Les pays en voie de développement envient parfois notre modèle de société. Leurs habitants rêvent d’un monde d’abondance où la technologie libèrerait de l’effort et produirait plus de plaisir. Quand à nous, les habitants de ce monde développé, nous n’en comprenons que trop les limites avec la perte du lien social et l’ambiguïté du travail qui est à la fois un droit, une nécessité et un immense absorbeur de conscience et de liberté. Nous avons aujourd’hui la conscience plus où moins claire que notre modèle économique conduit l’humanité à sa perte en raison de la surexploitation des ressources naturelles et des conséquences des pollutions engendrées. Tout se passe comme si le modèle de société que nous avons choisi n’avait plus de maître à bord. Il roule pour lui-même et sa propre survie, sans se préoccuper des conséquences à moyen et long terme. La machine qui devait libérer l’homme de la servitude, dans l’esprit des Lumières, exerce en réalité un pouvoir subtil sur notre manière de vivre ensemble. Par un retournement de situation dont l’histoire à le secret l’esprit de la machine à absorbé l’être humain dans ses filets.
Qu’est-ce à dire ? Pour voir cela clairement il faut le recul d’un long séjour en Inde, en Amérique du Sud ou en Afrique, à moins que quelques semaines dans la solitude de la forêt ou du désert ne suffisent. Que voyons nous au retour ? Un monde ultramécanisé et froid, un monde qui impose sa volonté de domination à une nature blessée de toutes part par des routes, des tunnels, du béton, des pesticides… bref ! par une volonté de puissance sans failles ; un monde étrange où l’idéal est devenu un fonctionnalisme sans erreurs : pas d’embouteillages, pas de ruptures de stocks, pas de conflits, pas de manques, pas de peurs, pas de bruits, pas d’échec…. La sécurité et l’abondance sont devenus ses mots d’ordre. Or tous ces termes qualifient le fonctionnement d’une machine parfaite : alimentation, fonctionnement, production, sécurité, rendement, silence, efficacité et contrôle. L’homme « civilisé » perd peu à peu son humanité au profit de l’esprit de la machine : son corps est envisagé comme une mécanique, ses pathologies sont restaurées par des spécialistes qui changent ses organes, réparent ses dysfonctionnements grâce au bistouri et à la chimie et qui, bientôt, modifieront son programme génétique ; son environnement est perçu comme une carrière à ciel ouvert où il suffit de puiser ; la réussite de sa vie se mesure à la quantité de biens consommés et produits ; son seul objectif est de faire baisser une courbe : celle du chômage, enfin le degré de la civilisation est mesure au nombre d’objets fabriqués et à l’augmentation du PIB national.
Nous sommes devenus des barbares technologiques.
L’homme occidental qui a inventé la machine pour le libérer des servitudes du travail est en train d’échouer en raison même du succès de son entreprise : les qualités imputables à une machine idéale sont devenus des idéaux humains incontournables : efficacité, rendement, sécurité, abondance, production….
Allons nous nous laisser spolier de notre humanité par, qui plus est, l’extraordinaire désir de liberté et de vérité qui fut à l’origine de la grande aventure des Lumières ?
Le combat ne se joue pas dans la politique, la science ou même l’éducation et la redistribution des richesses. Il se joue dans notre esprit. Il se joue dans notre œil. Il se joue dans notre conscience. Car de notre manière de percevoir le monde que dépend notre action sur celui-ci et, par suite, le type de civilisation que nous construisons. Bien sûr, il faut un minimum d’adéquation entre la vision et le réel pour que cela fonctionne. Cependant tout décalage, si infime soit-il, entre le réel et notre représentation du réel finit par devenir un gouffre et ouvrir une béance. Nous imaginons alors qu’il faut lutter contre les dysfonctionnements sociaux, économiques et écologiques… alors que ceux ci sont des bénédictions. Ils nous montrent à corps et à cri que le modèle d’un homme-machine et d’une civilisation uniquement technologique et économique claudique quelque part. Ce déséquilibre risque de laisser un lourd héritage aux générations futures.
Et si le degré de civilisation se mesurait à la capacité des habitants d’une nation à vivre dans la joie ?
L’état d’humanité n’est pas donné à la naissance, c’est un état à conquérir : et si c’était cela l’idéal civilisé, aider l’enfant à accomplir sa condition d’homme ? Curieusement toutes les grandes civilisations, sauf la nôtre, ont produit un type humain spécifique : les Grecs ont créé l’orateur et le citoyen libre, les romains le guerrier et le sénateur, le Moyen-âge donna naissance à la chevalerie et même l’Angleterre victorienne produisit la figure du Lord. Qu’avons-nous à proposer comme accomplissement d’un type humain « idéal » au jugement de l’Histoire ? Un consommateur pollueur ? A moins que ce ne soient les figures du technicien, du savant et de l’expert ? Est-ce cela un idéal humain ?
Et si notre relation au monde n’était pas fondée sur la violence et le contrôle mais la confiance et l’accueil de l’incertitude ?
Et si… ?
Et si… ? Il est inutile voire dangereux de construire un nouvel idéal pour contrebalancer l’immense emprise de l’esprit de la machine sur la nature humaine. Car tout chercheur, qu’il soit spirituel, scientifique, artiste ou les trois ensembles, sait au moins une chose avec certitude : ce n’est jamais lui qui a raison, c’est la nature qui a toujours le dernier mot. En d’autres termes ce n’est pas une meilleure idéologie, une nouvelle religion, une société technique mieux raisonnée ou une révolution qui nous sortira de l’impasse où nous a conduit notre désir prométhéen de liberté.
