Quelles attitudes face à la souffrance ?

Lorsque la douleur apparaît, lorsque la souffrance ne cesse de rappeler sa présence ici et là, une seule pensée vient un l’esprit : cela doit cesser ! Parce que toutes l’attention de la personne est prise, comme captée, par cet endroit du corps qui appelle au secours et signe sa détresse, aucune autre alternative n’est envisagée. En cas d’incendie il est sage d’éteindre les flammes de toute urgence. Pourtant, une fois la douleur assagie, la réflexion devient possible : pourquoi la souffrance ? Est-ce seulement la marque d’un dysfonctionnement organique ou est-ce autre chose ?

La réaction face à la souffrance dépend du regard que nous portons sur la maladie, c’est-à-dire de notre manière de comprendre le dysfonctionnement organique. Il existe au moins quatre possibilités[1] :

La maladie est un problème objectif qui se réduit au symptôme

Nous sommes ici dans la logique de la lutte contre la souffrance. Des vecteurs chimiques (les médicaments) prennent pour cibles des virus et des bactéries pathogènes afin de les détruire. Il y a, certes, des dommages collatéraux (les effets secondaires) mais ceux-ci sont jugés négligeables par rapport au résultat souhaité. Dans cette logique de compétitivité et de destruction sur laquelle de larges pans de notre culture est bâtie, la souffrance doit être éradiquée au même titre que la maladie. Une violence – la douleur – appelle une autre violence – le combat contre la douleur… afin que l’organisme retrouve la paix, une paix conçue comme un fonctionnement biologique normal. Parfois c’est la peur de la souffrance et non le phénomène lui-même qui justifie le traitement. Cette manière de procéder est largement dominante dans le corps médical car celui-ci est instruit par une société qui accepte comme paradigme les valeurs de violence, de lutte et d’effort en les justifiant par un modèle (obsolète) darwinien de la Nature. En ce sens le monde médical ne diffère pas des domaines économiques et politiques. Cette approche à pourtant l’inconvénient de réifier l’individu en le rapprochant du statut de la machine : une pièce est cassée, il suffit de la changer pour que tout remarche au mieux. L’approche vaccinale de la grippe A (H1N1) entre bien sûr dans ce double cadre fondé à la fois sur la peur et la réification de l’individu.

La maladie est une solution à un problème

A présent la personne est considérée comme une totalité vivante en lien continu avec son environnement. Le véritable problème n’est pas le symptôme mais le contexte producteur du symptôme : la nourriture, l’ambiance familiale,  l’absence de projet de vie, la pollution, une rupture affective ou un travail monotone. La douleur devient alors le signe vivant d’une disharmonie entre la personne et son environnement. Plutôt que de lutter contre le signal d’alarme,  il s’agit de se demander « qu’est ce qui cloche dans ma manière de vivre ? ». Les pathologies psychosomatiques entrent bien sûr dans ce cadre. Et l’on sait aujourd’hui que certains cancers s’enracinent dans l’alimentation et le stress. La douleur est un signal d’alarme qui dit « attention ! il y a quelque chose à changer dans ton environnement social, familial ou professionnel ». Le corps prend en charge ce que la conscience ne veut pas voir afin que la personne maintienne une vie relativement agréable.  Mais, un jour, il n’en peut plus d’accumuler les troubles engendrés par cette situation de cécité chronique ; il étouffe à force de prendre en charge ce que la conscience refuse de voir et d’accepter. La grippe, pour revenir à notre exemple, est certes facilités par les conditions atmosphériques mais elle signe aussi une difficulté à intégrer un choc affectif dans la conscience collective. On peut alors se poser la question suivante : l’atmosphère de contrôle et de peur collective entretenue depuis le 11 septembre 2001 ne génère-t-elle pas une fragilité du corps social qui est de moins en moins capable de digérer émotionnellement les menaces réelles ou inventées (peu importe ici) et réagit par une « épidémie » ?

La maladie est un signe puisque le « mal à dit »

Que veut donc « dire le mal ? »Dans le premier cas de figure le corps était un objet biologique qui subissait une attaque et qu’il fallait défendre. La souffrance dénonçait une défaillance mécanique dans un monde individualiste orienté objet. Dans le second cas de figure le corps se comportait comme une éponge qui souffrait à force d’absorber ce que la conscience n’était pas à même de métamorphoser ou de rejeter. La souffrance de la personneétait alors un signal d’alarme dénonçant une disharmonie de l’ensemble du système social. Les plus « faibles » ou les plus sensibles jouaient le rôle de la lumière rouge qui prévenait du danger. A présent le corps parle. A sa manière bien sur, dans son langage symbolique et non verbal. La maladie « dit le mal ». Quel mal ? Aucune généralisation n’est possible, tout dépend du type de pathologie et de symptôme. Une manière, parmi d’autres, de lire le dit du corps est d’utiliser la langue des oiseaux[2]. Ainsi j’avais récemment au téléphone une amie souffrant du pancréas qui, dans le langage de l’inconscient, s’entend « Pan – créas ». Pan, qui signifie « tout » en Grec, est le dieu du chaos et des bergers. Je lui dis alors que « pancréas » pouvait peut-être se lire : « dans la création que je suis entrain de mettre en place il y a quelqu’un qui sort du groupe avec qui je travaille et qui sème le chaos ». C’était effectivement sa problème difficulté moment. Pour des raisons sentimentales, elle se sentait incapable de remettre ce « mouton » récalcitrant dans le rang, ou de lui trouver une place ailleurs. Alors le pancréas prit sur lui ce conflit intérieur. La souffrance, dans cette troisième logique, est la parole du corps. Il dit quelque chose que la conscience n’a pas vu. Voir cela c’est déjà entrer dans le processus de guérison. Transformer la souffrance suppose ici de verbaliser la parole muette du corps en détresse. Quand à la « grippe » elle pourra se décoder de la manière suivante[3] : « Il y a un rouage qui grippe quelque part. Soit dans la vie de la personne s’il s’agit d’une maladie occasionnelle, soit dans celle de la société s’il est question d’une épidémie. Lorsque le système biologique se grippe c’est pour signer cet état de choses sur les plans plus subtils : celui de l’ordre psychologique et celui de l’organisation sociale. L’épidémie de grippe aviaire qui nous menace aujourd’hui (2006) concerne le poulet. Histoire de nous dire que quelque chose cloche dans notre besoin de vivre comme des poussins sous l’aile rassurante d’une infinité de moyens de contrôle ? Comme le rappelle la langue des oiseau quand il y a « grippe » cela se décode « j’ai (G) rippé », j’ai glissé quelque part… je ne peux plus m’accrocher à mes anciens repères.

La maladie est le processus de guérison

C’est un processus qui vise à transformer le malade en réajustant ce qu’il croît être à ce qu’il est. Ce quatrième regard sur la souffrance est plus difficile à comprendre, à moins de l’avoir déjà vécu. Il s’agit d’entrer dans la douleur et de l’accepter totalement. Alors elle se transforme et le symptôme disparaît. Et avec lui la charge « énergétique » que constituait le symptôme. Ces pratiques demandent en général l’aide de spécialistes que les sociétés premières connaissaient sous le nom de chamans ou de sorciers. Alors le corps n’est plus seulement un objet, ni une éponge, ni même le dépositaire d’une parole, c’est une matière intelligente qui connaît ses propres voies de transformation et de guérison.

A toute pathologie, à toute souffrance, l’une au moins de ces quatre causes sera à envisager. Attention cependant à ne pas se tromper d’origine : il ne sert à rien de changer d’air si l’origine d’un mal est une boisson qui ne respecte pas de bonnes conditions sanitaires par exemple. Pourtant toutes les souffrances ne sont pas dues à des dysfonctionnements mécaniques du corps-objet. Notre société, fondée sur la compétition, la guerre et l’exploitation d’une nature-objet à tendance à sur-évaluer la fréquence de la première cause, la cause objective, aux dépends des trois autres. Prendre en compte ces quatre présupposés philosophiques suppose une réponse différente de la part du soignant. En cas de fatigue, par exemple, chacune des quatre approches thérapeutique voudra imposer sa vérité, c’est-à-dire sa technique :

  • Premier cas :  absorber des vitamines et des oligo-éléments. Le médecin va soigner un symptôme. La douleur est à éradiquer immédiatement.
  • Second cas :  aller à la montagne, changer d’air, se détacher du milieu familial. Le médecin va guérir un citoyen. La douleur est un signal d’alarme qui demande au patient de changer quelque chose dans son environnement.
  • Troisième cas : Voir ce qui ne va pas dans sa vie et, ce faisant, se changer soi-même. Le médecin va aider la personne à devenir elle-même. La douleur me dit quelque chose, en écoutant le symptôme je sais ce qui, en moi, pourrait changer.
  • Quatrième cas : poser un acte symbolique, c’est-à-dire réaliser un rituel qui favorise l’expulsion de la maladie. Le médecin va aider la personne à se métamorphoser. La douleur est alors le symptôme d’un processus initiatique en devenir.

En conclusion celui qui cherche à guérir devrait, idéalement, être à la fois Médecin allopathe (cas 1), Thérapeute (cas 2), Sage (cas 3) et Sorcier (cas 4). Une approche intégrale de la médecine peut s’envisager d’au moins deux manières : en s’appliquant au praticien et/ou au patient. Dans un premier temps le demandeur devrait pourvoir, dans une société ouverte, explorer une ou plusieurs des quatre voies thérapeutiques esquissées plus haut en ayant la possibilité de consulter l’un ou l’autre de ces spécialistes afin de soulager son symptôme, de modifier sa posture au sein son environnement, d’écouter sa soif de sens et d’accompagner son processus de métamorphose ontologique. Mais, à terme, on peut aussi envisager la formation d’un nouveau corps médical composé de personnes ayant la connaissance et l’expérience intime de ces quatre approches du guérir… du « gai rire » nous rappelle la langue des oiseaux. Alors, enfin, l’être humain sera reconnu et exploré dans son intégralité : physique, affective, intellectuelle et spirituelle.

La bonne nouvelle, c’est qu’il reste encore bien des chemins à explorer pour les générations futures !

Ce texte est extrait de notre ouvrage sur les quatre voies de connaissance intitulé La force du symbolique. 


[1] Nous avons développé les fondement biologiques et philosophique de ces quatre logiques dans La Force du Symbolique (Dervy, 2004).
[2] De nombreux exemples de pathologies sont lues symboliquement dans notre ouvrage Petit Dictionnaire en langue des Oiseaux (éditions de Janus).
[3] Ibid. p 202.

Science et astrologie : pourquoi l’astrologie n’est pas une science

Science et astrologie : deux approches complémentaires du réel  ? 

De nombreuses personnes sont parfois surprises voire même intellectuellement choquées, par l'emploi de concepts astrologiques pour décoder la psychologie individuelle, voire des processus historiques. Ces concepts semblent hérités d'un temps où la science n'avait pas encore balayé les errances de la pensée magique. Mais, d’un autre côté, fallait-il balayer l'étude de la médecine parce que les savants du Moyen-Age s'accrochaient becs et ongles aux antiques saignées ?

