences qui fondent notre réalité objective (Husserl) ? Comment réaliser que certains infinis sont objectivement plus grands que d’autres (Cantor) ? Et enfin comment réaliser et peindre les forces formatrices qui sous-tendent les formes objectives (Kandinsky) ? Les ouvrages d’Alice Bailey datent aussi de cette époque.

Ces questions se résument à un seul constat : l’intelligence humaine est devenue capable d’interroger une surréalité que notre conscience actuelle est incapable de saisir. C’est le défi des cinq siècles en cours que d’élargir notre vision du monde à cette surréalité, jusqu’à considérer un jour qu’il s’agit de quelque chose de normal. Pour comprendre cette difficulté, il suffit de penser à la Renaissance italienne qui offrit au monde la perspective, la presse à imprimer et l’humanisme. Combien était-il alors difficile pour un contemporain de se détacher d’une représentation du monde fondée sur la foi chrétienne, les images saintes, le système féodal et l’obéissance aveugle à l’argument d’autorité ! Aujourd’hui nous avons le même problème, mais il s’agit de nous libérer de la rationalité cartésienne, du narcissisme confondu avec l’individuation, d’une certaine idée du libre arbitre, de la croyance que le monde est constitué de choses séparées et que l’homme et sa société sont au centre de toutes choses. Penser le post-humanisme ressemble un scandale intellectuel… exactement comme le fut en son temps l’humanisme par rapport au christianisme alors que  Brunelleschi introduisait la perspective dans l’art.

Que serait un monde post-humaniste fondé sur la conscience du surréel ?

Le mythe dominant se sera plus l’extase dionysiaque collective du Moyen Age, métaphorisée dans la culture chrétienne par le sacrement de la transsubstantiation, le partage du pain et du vin, un rituel emprunté à la fois au dieu grec et au romain Mithra. Ce ne sera pas non plus Prométhée réveillé de son long sommeil par les philosophes des Lumières, l’inventeur disruptif qui imagine qu’une nouvelle théorie et son partage avec des sujets prometteurs améliorera la société en lui apportant plus de raison, de conscience et de lumière. La surréalité est de nature protéenne. Elle ressemble aux vieux Protée, le gardien du troupeau de phoques d’Apollon. Comme l’eau sans limite de l’Océan, la surréalité est sans forme mais peut les prendre toutes. Comme l’eau, elle ignore les barrières et les catégories. Comme l’eau, elle se glisse dans les interstices du monde phénoménal pour l’irriguer du sens de l’Immense. Comme l’eau, elle est insaisissable par la main qui cherche à la retenir. Lorsque la conscience humaine entre dans le flux de la surréalité, elle se libère de son identification à ce petit caillou qu’elle appelle son « moi ». Elle sent alors d’une manière très tangible, mais non physique, ce que veut dire « intrication quantique » ; elle perçoit dans une communication de sujet à sujet la vie des plantes, des animaux et des minéraux terrestres ; elle devine la trame du tapis cosmique qui dessine les lignes directrices d’une métahistoire ; immobile, elle pénètre dans la nature du temps et se libère de la tyrannie de l’espace ; elle « touche » la présence des archétypes, ces vagues surgies de l’inconscient collectif qui se forment et se déforment sans cesse. L’organisation du cerveau humain, dans son extraordinaire plasticité, se modifie pour devenir comme une eau sensible à la lumière des étoiles, réalisant ainsi l’autre sens du mot « réfléchir ».

Aujourd’hui, l’exploration du surréel découvert par la psychanalyse, la mécanique quantique et l’art moderne se fonde toujours sur l’ancien paradigme de la rationalité, issu des cinq derniers siècles, avec tous les paradoxes que cela entraine. Il est possible que le carré Neptune-Pluton de 2064-2066 puis l’opposition de 2135 accompagnent le développement de nouveaux moyens d’investigation de la surréalité et développent des modèles expérimentaux fondés sur des facteurs immatériels comme la conscience, la « magie » et l’action à distance non causale. L’accent sera mis sur l’interdépendance vécue intérieurement pour dépasser le rapport sujet-objet que nous avons aujourd’hui avec le monde. Il sera alors possible d’explorer objectivement notre univers, proche et lointain, comme un ensemble de relations de sujet à sujet[v]. Bien plus que de nouvelles découvertes, les cycles Neptune-Pluton nous parlent de la mentalité collective et de notre représentation du monde en tant que civilisation[vi].