Débarrassée de ses oripeaux "magiques", que reste-t-il aujourd'hui de ce système de pensée ? Il reste une "astro-logique", c'est-à-dire un langage symbolique avec ses mots et sa grammaire, l'ensemble présentant une étonnante cohérence interne. Ces mots et cette grammaire ne désignent pas des objets, comme le feraient la physique ou les mathématiques, mais ils expriment du sens. On pourrait définir l'astrologie comme une science des concepts, comme un algorithme abstrait qui guide la compréhension et la réflexion du penseur s'appliquant à décoder des significations. Loin de représenter une science du passé nous pensons, pour l'avoir expérimenté, que l'astrologie pourrait devenir dans les années futures un outil d'une importance majeure pour décrire et comprendre les facteurs subjectifs à l'œuvre dans l'édification des formes objectives. Le langage physico-mathématique décrit les lois qui président à la formation des corps physiques, le langage astro-logique rend compte des processus signifiants qui animent ces formes. Pourtant science et astrologie ne seraient-elles pas complémentaires ?

A la lecture de ces lignes l'homme de science ne pourra s'empêcher de remarquer que l'astrologie est une discipline irrationnelle qui n'a, de surcroît, jamais fait la preuve de son efficacité. Sur le premier point nous ne pouvons qu'être d'accord : l'astrologie n'est pas une science rationnelle. Empressons-nous d'ajouter que la science n'a pas le monopole du savoir, et qu'irrationnel ne signifie pas "non-rationnel"[1] mais simplement "en dehors de la rationalité". Nous pensons qu'il existe une autre logique, une logique symbolique et analogique, qui reste d'ailleurs à construire de manière rigoureuse.

Qu'est-ce qui différencie, en un mot, ces deux modes de pensée ?

La logique cartésienne traite des mécanismes et elle évacue le sens, le facteur subjectif, comme un artefact indésirable; la logique des symboles s'occupe, justement, de ce "sous-produit" laissé pour compte par les scientifiques. La première est une science des formes, la seconde est une science du sens. Qu'il s'agisse de notre histoire ou de l'Histoire, l'une étant d'ailleurs profondément tissée avec l'autre, ces deux facteurs respectivement quantitatif et qualitatif s'avèrent indissociables.

La question de la preuve de l'efficacité du mode de pensée astrologique est en réalité extrêmement controversée. Peut-être est-ce dû en partie aux conflits idéologiques plus ou moins conscients, mais toujours virulents,  qui sous-tendent les débats sur cette question, et pour une autre part au fait que l'astrologie soit à la fois un modèle théorique, un langage, et une technique d'investigation du monde du sens. A ce jour les travaux les plus sérieux qui apportent des éléments de réponses en faveur de l'astrologie sont dus au statisticien Michel Gauquelin (1) et à Suzel Fuseau-Braesch, directeur de recherche au CNRS (2).

L’astrologie n’est pas et ne peut pas être une science. Non pas parce qu’elle serait une vieille superstition héritée de l’obscurantisme du Moyen-Age (défendu à l’époque par les docteurs de la Sorbonne !), mais parce que son champ d’investigation échappe à la méthode scientifiques.

Est scientifique ce qui est mesurable, quantifiable et répétable. Or l’univers de la signification, de la psychologie au sens large par conséquent, n’est pas pondéral. Quel est le poids d’un désir ou d’une émotion ? Le monde du sens est également difficilement mesurable sans réductionnisme outrancier (que penser du fait de réduire un sentiment d’amour à une augmentation de sécrétion hormonale ? Du reste, qui cause quoi ? ). Enfin chaque situation astrologique est unique (les combinaisons des positions planétaires tendent vers l’infini) exactement comme chaque personne est unique. Or que la science ne sait traiter qu’avec des grands nombres (reproductibilité), les évènements rares, et a fortiori uniques, échappent à sa méthode d’investigation.

Si l’astrologie n’est pas une science elle n’en est pas moins un outil de connaissance. Nous ne pouvons évidemment, pour les raisons précitées, le démontrer scientifiquement, même si une approche statistique reste possible. A ce jour le seul élément qui me permette une telle affirmation est le fait de m’être penché sans a priori sur le système astrologique. Je sais aussi que d’autres chercheurs, scientifiques ou non, l’on fait avec la même curiosité impartiale, mais la pression de la pensée dominante est tellement prégnante que beaucoup préfèrent continuer à travailler dans la solitude. Ajoutons que la situation est complexe :  un certain nombre d’astrologues cherchent le bâton pour se faire battre en affirmant un déterminisme astrologique qui est insoutenable ou encore en acceptant de rédiger des « horoscopes » pour les médias. Rappelons que « horoscopes » signifie « regarder l’heure ». Toute « prévision » pour la semaine ou le mois est une triple hérésie : étymologique, philosophique et astrologique.

Signalons enfin que, si on accepte l'hypothèse de la cohérence et de la pertinence de l'astrologie, personne ne sait à ce jour comment ça marche. N'eut-il pas été stupide de se priver des propriétés antalgiques de l'aspirine simplement parce que, même aujourd'hui, personne ne connaît vraiment son mode d'action ?…

Vidéo de présentation de l'astrologie


[1] Il serait trop long, dans un simple article, de développer pleinement ces idées. Nous renvoyons le lecteur intéressé à un précédent ouvrage l'Homme-Réunifié (éditions de Janus).

Zodiaque et conte de fée

Le thème astrologique est-il un conte de fée ?

Les planètes sont des dieux, du moins si l’on se réfère à la tradition gréco-romaine. Chacun d’eux marque de son empreinte l’un des jours de la semaine qui en conserve la mémoire dans son étymologie : lundi pour la Lune, mardi pour Mars, mercredi pour Mercure, jeudi pour Jupiter, vendredi pour Vénus, samedi pour Saturne et dimanche pour le Soleil (Sun-day).

Pourquoi, dès lors, aux déjà fort nombreuses lectures du thème astrologique, y ajouter encore une « nouvelle » approche ? En fait chaque manière d’envisager le thème natal répond à une question différente. L’astrologie traditionnelle se spécialise dans la mise en évidence synchronique entre des événements et un état du ciel, l’astropsychologie interroge le monde intérieur de l’être, ses motivations, ses désirs, ses potentiels ; l’astrologie karmique explore ses mémoires enfouies héritées de sa lignée familiale, de l’inconscient collectif et de possibles « vies antérieures » ; l’astrologie humaniste porte son attention sur le processus de développement et les voies d’individuation correspondant le mieux à la personne ; et enfin l’astrologie transpersonnelle montre comment le consultant pourrait établir un lien conscient et fructueux avec le monde spirituel.

Du dense vers le subtil, les différentes approches du thème astrologique répondent à des demandes et à des besoins différents. L’astromythologie développée pour la première fois, à notre connaissance, par Jacques Berthon dans ses cours à l’E.S.A.P[1]., propose une approche qui n’est pas fondée sur la description des événements, du psychisme, des mémoires ancestrales ou encore des processus de transformation, mais sur l’image.

Car un mythe raconte une histoire. Cette histoire-là parle déjà en elle-même à la personne, un peu comme les contes qui, même s’ils ne sont pas analysés, modifient profondément les structures psychiques de l’enfant. A l’occasion de cet article et du suivant nous voudrions développer les grandes lignes d’une lecture du thème natal fondée sur le conte merveilleux et le mythe. Une lecture qui, au fond, utilise le seul langage que l’inconscient comprenne spontanément : celui des symboles.

Planètes, zodiaque et conte de fée

Lorsque, dans les années 1930, Vladimir Propp s’attela à la question du classement des contes de fée il obtint trois conclusions remarquables[2] :

  1. « Les éléments constants, permanents, du conte sont les fonctions des personnages, quels que soient ces personnages et quelle que soient la manière dont ces fonctions sont remplies. les fonctions sont les parties constitutives fondamentales du conte.
  2. Le nombre des fonctions que comprend le conte merveilleux est limité.
  3. Dans tous les contes, la succession des fonctions est rigoureusement identique. »

Utilisant l’analyse structurale développée par Claude Lévi-Strauss, l’auteur à montré que l’ensemble des contes merveilleux suit toujours le même ordre chronologique de 32 séquences consécutives, quelque soit le contenu de l’histoire. Les variations sont infinies, mais seulement au sein de cette uniquestructure, sinon le conte ne « fonctionne » pas. Si l’on repart de cette analyse en la complétant avec une lecture symbolique des 32 étapes on peut montrer que celles-ci dessinent un zodiaque qui commence et se termine avec le signe du Capricorne.[3]  L’histoire du héros est celle du renouvellement de la conscience en 13 étapes zodiacales. En voici les grandes lignes (nous avons conservé en italique les mots-clés attribués par V. Propp à chaque séquence) :

Le conte commence toujours par quelques lignes d’introduction qui énumèrent les membres de la famille, à moins que le futur héros ne soit simplement présenté par la mention de son nom et la description de son état. Au sein de ce royaume règne un bonheur particulièrement souligné. Mais un phénomène inattendu survient : un des membres de la famille s’éloigne de la maison, à moins que celui-ci ne se fasse signifier une interdiction ou sa forme inversée : il doit obéir à un ordre. Ces premières étapes correspondent aux valeurs véhiculées par le signe astrologique du Capricorne : objectivité des faits, conscience morale qui fonde la légitimité des ordres et des interdits, sens des responsabilité et, profondément, identification de la conscience à l’image du vieux sage (le roi).

Puis l’interdiction est transgressée. Par exemple les princesses sont en retard pour rentrer à la maison alors qu’elles avaient seulement la permission de minuit. De plus le « méchant » fait son entrée en scène dans l'intrigue. Son rôle est de troubler la paix heureuse de la famille en causant un préjudice. L'agresseur essaie d'obtenir des renseignements. (« où as tu trouvé ces pierres fine ? » ). L’inversion del’interrogation se rencontre également, sous la forme de questions posées à l’agresseur par sa victime. L'agresseur reçoit des informations.  Par exemple la marâtre dialogue avec son miroir et apprend que plus belle qu’elle existe là-bas, au cœur de la forêt. Transgression, imprudence, acquisition d’une connaissance non conventionnelle, révolte contre le père, désir d’apporter le bonheur aux hommes en acceptant par avance le scandale que génère toute réelle nouveauté… toute cela appartient à la symbolique astrologique du signe du Verseau.

L'agresseur tente alors de tromper sa victime pour s'emparer d'elle ou de ses biens. Pour cela il utilise des moyens magiques : le dragon se transforme en chèvre d’or, la sorcière devient une bonne vieille où encore la voleuse fait semblant d’être une mendiante. Notons au passage que l’archétype « agresseur » dévoile sa nature contradictoire et complémentaire : la sorcière et la bonne vieille sont deux visages opposés de la féminité, de son côté la voleuse prend alors que la mendiante reçoit, de même le dragon et la chèvre sont deux images du diable, l’une sauvage et dangereuse, l’autre apprivoisée et familière (le grand bouc). Lorsque la sorcière devient une bonne vieille elle ne change pas fondamentalement d’identité, elle montre simplement l’autre facette de sa nature. De l’acceptation de se laisser fasciner va naître la complicité : la victime se laisse tromper et aide ainsi son ennemi malgré elle. Alors intervient un pacte entre conscient et inconscient : l’être accepte de se laisser bousculer, fasciner, endormir par la connaissance nouvelle. La complicité entre agresseur et agressé signe une alliance entre l’inconscient qui détient la clef du renouvellement et le conscient qui sera capable de la tourner dans la serrure de la vie. Notons que les interdits (Capricorne) sont transgressés (Verseau) alors que les propositions trompeuses sont acceptées et exécutées (Poissons). La transgression des interdits (Verseau) et l’adhésion à des utopies (Poissons) sont des étapes nécessaires pour tout processus de renouvellement de la conscience. Il serait dangereux et régressif de les considérer à l’aune des certitudes du vieux roi : culpabilité d’avoir transgressé et « irréalisme » d’avoir pris des vessies pour des lanternes.

L’agresseur nuit ensuite à l'un des membres de la famille ou lui porte préjudice. C'est cette fonction qui va donner au conte son mouvement. L’ordre, la transgression de l’interdit, l'information extorquée et la tromperie réussie préparent cette fonction : l'intrigue se noue au moment du méfait. Les modalités de celui-ci sont extrêmement variées mais apparaissent très souvent sous forme de rapt : l’agresseur enlève un être humain, vole un objet magique, détruit ce qui a été semé ou emprisonne quelqu’un. Puis vient un moment de médiation, de transition : la nouvelle du méfait ou du manque est divulguée, le héros part pour le combler, soit sur ordre du roi, soit de sa propre initiative. En fait le héros entre vraiment en scène grâce à la perception du manque. C'est un quêteur qui décide d’aller chercher ce qui manque (une fiancée) ou un héros victime (le petit garçon qui est enlevé ou chassé). Ces étapes correspondent dans le symbolisme astrologique au signe du Bélier. Il peut prendre à la tête du troupeau et défricher de nouveaux chemins en se fiant à son dynamisme et à son intuition, à moins qu’il ne soit une victime de l’ordre ancien (l’agneau Pascal) qui se prépare pour une métanoïa. Sa motivation est de réparer une injustice (méfait) ou de combler un manque en adhérant de manière absolue à sa conviction intérieure.

Une fois prise la décision de partir le donateur entre en scène. Le héros subit une épreuve qui le prépare à la réception d'un objet ou d'un auxiliaire magique. On lui propose par exemple d’accomplir un petit travail, de préparer une nourriture ou de rendre un service. Parfois le donateur semble hostile. Le héros réagit aux actions du futur donateur, il rend le service ou épargne l’animal par exemple.  Puis un auxiliaire magique est mis à la disposition du héros. Cependant, si sa réaction a été négative, la transmission ne peut pas avoir lieu : le héros est mangé, découpé en lanières ou congelé. C’est fin de la quête. Ces « morts » sont évidemment à lire de manière symboliques : être mangé signifie être réabsorbé par le vieux monde ;  être découpé souligne un risque de déstructuration ; être congelé indique que la quête est figée. Notons que la phase du don suit la phase de la décision. Et non pas l’inverse ! Ce n’est pas parce qu’il a des moyens (de l’argent, des idées ou des relations) que le héros part en quête mais c’est parce qu’il adhère absolument à sa conscience du manque et essaie d’y remédier. C’est seulement une fois que cette adhésion est exprimée qu’il découvre les moyens d’aller plus loin car il sait laisser œuvrer la vie en lui pour l’accomplissement de son œuvre. Le héros ne décide pas parce qu’il a en lui des qualités pour réussir, mais il découvre ces qualités parce qu’il a décidé de partir. Dans la chronologie des signes du zodiaque ces étapes correspondent au sens symbolique du Taureau.

Après la réception de l’auxiliaire magique notre héros se déplace dans l'espace entre deux royaume.Les différentes manières de « voyager » sont symbolisées par diverses formes de déplacements.  Se mettre en chemin c’est aussi entrer dans un combat car l’agresseur apparaît à nouveau. Ici commencent vraiment les difficultés de la création qui conduisent parfois sur des voies de traverse (le héros s’égare) où durent longtemps (il lui arrive de multiples péripéties). Ce combat contre l’agresseur dont nous vîmes l’apparitions dès les secondes et troisièmes étapes (Verseau et Poissons) est profondément significatif. Naguère la transgression (Verseau) et l’utopie (Poissons) étaient des qualités nécessaires pour la mise en place du renouvellement de la conscience, le méchant remportait donc la « victoire » pendant que le héros se laissait tromper à son corps défendant. A présent ces valeurs sont devenues des obstacles pour l’acquisition de son « Graal ». Il doit combattre sa tendance au mécontentement chronique et à la transgression permanente qui le détourneraient de son objectif ; de même doit-il définitivement se débarrasser de toutes les visées utopiques et ne conserver que les objectifs qu’il est réellement capable d’accueillir. Dans la lecture astrologique cette étape correspond aux Gémeaux, mélange de curiosité intellectuelle, de croyance que l’herbe est plus verte dans le pré d’à-côté et d’ouverture à toutes les formes d’exploration. Il doit lutter contre une tendance à la dispersion, à ne jamais approfondir ce qu’il entreprend, ainsi que contre une forme « d’émerveillement » vis-à-vis des idées nouvelles qui pourraient le détourner de ses vrais objectifs.

Finalement le héros atteint l’objet de sa quête : Epée magique, Princesse ou Graal. En un mot il acquiert un nouvel état de conscience et découvre de nouvelles valeurs. Le manque est comblé. Arrivé à proximité de l’objet de sa quête il reçoit une marque qui deviendra plus tard un signe de reconnaissance. Cette marque est imprimée sur son corps (une blessure lors d’un combat ou le baiser de la princesse) où prendra la forme d’un objet, comme un anneau ou un mouchoir donné par la dame. Puis l'agresseur est vaincu. Le héros accède à la victoire. Finalement, le méfait initial est réparé et le manque est comblé. Ces étapes correspondent au sens astrologique attribué au signe du Cancer, signe où se concocte la prise de conscience de son identité en cherchant ses marques d’abord, puis en se démarquant pour se faire remarquer. Les personnes concernées par ce signe sont en général hypersensible à toutes formes de blessures physique ou affective car celles-ci touche bien plus que leur corps ou leurs sentiments mais leur identité. Elles cherchent précisément à être « comblées », à trouver la plénitude hors de tous manque.

Le héros décide maintenant de retourner vers son royaume d’origine. Mais ce retour, on s’en doute, ne sera pas sans embûches ! Dès son départ il est poursuivi. Ce sont les différentes manières utilisées par le vieux monde pour empêcher les nouvelles valeurs de s’épanouir. Heureusement le héros est secouru ! Ce sont les différentes manières par lesquelles il va protéger la nouvelle semence de sens, l’œuvre encore fragile dont il est devenu le jardinier. Ces moments du conte correspondent au signe duLion sous ses deux facettes : celui du « poursuivant » imbus de sa propre valeur ainsi que de sa place dans la société, à ce titre il méprise et tente de détruire les nouveaux paradigmes ; et celui du « poursuivi » qui à la claire conscience de la meilleure stratégie pour impulser dans le vieux monde une nouvelle manière de voir, sans être rejeté.

Le héros arrive incognito chez lui ou dans une autre contrée. Là, il s’engage comme apprenti, cuisinier, orfèvre, tailleur ou palefrenier. Ce travail de minutie et de service correspond assez bien aux qualités attribuées au signe de la Vierge.

Alors un  faux héros fait valoir des prétentions mensongères. La question que pose le conte est une question cruciale : le héros est-il vraiment à la hauteur de ses prétentions ou n’est-ce qu’un vulgaire jeteur de paillettes ? Chronologiquement l’intervention du faux héros devrait correspondre au signe de laBalance, mais cela nous semble a priori moins évident que pour les autres étapes compte tenu du sens attribué à ce signe par l’astrologie. Notons cependant que le terme « balance » désigne, en argot, un traître (une « balance », « balancer quelqu’un »). Puisque la balance rencontre le mensonge ce sera ici le test de la vérité. Quelle voix va-t-elle écouter ? Celle des prétentions mensongères en se mettant au service d’une œuvre qui n’est pas celle de son cœur ou celle du vrai héros qui sommeille en elle ?

Le roi ou un autre personnage du vieux monde propose ensuite au héros une tâche difficile. Remarquons que, contrairement à ce que nous aurions pu imaginer, la tâche difficile n’est pas la découverte de la nouvelle semence de sens mais l’administration de sa preuve auprès des personnes n’en ayant pas fait l’expérience  ! La tache est acceptée puis accomplie, parfois parce que le héros connaissait déjà la réponse à la question. C’est souvent grâce à l’auxiliaire (l’objet magique) reçu à l’époque Taureau que le héros réussira cette épreuve réputée difficile. C’est donc la générosité et l’ouverture à autre chose que sa quête essentielle qui sera paradoxalement la clé de son succès. Un paradoxe seulement apparent puisque ce qui est réellement nouveau est nécessairement inconnu, seule l’ouverture à cet Inconnu a quelques chances de fertiliser le terreau de ses anciennes représentations. Cette phase est associée au signe du Scorpion, un moment du cycle zodiacal où l’être joue son va-tout : réussir ou mourir. Beaucoup va dépendre de sa préparation, c’est-à-dire du succès relatif des étapes précédentes.

Puis le héros est reconnu grâce à la marque reçue à étape Cancer ou, parfois, à l’objet du donateur de l’étape Taureau. A moins  que ce ne soit tout simplement parce qu’il a réussi la tâche difficile. Par voie de conséquence le faux héros et/ou l’agresseur (le méchant) sont démasqués. Ces événements correspondent assez bien au sens astrologique du Sagittaire avec son désir de reconnaissance sociale et son besoin d’être utile à sa communauté. Mais, négativement, il peut aussi jouer le rôle du faux héros démasqué dans son désir mégalomaniaque d’accomplir des tâches au-dessus de ses forces.

Une fois reconnu et accepté de nouveau dans sa communauté, le héros reçoit une nouvelle apparence. Il est transfiguré. Puis Le faux héros est puni : l'action de la loi fait écho à l'ordre du départ. Enfin, comme tout fini bien dans le meilleur des mondes possibles, le héros se marie et monte sur le trône. En d'autres terme il passe l'initiation, une conséquence de son contact conscient et permanent avec les nouvelles valeurs dont il est devenu un exemple. Nous observons ici un retour au signe duCapricorne, première et dernière étape de la séquence zodiacale. L’autorité du vieux roi est restituée en la personne du nouveau roi. Le pouvoir redevient légitime et se fait naturellement respecter car la personne qui l’incarne est redevenue exemplaire. Pas au sens moral, évidemment, mais au sens où il a su modeler toute son existence sur des idéaux clairement perçus.