Hegel (1770-1831) porta haut la lumière de l’ancien monde de la Raison, mis en place par l’humanisme du Quattrocento. Nietzche (1844-1900), qui balaya si lucidement les errances du christianisme et du rationalisme, est peut-être le prophète du nouveau monde. C’est en 1889, qu’il sombra dans la folie. En sortant de son hôtel, il vit un cocher maltraiter son cheval. Incapable de supporter cette vision il s’approcha de l’équidé, l’enlaça et pleura sur sa joue. Pris d’un « délire » né d’un contact avec le surréel, il chanta et hurla sans cesse, prétendant être le successeur de Napoléon venu pour refonder l'Europe et créer une « grande politique ». Sa conscience s’identifia alors à deux grandes figures mythiques et mystiques : Dionysos et Christ. Ces divinités ont en commun de déployer en l’homme l’espace de son cœur, d’ouvrir les portes qui gardent l’entrée dans le palais du Soi, là où l’amour métamorphose les souffrances collectives pour guérir les communautés humaines. Les dernières paroles du philosophe furent « je suis Dionysos ! ». En 1892, au moment exact de la conjonction Neptune-Pluton, Nietzsche tomba dans un état végétatif. Le contact avec le surréel, c’est-à-dire avec la nature protéiforme de l’âme du monde, qui a absorbé tant d’amertumes au cours de l’histoire, ouvrit le philosophe à une immense compassion qui lui rendit soudain la conscience de la souffrance collective, déclenchée par l’expérience malheureuse du cheval, littéralement insupportable.

Le Narcisse humain, peu habitué à s’ouvrir à autre chose qu’à lui-même, réalise alors à quel point il maltraite les autres êtres vivant. Sommes-nous prêts pour l’intégration un tel choc ? Sommes-nous prêts à vivre en conscience l’interdépendance pour élaborer un modèle de civilisation en cohérence avec celle-ci ? Nous avons encore quatre siècles devant nous pour intégrer dans notre conscience collective les mémoires de souffrance et les promesses de l’âme du monde afin de trouver notre place dans l’ensemble du vivant.

Bien sûr, ce nouveau monde portera aussi ses parts d’ombre comme le risque de la folie ; l’addiction à une surréalité artificielle façonnée par la technologie ; la confusion psychique en raison de la dissolution des repères du « bien et du mal » ; la perte des identités individuelles, nationales et transnationales qui pourra soulever des peurs viscérales capables d’alimenter de nouvelles formes de fascisme ; la manipulation des foules qui se mouleront sur des discours surréaliste. Une société fondée sur la compassion ne sera possible que lorsqu’une majorité de ses membres aura transféré leur conscience de leur nombril narcissique, avec ses besoins illimités de reconnaissance, vers l’immense simplicité du cœur. Dans le cas contraire, les réactions du « moi », inquiet de la perte de ses prérogatives et, finalement, confronté à sa propre sa mort, produiront une humanité soumise, manipulable et oublieuse des grands acquis de cinq siècles de science, à savoir le doute et le questionnement du réel.

Le transhumanisme représente le summum narcissique du processus d’involution. L’homme se prend alors « légitimement » pour dieu et cherche à réaliser les qualités naguère attribuées à la divinité : l’immortalité, l’omniscience et la toute-puissance. Le post-humanisme représente, au contraire, une époque de conversion : le moment où la conscience humaine collective se tourne vers l’Immense, le moment où elle pénètre « corps et âme » dans le mystère du surréel. Alors la création ne viendra plus du sujet narcissique. Elle sera le fruit inattendu de la spontanéité de la première pensée et du geste surgissant.

Luc Bigé

Références

[i] Ovide, Les Métamorphoses, Les belles lettres

[ii] Luc Bigé, l’Éveil de Narcisse, Janus

[iii] Bill Gates et Bernard Alexandre, deux thuréfères du transhumanisme, portent dans leurs thèmes astrologiques un mythe de Narcisse.

[iv] Luc Bigé, Le Parchemin Magnifique, vol. 3. Réenchanter le monde.

[v] Wolfgang Pauli, Physique moderne et philosophie, Albin Michel ;  Werner Heisenberg, La partie et le tout, Champs sciences.

[vi] L’humanisme est né avec la conjonction Neptune-Pluton de 1399 en Gémeaux, la suivante se forma en 1892 au crépuscule du XIXe siècle.

Formation Luc Bigé

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Luc Bigé