Zodiaque et conte de fée, six axes de symétrie

Pour revenir à une lecture « structurale » nous observons que le « recadrage » zodiacal de l’histoire merveilleuses met en évidence six axes de symétrie et quatre ternaires :

Le vieux roi (Capricorne) retrouve l’espoir d’une nouvelle légitimité lorsque le manque est comblé (Cancer).

La transgression au sein de l’ancien royaume (Verseau) fait pendant à la « trahison » du héros qui ravit l’objet de sa quête (Lion).

La confusion du départ (Poissons) contraste avec la précision du héros devenu semblable à un artisan (Vierge). D’autre part les « Poissons » se laissent tromper alors que la « Vierge » trompe son monde en rentrant incognito.

L’entrée en scène du héros (Bélier) fait contrepoint à celle du faux héros (Balance).

L’objet magique fourni par le donateur (Taureau) est la clé de la réussite de l’épreuve difficile (Scorpion).

L’éloignement du départ (Gémeaux) s’oppose à l’intégration sociale (Sagittaire) qui signe la fin du parcours.

Les trois signes de Feu sont des moments de rupture : en Bélier le héros prend la décision de partir de chez lui et en Lion de revenir dans son royaume. En Sagittaire il s’intègre dans un nouveau monde.

Les trois signes d’Air sont diverses modalités de rencontres avec l’« agresseur » : en Verseau le héros lui confie une connaissance interdite, en Gémeaux il le combat et en Balance il réalise que c’est une partie de lui-même. En Verseau le « méchant » entre en scène, en Gémeaux il est combattu et en Balance il se dévoile comme la contrepartie négative du héros : le « faux héros ».

Les trois signes de Terre marquent une suite de résultats : état des lieux (Capricorne), acquisition d’une nouvelle capacité sous la forme de l’objet magique (Taureau), travail pratique d’élaboration (Vierge) et transfiguration finale (Capricorne).

Les trois signes d’Eau s’occupent de notre rapport au monde magique et à la souffrance. Celle-ci est d’abord une source de confusion (Poissons) puisqu’elle n’est pas perçue comme une véritable agression ; puis elle est reconnue et acceptée en phase Cancer grâce à la réception de la « marque » ; vient enfin l’épreuve difficile du Scorpion qui demande la traversée de la souffrance pour sa dissipation. Ces trois étapes liées à l’élément Eau défient également la raison puisque le héros se laisse « stupidement » tromper en Poissons, rencontre le merveilleux en Cancer et réalise quelque chose de réputé impossible en Scorpion.

Non seulement l’organisation du conte de fée reflète le zodiaque (où est-ce l’inverse ? ) mais, toujours selon Vladimir Propp, elle comprend également sept personnages, c’est-à-dire sept fonctions archétypales où nous pouvons reconnaître l’action des planètes. Ils s’agit de l’agresseur (Mars), du donateur (Vénus), de l’auxiliaire (Mercure), de la princesse (Lune), du mandateur (Soleil), du héros (Saturne) et du faux héros (Jupiter).

Evidemment, toutes les planètes sont « le héros » puisque tous les personnages expriment les multiples facettes de l’acteur central. Identifier Saturne au « héros » revient simplement à rappeler que celui-ci a pour vocation de devenir un « nouveau roi » en se débarrassant de sa vieille tunique de peau. Pour conclure, rendons une fois encore hommage à Vladimir Propp qui définit le conte merveilleux de la manière suivante : c’est « un récit construit selon la succession régulière des fonctions citées dans leurs différentes formes » et une histoire « qui suit un schéma à sept personnages ». Nous avons là tous les ingrédients du thème astrologique… comme quoi la vie est vraiment un conte de fée !

Lors d’un prochain article nous verrons comment le mythe, exactement à l’image du conte merveilleux, peut se structurer autour du zodiaque, ainsi que la manière d’appliquer cela à la lecture du thème de naissance.


[1] Ecole Supérieure d’Astrologie de Paris, dont le siège est à Levallois-perret.
[2] Vladimir Propp, La morphologie du conte, Seuil.
[3] Luc Bigé, La force du symbolique, Dervy.

L’éveil de Narcisse

Quelque part au fond de notre imaginaire les mythes subsistent. Comme dans une obscure forêt restée vierge de toute investigation ils poursuivent leur vie autonome, animant à notre insu les habitudes de notre vie quotidienne. C’est à l’un deux que ces lignes sont dédiées.

Un peu maltraité par la lecture psychanalytique Narcisse souffre de la rumeur qui ferait de lui un insupportable égocentrique aimant faire tourner le monde autour de son nombril. Il y a un peu de vrai dans tout cela, mais seulement lorsque le programme mythologique de la personne reste inachevé. Car l’histoire du bel adolescent raconte un chemin d’éveil et de connaissance de soi.

Pour nous qui savons que Narcisse mourra, jeune encore, en admirant son image dans l’eau vive de la source il est facile de voir que l’adolescent se connut lui-même puisqu'il mourut de faim et de soif en contemplant la profondeur de ses reflets argentées. L'histoire de Narcisse serait-elle un parchemin où est gravé d’une encre immémorielle un antique chemin de sagesse ?

Mais n’anticipons pas.

L'histoire de Narcisse condensée

Un jour une jeune et jolie nymphe en promenade croisa le cours d’un fleuve majestueux nommé Céphise. Le cour d’eau, trouvant alors la nymphe à son goût, décida de l’enlacer et la violenta. Neuf mois plus tard naquit Narcisse, dont le nom signifie « narcose », endormissement.

Seize années plus tard l’adolescent était connu de tous pour sa fascinante beauté à nulle autre pareille. Mais celui qui avait tant de charme refusait catégoriquement de se laisser toucher par quiconque, repoussant tous les amours.

On raconte même qu’un jeune homme plus assidu que les autres lui fit un jour envoyer en guise de cadeau une épée. Mais Narcisse refuse le cadeau d’Aménias et le lui retourna. Par dépit le prétendant usa de l’arme pour s’ouvrir la poitrine, ce qui n’émut d’ailleurs pas une seule seconde le fils de Liriopée.

Un jour, à l’occasion d’une chasse au cerf dans la forêt avec une bande d’amis, l’Enfant se perdit. Seul, il commença à désespérer lorsque, soudain, il entendit comme un bruissement :

-       « N’y a-t-il pas quelqu’un ici ? » cria-t-il pour masquer sa crainte et son espoir mêlés.
-       « Si !» répondit une voix cachée derrière les fourrés. Echo était alors une nymphes bien vivante, de chair et d’os. Son cœur palpitait d’amour pour Narcisse mais, suite à une punition infligée par Héra, elle ne pouvait plus que répéter les sons entendus.
-       « Venez ! rejoignons-nous ! »
-       « Joignons-nous ! » s’empressa de répéter Echo qui sortit soudain de son taillis et se précipita pour enlacer l’objet de ses vœux.
-       « Que je meure avant d’être à toi ! » s’exclama Narcisse surpris par tant de fougue.
-       « Etre à toi ! » ne pu que répondre la Nymphe dédaignée.

Depuis ce jour de désespoir Echo n’est plus que l'ombre d'elle-même. Seule sa voix résonne encore dans les gorges des montagnes.

Poursuivant son chemin d’errance l’Adolescent en vint à découvrir un lieu étrange où nul animal n’avait jamais laissé de traces, pas même un rayon de soleil n’avait percé le clair-obscur de cet endroit au centre duquel une source limpide jaillissait. Soudain aiguillonné par la soif Narcisse se penche au-dessus de l’eau claire et que ne voit-il pas ! Un visage beau comme une figure divine lui apparaît pour la première fois. Alors pour la première fois son cœur s’enflamma. Et l’objet de son amour semblait si bien répondre à ses attentes ! Ne souriait-il pas quant il lui souriait ? Ne s’approchait-il pas de lui lorsque son geste se faisait plus avenant ? Mais l’Enfant ne tarda pas à réaliser qu’une fine pellicule d’eau entre lui et son amour était plus redoutable que les centaines de kilomètres qui séparent parfois les amants.

Pour la première fois il devint perméable à la souffrance. Alors son aventure vers les confins de lui-même pu continuer. N’écoutant ni la faim ni le sommeil ni son corps, il n’est plus qu’un œil au regard profond. Et puis, il eut cette phrase merveilleuse : « Mon image ne peut plus m'abuser ; je brûle pour moi-même, et j'excite le feu qui me dévore… Ne suis-je pas le bien que je demande ? ». Enfin conscient que le monde qu’il voit n’est autre que lui-même il poursuivit sa longue traversée du miroir d’eau. Il tenta bien de se saisir, mais la fine vision s’évanouit sans mot dire. Quelques larmes roulèrent sur ses joues et vinrent troubler la surface sensible de la source. Son image se troubla. Narcisse entra alors dans le trouble car ses représentations de lui-même s’évanouissent à leur tour, aussi fragiles que d’éphémères illusions.

Descendu au cœur du royaume des morts, il se regardait encore dans le Styx, « le détesté ». Et lorsque les nymphes vinrent, selon la coutume du lieu, préparer son bûcher funéraire une dernière surprise les attendait : à la place de l’âme défunte elles virent fleurir une fleur d’or couronné de pétales blanches, le narcisse. Narcisse était enfin devenu lui-même.

L'histoire de Narcisse contée par Ovide, ici extrêmement condensée, nous parle donc d’un chemin de connaissance de soi. C’est en s’aimant lui-même intensément que l’Adolescent découvrit sa véritable nature, c’est en allant au bout de son narcissisme qu’il nous délivre un message universel.

Une lecture symbolique des éléments de l’histoire va nous aider à comprendre le chemin d'éveil proposé par Narcisse.

Parmi les personnages Echo est le double sonore de Narcisse. Ameinias – « celui qui ne s’arrête jamais » - figure l’amour-victime, celui qui cherche à maintenir l’autre près de lui en arguant de sa souffrance. Il n’est de pire tyran que celui-là, car qui oserait humainement se dégager de tels liens au risque de faire souffrir plus encore ? Echo enlace l’Adolescent, elle figure l’amour fusionnel. Enfin Liripoée, inquiète sur l’avenir de son fils, représente une troisième forme d’attachement : l’amour inquiet et protecteur.

Ces trois modes de liaison tout Narcisse les porte en lui ou, s’il les refuse, les trouve en son extérieur. Le mythe nous invite à les regarder en face et à nous poser les questions : est-ce que j’emprisonne subtilement l’autre en utilisant ma souffrance ou ma fragilité (Ameinias) ? Est-ce que je recherche dans l’être aimé un double de moi-même avec qui je serai unifié (Echo) ? Est-ce que mon inquiétude pour l’être aimé ne cache pas un désir secret de contrôle de sa vie (Liriopée) ?

Ces trois pièges de l’amour Narcisse les traversera lorsqu’il découvrira, en tournant son regard vers le miroir profond de ses images intimes, que son image ne peut plus l’abuser, qu’il brûle d’amour pour lui-même et excite le feu qui le dévore. Grande découverte que celle-ci ! Narcisse vit une expérience fondatrice. Il réalise que le monde extérieur est à son image.  Il comprend que ce qu’il voit, c’est lui. Tout ce que nous désirons n'est-il pas le miroir de nous-même ? Tout ce que nous haïssons n'est-il pas le reflet de ce que nous n'aimons pas en nous-même ? Tout ce qui nous effraie n'est-il pas la matérialisation de la peur de certaines parties de soi-même ? Comme Narcisse, nous sommes amenés à prendre conscience de cela. Tout « ce qui nous arrive » nous révèle symboliquement qui nous sommes.

Alors l’Enfant va dénouer les trois attachements qui avaient engendré tant de souffrances. En cherchant vainement à enlacer son image reflétée dans l’eau de la source il se libère du désir possessif ; en cherchant à mourir, lorsque ses représentations de lui-même se troublent dans l’eau de la source, il se libère de sa tendance à « jouer » à la victime. Comment tout cela fut-il possible ? Par la grâce de trois renoncements successifs.

D’abord il quitte sa bande d’amis avec qui il aimait « chasser le cerf », c’est-à-dire poursuivre un idéal réel mais sans intensité cardiaque. En assumant cette période de solitude imposée par la vie il se rend disponible à son premier amour, Echo.

Puis, en rompant avec la Nymphe, il  renonce symboliquement à « répéter le son », le nom français d’ « Echos ». Plus simplement il comprend que pour trouver son centre il doit renoncer au bavardage, cesser de confondre l’étalage superficiel de sa vie avec le dévoilement de sa nature profonde. C’est tellement vrai que l’étape suivante de l’histoire conduira l’Adolescent près d’un lieu sans mémoire, à proximité d’un espace où aucune trace ne fut jamais posé. Au cœur de celui-ci il va bientôt rencontrer sa source intérieure. La géographie du mythe est essentiellement une géographie psychique. « Entrer dans un lieu sans mémoire » signifie accepter le non-savoir, reconnaître sa fragilité et sa vulnérabilité, abandonner ses stratégies de défense, s’ouvrir corps et âme au grand Inconnu. Cette confiance-là est difficile à acquérir pour Narcisse qui cherche si souvent la confiance chez les autres.

Il dénoue ensuite l’amour inquiet de sa mère, cette attitude intérieure inconsciente du narcissique qui cherche à tout contrôler dans sa vie - et celle de ses compagnons - afin de ne pas risquer d’être blessé.

Lorsque le sentiment d’amour s’est libéré des trois pièges extérieurs – la possessivité, la victimisation et le contrôle -  il se tourne, dans son immensité bienfaisante, vers lui-même. Alors la grande aventure peut commencer. Il plonge au cœur de lui même par l’acceptation inconditionnelle de ses images intimes, comme le fit, par exemple, ce génie de la littérature que fut Marcel Proust. Arrivé presque au terme de ce voyage, celui qui ne vécu que pour l’amour rencontre enfin sa haine. « Styx », le dernier cours d’eau où le bel adolescent se mire encore après sa mort, se traduit en effet par « détesté ».  C’est seulement après avoir vu ces zones de poison psychique que Narcisse deviendra un narcisse, qu’il sera ce qu’il est.

Comment savoir si l'histoire de Narcisse, ce mythe initiatique, vous concerne ?

Certains Narcisses en éprouveront d’emblée une évidence intime car leur histoire de vie est là.

D’autres, moins marqués par ce mythe, auront peut-être besoin d’indices objectifs pour s’en assurer. En voici quelques uns.

L’amour des miroirs qui réfléchissent sans cesse la question fondamentale : « qui suis-je ? » ; les coquillages et les formes ovoïdes, métaphores de la maison et du corps ; les argiles qui rappellent à Narcisse son premier devoir : se construire lui-même ; les dîners amoureux en tête à tête : l’Enfant qui se mire dans l’œil-lac de l’autre ; l’eau qui marque l’hypersensibilité de Narcisse ; une trousse de médicaments, palliatifs ou accompagnateurs de la souffrance ; une forme de violence pendant la grossesse de la mère : le viol de Liriopé ; la rédaction d’un journal intime ; la difficulté à couper le cordon ombilical qui relie à la mère, à la bande d’amis et à l’image de soi : les trois ruptures imposées par la vie à l’Adolescent ; et enfin la grand apport de Narcisse au monde : le don de soi pour son art.

Icare, la passion du soleil

Icare :  la première ascension profane de l'histoire !

 

Les ailes ! Où sont nos chères ailes ? Et comment les claquer dans le vent des cimes silencieuses sans craindre de  perdre l’équilibre ? Partir ! Pour quitter ou pour aller ? Les deux sans doute. Et ce soleil du nouveau monde qui promet tant, comment le rejoindre ? Icare guide l’ascension profane de ceux qui, en leur éternelle jeunesse, croient fermement que les hommes du monde méritent mieux que de vivre dans un labyrinthe technologique et technocratique étouffant.

L’histoire de ce jeune homme qui, muni d’ailes fabriquées par son père Dédale, s’éleva dans l’azur, hors du labyrinthe où il était enfermé et monta, monta, monta, dans le fol espoir d’atteindre le soleil est resté dans la mémoire contemporaine. De nombreuses œuvres d’art en témoignent régulièrement. Or les anciens Grecs préféraient représenter Dédale, l’inventeur du labyrinthe, des statues qui bougent, de la vache de bois qui trompa Poséidon, et de beaucoup d’autres gadgets technologiques[1]. Si le technicien qui est aujourd’hui mis à l’honneur dans la vie pratique, c’est son fils, enthousiaste et fragile, hanté par ce fol espoir de sortir du Labyrinthe, que le monde de l’art suscite. Aurions-nous besoin de lui et de ses aspirations secrètes vers une nouvelle conscience et un monde meilleur ?

Le roi Minos, le Taureau blanc embastillé, la concupiscence de la reine, le terrible Minotaure, le labyrinthe palais-prison, l’envol puis la chute d’Icare forment une séquence symbolique, une inexorable chaîne d’événements qui décrivent assez bien notre histoire occidentale sous l’angle de sa frénésie de production.

Il était une fois un roi qui régnait sur la grande île de Crète. Son trône, il le reçut grâce à Poséidon, le dieu de la mer. L’accord stipulait que Minos lui sacrifierait en retour un magnifique Taureau blanc qui, en vérité, appartenait déjà au Dieu. Mais l’animal était décidément trop beau aux yeux du souverain ! « Impossible de m’en séparer » pensa-t-il ! Ourdissant une ruse, il sacrifia au dieu un autre taureau beaucoup plus banal de son cheptel. Croyait-il vraiment tromper Poséidon ? Celui-ci vit la ruse mais ne dit mot, ruminant sa vengeance.

Peu de temps après l’incident, Pasiphaé, la femme de Minos, tomba éperdument amoureuse du Taureau sacré. Folle de désir, elle manda Dédale, son ingénieur en chef, et le somma de trouver une solution à cet amour contre-nature. « Dédale » signifie « ingénieux ». Sorti tout droit des arts et métiers, c’est le prototype de l’homme qui propose une solution pratique à n’importe quel problème, fut-elle « contre nature ». Pasiphaé représente le désir de jouissance et Minos se commet dans ce que nous appellerions aujourd’hui un « détournement de bien social » en refusant de rendre au dieu son dû. Ces trois archétypes que sont le désir de jouissance (Pasiphaé), le désir de posséder (Minos) et l’ingéniosité mise au service de la jouissance et de la possession (Dédale) forment l’une des armatures psychiques les plus profondes de notre monde. Elle nous conduit vers des situations étouffantes, comme l’esquisse le mythe.

Dédale se rend donc à la convocation de la reine qui lui demande une solution pour jouir du beau taureau de Poséidon. L’homme réfléchit un instant et invente le premier être bionique de l’histoire. Il fabrique, à l’aide de quelques planches, une vache de bois munie de roulettes et conseille à la reine de s’y glisser en introduisant ses jambes dans les pattes postérieures du grand jouet. Le leurre est prêt. Dédale tire Pasiphaé vers un pré où paît tranquillement le beau Taureau de Poséidon. Celui-ci, qui devait sans doute être un peu distrait, monte aussitôt la vache de bois et engrosse la reine qui, neuf mois plus tard, donnera naissance au monstre bien connu : le Minotaure, homme par la tête, bovin par le reste du corps. L’enfant sera bientôt enfermé au cœur du labyrinthe construit à cet effet par… Dédale. C’est que le monstrueux bébé se rassasie de chair humaine. Il n’est donc guère présentable.

Que suggère le mythe dans cet extraordinaire concentré d’images symboliques ? Lorsque l’être humain accepte de devenir comme un objet au nom de son désir de jouissance naît au fond de son âme un instinct de mort, une force destructrice qui « dévore de la chair humaine », qui anéantit tout ce qui, en lui, palpite encore.

La société de jouissance est le fruit du désir de Pasiphaé pour le « Taureau ». Et elle s’est mise en place à grande échelle à l’aide de techniciens géniaux. Mais ceux-ci ne comprirent pas cette donnée essentielle : toute avancée technique érode la place du vivant dans le monde et dans les cœurs. L’instinct de mort, de réalité psychique, est devenu aujourd’hui une menace objective permanente. Lorsque les industries pétrolières avec leur technologie sophistiquée décident de creuser de nouveaux forages en Alaska, profitant ainsi de l’opportunité de la fonte des glaces due au réchauffement climatique, elle-même induite par une surconsommation d’essence, cela dépasse toute rationalité. N’est-ce pas l’instinct de mort de l’humanité, son Minotaure intime, qui dévore la chair de l’homme ?

La solution au problème du Minotaure, Minos la demande imprudemment à son ingénieur. Désireux de cacher l’enfant de sa femme, le roi de Crète ordonne donc à Dédale de construire un Palais-labyrinthe pour y enfermer le monstre afin qu’il disparaisse de sa vue, loin de son champ de la conscience. Nier l’évidence est la solution choisie. Plus tard Thésée détruira la bête assoiffée de sang, aidé par l’amour d’Ariane qui lui fit don d’un fil magique afin qu’il ne se perde point dans le dédale. L’amour déjoue les conséquences dramatiques d’une sur-technologie.

Fort mécontent de l’idée de la vache bionique le roi n’hésita pas à enfermer son fidèle serviteur dans le Labyrinthe, en compagnie de son fils Icare. L’ingénieur est maintenant clos en lui-même, dans le dédale de sa pensée labyrinthique. Curieusement, le néocortex, le siège de la pensée, offre au regard cette même image biologique aux voies enchevêtrées. Le monde extérieur est à l’avenant puisque notre civilisation offre une complexité de savoirs, des routes entrelacées, des flux financiers aux chemins tortueux et des échanges complexes de marchandises. Jusqu’au plan  du métro qui évoque la forme du labyrinthe ! Partout le néocortex marque le monde de son sceau. C’est le symbole de l’errance croissante de l’homme occidental structuré autour de multiples pensées qui ne sont, au final, que des allers et retours exploratoires d’impasses renouvelées. Même si les corps restent parfois sédentaires, les concepts, les biens de consommation, l'argent, l’administration, les relations affectives, les carrières professionnelles et les parcours de vie dessinent les chemins tortueux du dédale.

Pour échapper à ces chemins déroutants le mythe évoque trois solutions : l'amour (Thésée et Ariane), l’exploration du monde magique d’où naîtra la conscience du sacré (Glaucos) et, pour ceux qui préfèrent les voies de la connaissance, l'envol vers le soleil de la vérité : la voie ascensionnelle choisie par Icare.

Icare joue et perturbe son père. Dédale travaille obstinément et élabore une nouvelle invention pour se sortir du pétrin où la précédente l’a conduit. L’homme est en effet très occupé à fabriquer des ailes pour échapper au piège qu’il à lui-même construit, le labyrinthe. Conscient des limites de sa nouvelle invention, il prévient son fils et lui dit en substance : « avec ces ailes dont je te dote tu ne devras voler ni trop haut ni trop bas, mais rester dans le juste milieu ». L’enfant n’a cure de ces avis trop paternels. Il écoute d’une oreille distraite et s’amuse comme un fou avec sa console vidéo.

Une fois les ailes fixées à son jeune corps Icare découvre un jeu encore plus fascinant. Ivre de sensations, il tente à présent l’impossible : monter toujours plus haut afin de s’arrimer au grand soleil. Ce qui devait arriver arriva. Les fines pointes de  cire qui maintenaient ensemble les ailes artificielles se ramollissent puis fondent. Fragilisé, l’attirail se disloque. Et l’enfant désespéré a beau agiter les bras… il chute mortellement dans l’eau bleue de la Méditerranée.

Lorsque Dédale enterra son fils, il observa non sans étonnement une perdrix qui battait joyeusement des ailes dans les buissons d’à-côté. De mauvais souvenirs lui revinrent à l’esprit. La perdrix était la métamorphose de son neveux Talos qu’il avait poussé du haut de l’Acropole par pure jalousie. Or Talos, avant de se transformer en perdrix pour échapper à sa chute, était un adolescent extrêmement doué qui avait déjà inventé le compas et la scie, au grand dam de son oncle secrètement envieux. C’est pourquoi il s’en débarrassa. Accusé de crime par l’Aréopage il fut condamné à l’exil et se réfugia sur l’île de Crète où Minos le reçu avec bienveillance, là où toute l’histoire à commencé.

Minos règne sur une île. Comme tous les îliens, il se sent différent des autres. Pour le comprendre il suffit d’observer l’attitude des Anglais vis-à-vis de l’Europe politique. Où des Japonais dans le jeu diplomatique asiatique, ou encore des Cubains envers les Etats-Uniens. Vivre sur une île développe une psychologie solitaire et autonome. L’isolationnisme du roi s’accroît encore lorsqu’il s’approprie le don d’un dieu, c’est-à-dire une qualité dont il est le dépositaire mais certainement pas le propriétaire. C’est cette confusion qui va entraîner le drame.

Dans sa relation à l’environnement, la civilisation humaine ne s’imagine-t-elle pas comme une île ? Une île supérieure et dominatrice qui entend dicter sa loi à la Nature pour assouvir ses besoins de consommation et son désir de posséder. Le mot « environnement » résonne déjà comme un aveux. La Nature est devenue notre enclos. Et nous avons oublié que nous ne sommes pas les propriétaires de la Terre, mais seulement des passants.

Dédale est le fidèle auxiliaire de Minos. La ruse naît d’abord du besoin d’accroître ses possessions (l’enferment du Taureau divin) et d’intensifier ses sensations (Pasiphaé). Ensuite l’intelligence technique se développe dans l’espoir de remédier aux inconvénients du mensonge : le labyrinthe voile la face du Minotaure. Au bout du compte la pensée devint prisonnière de ses systèmes de représentation, si élaborés, lorsque Dédale est enfermé dans le dédale.

Arrivé à ce point limite, Icare devient une nécessité et un mythe moderne. L’adolescent tente la première ascension profane de l’histoire dans le fol espoir d’échapper au cocon de la sécurité technocratique et de renouer avec la simplicité des azurs limpides. Il cherche de toute son âme une nouvelle manière d’être, un nouveau soleil. Ses ailes battent, pleines d’espoir, à l’unisson de son cœur chaviré.

Sa chute ne signe pas l’impossibilité de conquérir les hauteurs. Elle rappelle simplement et dramatiquement les limites des ailes artificielles. Il eût fallut des ailes de chair solidement chevillées au corps pour voler si haut. Les ailes de Pégase par exemple. A moins que les élytres des anges n’eussent suffit.

Que manque-t-il donc à Icare pour construire un nouveau monde si ce n’est de vraies ailes ? Et dans son extraordinaire simplicité le mythe nous livre leur secret car des ailes sans cire eussent été parfaites ! « Sans cire » ? Le latin sin cera élabore sincera : « sincère ».

A la possession illégitime et solitaire du roi Minos, à la jouissance de Pasiphaé qui réduit le sujet au rang d’un consommateur et à la ruse de Dédale qui prépare le lit du mensonge, il n’y qu’une seule grande et belle réponse : la sincérité. La naïveté appartient à ceux qui sentent la nécessité d’un nouveau monde, mais n’ont pas encore élaboré leurs ailes de chair.

La sincérité commence donc par soi-même. Et par cette question : « Mon désir d’échapper au monde complexe où je vis est-il une fuite, est-ce une exaltation imaginative qui comble tous mes manques ? Ou surgit-elle d’un manque profond, vital, d’un Appel déchirant qui crie dans mon cœur « hâtes-toi ! Ne sais-tu pas que ta vie est courte ? ».

La sincérité ne consiste pas à obéir  aux sages paroles d’un père ou d’une figure de référence ! Icare nous le démontre brillamment en refusant d’écouter les conseils de Dédale qui lui demande de ne pas voler trop haut. La raison se méfie raisonnablement de toutes les échappées belle idéalistes. Mais elle a oublié qu’elle fut un jour une brillante utopie lorsque les Giordano Bruno, Galilée et autres Francis Bacon défiaient le labyrinthe théologique de leur temps. Les esprits frileux et trop prudents appartiennent à toutes les époques, leur rôle est de maintenir la raison du système dominant. Mais Icare est trop fasciné par ses espérances pour s’y soumettre.

La sincérité ne consiste pas non plus à rester sentimentalement dans le ventre maternel, familial ou social ! Très discrète, la mère d’Icare se nomme Naucraté, « suprématie sur mer ». Faut-il entendre « suprématie sur mère » ?  C’est une esclave, une personne déracinée qui a perdu ses parents et n’a pas de droit civiques. Moins qu’une « personne » la mère de l’Enfant représente une atmosphère, une ambiance diffuse, un inconscient possessif qui tente de refermer son ventre-labyrinthe sur les tentatives d’élargissement de son fils. L’envol, c’est avoir le courage de quitter la sécurité du cocon.

La sincérité consiste à savoir mentir pour protéger sa force ascensionnelle. Nietzsche exprima cela admirablement[2] :

« Et si un jour la vérité l’emporte, demandez-vous avec une bonne méfiance : « Quelle puissante erreur a combattu pour elle ? »

Et tenez-vous aussi à l’abris des savants ! Ils vous haïssent : car ils sont stériles ! Ils ont des yeux froids et secs, à ces yeux-là tout oiseau est une pauvre bête déplumée.

De pareils hommes se rengorgent de ne pas mentir : mais il y a encore loin de l’impuissance à mentir à l’amour de la vérité. Abritez-vous !

Il y a encore loin de l’absence de fièvre à la connaissance ! Je ne crois pas aux esprits refroidis. Celui qui ne peut pas mentir, il ne sait pas ce qu’est la vérité. »

Celui qui laisse croître les ailes de son cheval intime ira loin. Comme Pégase qui devint le porte feu de Zeus, la dépositaire de la lumière divine. Sa sincérité à elle fut de reconnaître puis d’accepter les tourments de sa haine et de sa violence endormie.

Ce n’est, certes, pas un « esprit refroidi » qui pourrait porter la fervente lumière du Soleil !

Pourquoi l’ingénieur est-il si jaloux de son neveux Talos au point de détruire son existence et d’encourir l’exil ? Parce qu’il ne supporte plus de voir en lui la profondeur de ses manques. Le compas ! Talos a inventé le compas ! Cet objet utilisé pour faire des cercles parfaits dessine le symbole du Soleil et affirme le nombre π, si irrationnel !

Jamais la brillante intelligence du technicien ne pourra représenter le cercle solaire, c’est-à-dire l’univers des dieux. Jamais l’esprit, si habile soit-il, ne pourra modéliser l’Esprit. Talos, comme la perdrix à la saison des amours, se déplace en cercle avant de courir droit vers le centre. Chose impossible à Dédale qui ne connaît que le mode déambulatoire des circonvolutions complexes du labyrinthe et de son cerveau. Dans l’espoir de ne pas sombrer dans son propre abîme l’ingénieur préfère « tuer » cette pensée qui va directement au cœur de la Présence ! N’est-ce pas aussi ce que fait notre monde lorsqu’il qualifie de « sectaire » toutes les tentatives humaines d’élévation vers l’Esprit ?

Quel conseil donner alors aux icariens ? Tenir et honorer sans cesse le simple et précieux fil d’or de la sincérité qui les mène vers leurs étoiles. Car leur œuvre est digne de cet effort insensé d’élévation.

[1] Luc Bigé, Icare, La Passion du Soleil (Janus).
[2] Frédéric Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra (Payot)

Co-naissance

Comprenez que votre intellect est un tremplin qui vous aidera à joindre l’Intelligence Divine, celle qui est Toute Activité, celle qui n’a plus besoin de “pensée juste”, mais qui est vie toute entière en activité dans le manifesté.

Karuna

… Ou l’évocation des figures de l’intellectuel, de l’intelligent, du sage et de l’initié. En l’absence de la pensée l’homme serait collé à l’expérience de ses sens et de ses peurs sans jamais pouvoir prendre de recul ; sans la pensée il serait incapable de se représenter le monde et de le transformer. Pourtant les avis son partagés sur l’usage de nos capacités néo-corticales. Certains ne jurent que par elles, d’autres affirment qu’il faut « tuer le mental », d’autres encore cherchent à lui trouver une « juste place »…. Et puis la pensée peut-elle se penser elle-même ? C’est là, normalement, la tâche de la philosophie et de l’épistémologie. Pourtant ces disciplines explorent plus les contenus de la pensée que son fait. Comment, en effet, être à la fois témoin et acteur ? Lorsque j’essaie de penser la pensée je pense, je ne suis donc point neutre ni dénué de d’a-priori.

Afin de contourner cet écueil nous proposons une exploration quadrifoliée fondée sur la remarque suivante : quatre grands modes de représentation organisent notre réalité. Il s’agit de la partie autonome, de la relation, de l’information et de la matière. Prenons un exemple afin de l’illustrer. Vous, lecteur de ce texte, vous êtes à la fois un être autonome et unique conscient de votre différence par rapport aux autres ; vous n’êtes cependant pas un « enfant loup » car les contacts avec le monde extérieur vous nourrissent sur le plan biologique, mais aussi affectif et intellectuel ; et puis, en tant qu’être humain, vous cherchez à donner du sens à votre vie (information) et à agir sur/dans le monde pour le transformer (matière). Curieusement ces quatre manières d’être qui pourraient se synthétiser par quatre affirmations - « je suis ce que je mange », « je suis comme je suis aimé », « je suis ce que je pense » et « je suis à l’image de Dieu » - ne sont pas l’apanage d’un être humain. Les particules élémentaires, à leur manière, manifestent elles aussi ces quatre modalités d’être. Un électron est à la fois une particule (autonomie), une onde (relation), de la matière (avec une masse et une charge) et de l’information. Nous avons longuement développé ces quatre approches du réel dans un ouvrage intituléla Force du Symbolique (Dervy, 2004) en montrant leur nécessaire complémentarité. Les philosophies elles-mêmes n’échappent pas à ces catégories naturelles :

L’existentialisme et le matérialisme s’occupent de la partie et de la substance : quadrant 1

Le marxisme et l’écologie pensent les interactions entre les constituants matériels du monde et évaluent leurs conséquences : quadrant 2.

Les philosophies du réenchantement du monde explorent le troisième quadrant.

Husserl, avec sa phénoménologie transcendantale, explore la nature du monde métaphysique et son lien avec le réel objectif : quadrant 4.

En d’autres termes entre Sartre, Edgar Morin, Diel et Husserl, il n’est pas nécessaire de choisir si l’on voit que chacun d’eux investigue une quarte de la totalité.

C’est à l’intérieur de ces « garde-fous » que nous allons essayer de penser la pensée.

La figure la plus commune et la plus connue est celle de l’intellectuel, en cohérence du reste avec la dominante matérialiste de notre conception du monde. Le matérialiste accumule des objets, l’intellectuel accumule des savoirs. Il dira volontiers « je sais donc je suis », identifiant sa conscience à l’objet conceptuel. Il est bourré de certitudes car il croit dur comme fer que le savoir s’accumule, ne se contredira jamais et aboutira à une maîtrise totale sur l’univers. Derrière ce mode de pensée se cache une volonté de puissance. Où se cache-t-elle ? Derrière le masque de l’objectivité et l’affirmation (erronée) de l’existence de « faits » autonomes. Souvent il cherche à avoir raison et à imposer son point de vue à force d’arguments. Il s’appuie sur des « certitudes » scientifiquement démontrées. Pourtant, contrairement au chercheur scientifique, il ignore le doute et le questionnement. En réalité la pensée fonctionne ici comme un désir de possession mis au service de l’accroissement de la partie : plus je sais plus je suis et plus j’ai de pouvoir.

Entrer dans le second quadrant sera pour lui un choc ! Car la relation est mouvance, incertitude, doute, questionnement. Ici le penseur sait intimement qu’il apprend en posant des questions bien plus qu’en donnant des réponses. Car les réponses sont toujours dépendantes du contextes, la généralisation est devenue impossible, chaque situation, nécessairement unique, demande une longue investigation avant de pouvoir être vraiment réfléchie. En réalité, ici, il n’y a plus de réponses. Le « savant » cède sa place au « chercheur ». Le savoir du savant est devenu une base de donnée utile au questionnement. Ce savoir-là a enfin perdu de sa superbe et s’agenouille devant l’infinie complexité du réel. La pensée se libère de la tenace illusion de savoir quelque chose pour comprendre la docte ignorance : elle sait qu’elle ne sait pas. C’est cette différence de regard sur le monde sépare l’intellectuel de la personne intelligente.

Le penseur est alors mûr pour entrer de plain-pied dans le troisième quadrant. Une nouvelle rupture se profile. Après la guérison de sa maladie infantile, la toute puissance, grâce à l’acceptation inconditionnelle du doute, la pensée découvre un autre gouffre en face duquel elle pourra méditer longtemps avant d’oser avancer d’un pas. En quelques mots : la signification ne se construit pas, elle se révèle. Après avoir constaté la vacuité du savoir et la complexité du réel le penseur réalise qu’il est pensé. L’intellectuel a abandonné son orgueil pour devenir intelligent ; le chercheur abandonne à présent son désir de savoir pour s’ouvrir à la présence du sens qui transparaît derrière tout ce qui paraît. A ses yeux le monde devient une forêt de symboles car c’est là, réalise-t-il, le langage de la nature qui l’entoure et de son inconscient. Un nouveau changement important se prépare car la perception de flashs de signification touche à la fois son entendement et sa conscience. Dans le premier quadrant la personne retenait simplement des « faits », ces savoirs inutiles dont sont friands par exemple les candidats des jeux télévisés ; puis elle en vint à réfléchir et à mesurer son ignorance face à la complexité et à la mouvance du réel ; enfin elle se sentit touchée par la révélation de l’univers du sens. A la perte progressive de contrôle se joint l’accroissement d’une réelle participation au monde. Le penseur se sent de plus en plus concerné par le réel, non par idéologie ou par sensiblerie, mais parce que ce réel-là le touche directement et inévitablement.

Bombardé, en quelques sortes, par tant de possibles et tant de représentations, l’homme accepte dans son cœur une idée difficile et lourde de conséquences : « mes pensées ne sont pas mes pensées ». Ici, cette dernière phrase n’est pas seulement une « belle idée » que l’intellectuel va poser dans sa collection et ressortir au cours d’un dîner ;  ce n’est pas non plus le fruit éphémère d’une longue réflexion déroulée par l’homme intelligent ; ni une intuition soudaine qui a heurté la conscience de celui qui est déjà engagé sur le chemin du non-savoir. Il s’agit d’une expérience profondément déstabilisante. Car si « mes pensées ne sont pas mes pensées » le « je » identifié à ses représentations et ses systèmes de croyance, n’existe pas. Sri Aurobindo, au début du siècle dernier, écrivait déjà :

“De par son principe, l’homme est un être mental, mais il ne vit pas dans un monde mental, il vit surtout dans une existence physique : c’est un mental  enfermé dans la Matière et conditionné par la Matière. Par suite il doit partir de l’action des sens physiques qui sont les véhicules de ses contacts matériels.

… Tout change lorsque nous passons du mental à la gnose; car le principe central de ce plan est une connaissance inhérente et directe. L’être gnostique (vijnânamaya) est caractéristiquement une conscience-de-vérité, un centre et une circonférence de la vision véridique des choses, un mouvement concentré ou un corps subtil concentré de la gnose. Son fonctionnement est le rayonnement et l’accomplissement spontané du pouvoir de vérité dans les choses selon la loi intérieure de leur vrai moi et de leur nature profonde. (…) Il s’ensuit que le premier pas élémentaire pour arriver à l’être de gnose est de se délivrer de l’ego limitateur et emprisonnant, car, tant que nous vivons dans l’ego, il est vain d’espérer atteindre à cette réalité plus haute, à cette vaste conscience de soi, cette vraie connaissance de soi.”

Quelques années plus tard le sage Indien expérimentera directement cette conscience-de-vérité. Alors tout change, jusque dans sa manière d’écrire :

“Les pouvoirs symboliques du nombre et de la forme,
Et le code secret de l’histoire du monde,
Et la correspondance de la Nature avec l’âme
Sont écrits dans le cœur mystique de la vie.
Dans l’incandescence de la chambre des souvenirs de l’Esprit,
Il put recouvrer les lumineuses notes marginales
Parsemant de lumière le parchemin morose et ambigu,

Il vit la pensée sans forme dans les formes sans âme,
Connut la Matière enceinte du sens spirituel,
Le Mental osant l’étude de l’inconnaissable,
La vie en gestation de l’Enfant Doré.

Un éclat plus vaste illumina la page puissante,
Une raison d’être se mêla aux fantaisies du Temps,
Une signification rencontra l’allure trébuchante du Hasard
Et le Destin révéla la chaîne d’une volonté clairvoyante;
Une immensité consciente remplit le vieil Espace muet
dans le vide il vit trôner l’Omniscience suprême.

Une Volonté, un espoir immense s’emparèrent de son cœur,
Et pour discerner la forme du surhomme
Il leva les yeux vers des hauteurs spirituelles invisibles,
Aspirant à faire descendre un plus grand monde.

.................................................................................................

Un assemblage compact de vies expérimentales grossières
Est réuni en un tout de mosaïque.

Un animal avec quelques instincts de Dieu,
Sa vie, une histoire trop ordinaire pour être dite,
Ses actions, un nombre dont le total est nul,
Sa conscience, une torche allumée pour être éteinte,
Son espoir, une étoile surplombant un berceau et une tombe

Impassible, il vivait à l’abri des espoirs terrestres,
Une image dans l’ineffable sanctuaire du Témoin
Arpentant la vaste cathédrale de ses pensées
Sous ses arches indistinctes par leur infinité
Et la couvée d’ailes invisibles tendues vers le ciel.

Une lumière universelle était dans ses yeux,
Une affluence dorée fleurissait dans le cœur et le cerveau;
Une force descendit dans ses membres mortels,
Un courant venu des mers éternelles de Félicité;
Il sentit l’invasion et la joie innommables.

……………………………………………………………………

Le petit anneau de l’ego ne pouvait plus se fermer;
Dans les espaces énormes du moi
Maintenant le corps semblait être seulement une coquille errante,
Son mental, la cour extérieure aux multiples fresques
D’un Habitant impérissable :
Son esprit respirait un air surhumain.

Il n’y avait plus de petite créature poursuivie par la mort,
Ni de fragile forme d’être à protéger
D’une Immensité engloutissant tout

………………………………………………………………………

Montant et descendant entre les pôles de la vie
Les royaumes compact de la Loi progressive
Plongeaient de l’Eternel dans le Temps,

Et remontaient du Temps jusqu’au Moi immortel,
Sur une échelle dorée qui porte l’âme,
Liant avec des fils de diamant les deux extrémités de l’Esprit.

Savitri. Livre I, Chant V.
(traduit par la Mère)

Inutile d’en  rajouter….

La langue des Oiseaux

Parler et écrire revient à émettre des sons et à dessiner des formes. De tous les vivants, l’être humain est devenu un spécialiste dans ce genre d’exercice. Se souvient-il encore qu’il réitère par là un acte fondateur et sacré ? Ces deux voies d’expression du sens, celles de la géométrie et de la sonorité, s’enracinent très profondément dans la nature de l’univers.

La philosophie tantrique enseigne que la Mère Divine se manifeste par la forme et le nom, et qu’il existe de nombreux mondes sur différents plans de conscience, tous contrôlés par le pouvoir de la Mère Divine. L’objectif de la pratique tantrique consiste à s’identifier au Sans Forme et au Sans Nom situé au-delà de tous ces univers : à la suprême Shakti[1]. Comprendre le jeu des noms et des formes est un premier pas pour sortir de la prison de nos identifications et nous ouvrir au pouvoir, à la conscience et à la bénédiction du Suprême.

Pourtant nous acceptons habituellement notre langue et notre l’écriture comme une évidence qui s’impose à nous du fait de l’histoire. Elle serait le fruit du passé, d’un mélange imprévisible issu du brassage des peuples, des conquêtes territoriales, des évolutions culturelles et, en ce qui concerne le français, une transformation particulière du latin. De ce point de vue, les lettres, les sonorités et les accents toniques se forment et se déforment au gré des aléas de l’histoire, l’alphabet et le verbe sont des habitudes forgées par un passé ancestral.

Voici donc deux thèses sur l’origine du langage. La première affirme que le verbe est créateur d’Histoire, la seconde que le verbe est créé par l’Histoire. L’une flirte avec les traditions religieuses tant orientales qu’occidentales pour qui le « verbe s’est fait chair », l’autre s’appuie sur la pensée scientifique qui voit le monde organisé comme sorti du terreau informe d’une matière en chaos. Evitons tout de suite deux écueils : prendre fait et cause exclusif pour l’une de ces deux visions du monde, et les confondre avec le débat actuel autour du créationnisme et du darwinisme.

La langue des oiseaux, définition

langue des oiseauxLa « langue des oiseaux » n’est pas nouvelle. Les alchimistes l’utilisaient déjà pour coder leurs textes puis Lacan la redécouvrit en « jouant » avec le langage. On se souvient des intitulés restés célèbres de deux de ses conférences : Les Non Dupes Errent (pour « les noms du père ») et Le Fond de l’Air est Frais (pour « le fond de l’ère effraie »). Dans « Encore » le psychanalyste dévoile également le sens profond de l’interdit[2] : « Il y a du rapport d’être qui ne peut pas se savoir. C’est lui dont, dans mon enseignement, j’interroge la structure, en tant que ce savoir – je viens de le dire – impossible est par là interdit. C’est ici que je joue de l’équivoque – ce savoir impossible est censuré, défendu, mais il ne l’est pas si vous écrivez convenablement l’inter-dit, il est dit entre les mots, entre les lignes. Il s’agit de dénoncer à quel sorte de réel il nous permet l’accès. Il s’agit de montrer où va sa mise en forme, ce métalangage qui n’est pas et que je fais ex-sister. Sur ce qui ne peut être démontré quelque chose pourtant peut être dit de vrai ».

C’est précisément ce savoir « inter-dit » qu’explore la langue des oiseaux. Un savoir indémontrable au sens scientifique du terme mais qui, pourtant, est lourd de conséquences. Restons encore un instant sur l’ « interdit ». Il s’agit de ce qui se tient silencieusement « entre les dits » et, d’une manière plus métaphysique, de ce qui est « entre la déité (inter - D.I.T.) ». L’inaccessible, pour nous les hommes, c’est bien sur tout ce qui n’a pas encore été verbalisé, tout ce qui est resté dans les limbes sans définition, même très imprécise. Tout ce qui n’est pas formulé nous est interdit. N’oublions pas que formuler un interdit c’est déjà dire quelque chose et par conséquent sortir de l’inter-dit. Le véritable interdit, c’est l’inimaginé et le non verbalisé, là où les mots sont absents. Et pour celui qui a la foi il s’agit de tout ce qui n’est pas dieu. Mais c’est là seulement une question d’éclairage puisque la déité est « d i t », dieu est très précisément le verbe.

Ce savoir n’est « défendu » que par ce qu’il est « d’E fendu », il « fendille ce qui vient du E », c’est-à-dire les constructions mentales élaborées par l’ego, puisque c’est là le sens symbolique de cette lettre dans notre alphabet. En effet, la ligne verticale (I) du E relie les trois plans de l’être symbolisés par ses trois lignes horizontales : le physique, le sensible et l’intelligible. « E » symbolise l’affirmation pleine et entière de la personnalité, encore que celle-ci passe parfois par des phases d’hésitation (heu… !) et aie besoin de la confirmation de ses compagnons pour prendre des décisions que de toutes manières elle aurait prise ! Entrer dans la langue des oiseaux n’est pas jouer avec les mots, c’est accueillir dans sa conscience le jeu divin de la pluralité des sens qui cherchent sans cesse à prendre forme dans l’histoire, la psychologie humaine, la nature et, en cas d’échec ou de résistance, dans nos maladies. Chacun sait que la « mal à die » est « un mal à dieu (d.i.e.) », une souffrance corporelle et/ou psychique qui signe l’inaccomplissement de la joie du cœur. Le corps « sait » naturellement cette langue des oiseaux. C’est ce qu’ont bien compris les praticiens du décodage biologique. En plus du sens symbolique de la cause organique de la pathologie, le nom de la maladie révèle sa nature. Ainsi la « surdité » signifie-t-elle « je n’entends plus par pur orgueil ». Qui suis-je en effet pour être au-dessus (sur) de dieu (D.I.T. déïté) ? Ou encore : « je n’entends plus parce que j’ai le sentiment d’avoir déjà tout dit (sur-dit) mille fois, j’en ai marre de me répéter et de ne pas être compris ». Quand à la lecture biologique elle décode « je suis malentendant car il y a quelque chose que je veux ou ne peux pas entendre ». Voyons maintenant la « sclérose ». Il s’agit littéralement d’une injonction à aller de l’avant : « Est-ce clair ? ose ! » par « S clér ose »… sans jamais plus se laisser enfermer dans un système familial, moral ou mental (le S initial) ».

Tout cela est en réalité très perturbant. Lors de l’écriture du petit dictionnaire en langue des oiseaux [3]je me sentais parfois sur le fil du rasoir entre folie et raison. L’irrationalité de ce savoir « d’E-fendu » et la multiplicité de significations possibles arrivant comme cela, par flashs, sont profondément déstabilisantes. Cela donne l’impression de naviguer sans repères dans un océan de sens dont la houle parfois emporte et donne le tournis.

Car les quelques exemples proposés plus haut ne font pas figure d’exceptions. La langue française contient un métalangage qui évoque directement l’intelligence de la nature. L’intelligence du corps qui « parle » du sens de sa maladie et de ses organes, l’intelligence de notre prénom qui signe (partiellement) notre identité, l’intelligence de mots aussi banaux que « interdit » où « âme », qui se décode « a-me », sans « moi », « sans ego » et aussi : « la force créatrice (A) de l’amour (M, « aime ») diffuse dans la totalité de la personne (E) ». Les deux significations émanent du même mot. Diffuser l’amour dans toutes les directions implique un effacement du moi. Cela n’est pas nouveau. Mais il est remarquable de le découvrir d’une manière aussi simple et synthétique dans ce mot forgé par la langue française. Nous ignorons à vrai dire si les autres parlers - Anglais, Allemand ou Italien par exemple - arborent les mêmes caractéristiques.

Au fait, pourquoi la « langue des oiseaux » ? Cette expression fut apparemment forgée par les alchimistes dans le but de protéger et de transmettre tout à la fois les secrets du Grand Œuvre. Les oiseaux sont des organismes biologiques qui se déplacent dans l’air. Ce sont, symboliquement, des formes pensées qui naviguent dans l’univers des idées (l’air). Ils représentent donc le monde du sens en mouvement et leur vol était, du reste, utilisé par les anciens Grecs comme un moyen de divination. De cette antique pratique, il nous reste encore l’expression « un oiseau de mauvais augure ». D’une manière plus imagée, ces volatils sont la métaphore des anges. Encore appelée « langue des anges », la langue des oiseaux nous parle du monde du sens et, littéralement, du dit de la déité.

Quelles sont les conséquences philosophiques de cette langue des anges ?

Si les mots nous parlent autant que nous les parlons cela signifie que le langage à deux sources : une origine historique forgée dans le grand creuset de l’histoire des hommes, et une « cause » transcendantale. Par elle le monde du sens fait pression, en quelque sorte, sur le choix des lettres et des sonorités afin que le mot ne reste pas une simple convention, mais soit un symbole porteur de sens. C’est ainsi et seulement ainsi que « trans-paraît » derrière ce qui paraît la « vérité » du mot, la « vers I T » du mot, « vers » la mise en terre (T) de la transcendance (I).

Cette force transcendantale n’est pas un concept intellectuel. Elle a suffisamment de pouvoir pour structurer la langue, faire parler un corps souffrant… et suggérer aux publicitaires quelques inventions commerciales. Qui n’a jamais croisé un hôtel dont l’enseigne lumineuse affiche « Au Lion d’Or »… pour nous dire que, ici, « au lit on dort » ? Et qui se souvient encore de cette publicité affichée lors du lancement de la cinquième chaîne de télévision : « - Eduquons ! – Mais c’est une insulte ! » ? Effectivement, « eh ! du con ! » est bien une insulte.

L’œuvre alchimique consiste précisément à marier ces deux causes qui produisent notre réalité quotidienne - le monde de l’Esprit et celui de la matière - afin d’accélérer l’évolution des règnes végétaux (spagyrie) et minéraux ; afin, finalement, de rétablir l’unité entre le visible et l’invisible.

Nous sommes loin du débat aujourd’hui réanimé entre les tenants du darwinisme et les adeptes du créationnisme. Les premiers pensent que les êtres vivants sont le fruit du hasard et de la sélection imposée par l’environnement. Les seconds s’appuient sur la Bible pour dire que la volonté et l’intelligence du divin ont créé et créent encore notre univers physique et biologique. Nous proposons une troisième voie qui récuse à la fois le hasard et le dessin intelligent[4]. Tout se passe en effet comme si une pression de sens sans intention infiltrait les mots, la matière biologique et l’histoire pour manifester sa propre nature. Tout se passe comme si l’évolution était le produit raffiné d’un grand jeu entre le visible et l’invisible, entre une matière inerte et une force joyeuse et intelligente qui cherche à la modeler afin que le monde objectif devienne le miroir toujours de plus en plus clair de la réalité intérieure.


[1] Krishna Bhikshu, a chakra at sri Ramanasramam in The Mountain Path (avril 1965).
[2] Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, p.108 (Editions du Seuil, 1975).
[3] Luc Bigé, Petit Dictionnaire en Langue des Oiseaux (Editions de Janus, 2006).
[4] Nous avons développé ces idées dans un autre ouvrage : “Prométhée, le mythe de l’homme(Editions de Janus, 2005)”.