Raisonner en termes de « solutions » est encore un souvenir du machinisme. On peut solutionner une panne, bricoler une adaptation, voire créer un nouvel outil. Mais tout cela s’appuierait sur le présupposé dont nous venons d’esquisser les désastreuses conséquences : l’homme est une mécanique et la civilisation se mesure à sa production.
Il n’y a pas de réponse.
S’il n’y a pas de réponse, il n’y a que des réponses.
La prise de conscience totale et sans illusions de notre situation présente ouvre d’immenses perspectives de liberté. La perception intime de nos conditionnements et l’acceptation sans réserve de notre incapacité à les changer… génère un immense fou rire qui fait voler éclat l’illusion du monde, l’illusion de nos représentations.
Alors quoi ? Alors rien.
Arrivé à ce point je ne puis user que de métaphores.
Chaque lumière de la ville participe à l’illumination de la cité et contribue au dessin d’un canevas dont elle ignore tout. Pourtant, sans elle, celui-ci serait incomplet.
Chaque étoile dans le ciel participe à une constellation, pourtant elle ne brûle que par elle-même et pour elle-même.
Héraclite, en son extraordinaire langage scientifico-poétique, l’avait déjà compris : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». A quoi bon chercher à créer des îlots de stabilité au milieu du courant des choses passagères ? Cela n’aurait qu’une seule conséquence : freiner et perturber le mouvement incessant de la vie.
Quelqu’un écrivit un jour « le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison ». Serions-nous devenus fous ?
Et Maître Eckart : « la rose est sans ’pourquoi’ ». Oserons-nous devenir semblable à la rose en son immense beauté ?
Une autre image empruntée à la mythologie grecque pourrait voler à notre secours pour percer le mur de la raison. Nous sommes les enfants des Lumières et de Prométhée qui, en leurs incroyable générosité pour aider l’humanité, osèrent la transgression des dogmes et des croyances ancestrales pour apporter aux hommes quelques éclats de feu. Pourtant le Titan, symbole de notre civilisation, à refusé un cadeau des dieux, Pandore dont le nom signifie « tous les dons » (Pan doros). Ce cadeau est difficilement acceptable car il représente ce qui angoisse la civilisation prométhéenne au plus profond de ses représentations.
Pandore et ses attributs symboliques sont des évidences aussi difficiles à intégrer que nécessaires pour celui qui aspire, ne serait-ce qu’un peu, à un monde plus humain[1]. Ce sont :
- La partie féminine de lui-même. L’impatience créatrice du Titan supporte mal les valeurs d’accueil, d’ouverture et de réceptivité propres au féminin. Prométhée féconde les hommes par sa flamme, il leur donne l’intelligence et la passion, la passion de l’intelligence pour les plus prométhéens d’entre eux, mais il ne sait pas se laisser féconder comme le ferait une femme.
- L’art du tissage ensuite. Une tapisserie résulte de l’entrecroisement de deux fils, la trame horizontale et la chaîne verticale. Le symbole du tisserand évoque bien plus qu’un simple vêtement. Il est là pour révéler une image secrète. Destin, dessin et dessein s’entrelacent dans le monde imaginal. En termes plus contemporains, les ficelles verticales du tapis cosmique représentent les différents archétypes, les fils horizontaux les multiples niveaux de conscience possibles. Quand au morceau de laine qui serpente entre les deux, il représente la manière dont la personne – le tisserand – dirige sa vie. Les croisements sont le lieu d’un événement produit par deux facteurs : la force d’un sens qui cherche à se faire reconnaître par la voie des symboles et la logique des forces physiques, historiques et sociales dont l’individu est la fine pointe. C’est pourquoi un « événement » se lira à la fois symboliquement … et logiquement car il doit obéir aux lois de sa nature matérielle. Le motif que révèle le tapis achevé représente la destinée accomplie de l’homme. Pandore, qui manie à merveille cet instrument, accomplit son destin : elle sait créer et représenter exactement la volonté de la Vie. Sa création révèle le rêve de Dieu. Elle rend l’invisible visible. Évidemment, Prométhée ignore le secret du tissage. Il ne crée pas pour manifester l’invisible Destin : il transgresse pour révéler ce qui est caché par dieux. L’art du tissage signe exactement le complémentaire symbolique de la création Prométhéenne. La tisseuse révèle et accomplit le Destin, le Prométhéen force celui-ci en affirmant sa totale liberté. Sa construction est sa signature, alors que l’étoffe tissée par Pandore est la signature de la Vie. L’homme devrait alors s’interroger pour déterminer si sa créativité est « Pandorienne » ou « Prométhéenne » : il devrait se demander s’il invente pour révéler la beauté du Monde ou pour se révéler lui-même au monde et en être connu.
- Aphrodite répand le charme autour de la belle Pandore. Certes, une lecture superficielle nous apprend que la demoiselle est charmante, douée d’une beauté sans pareil grâce à la protection de la déesse de l’amour. Mais le mythe nous a habitué à plus de sagacité. Le « charme » désigne aussi le pouvoir ensorcelant de la magicienne. Un savoir à la fois irrationnel et opératif, un savoir analogique fondé sur des liens de sympathie qui assemblent entre eux, au-delà de toute rationalité logique, les différentes parties de l’univers. La science contemporaine a redécouvert cela avec l’interdépendance quantique des particules élémentaires. Une fois encore les qualités de Pandore sont à mille lieues de la nature de Prométhée, le logicien de l’ultime qui ne jure que par la clarté des concepts. Pour lui le charme est ensorcellement, quand il n’est pas pure fadaise à reléguer au rang des illusions. Ce savoir « magique » manié par les sorciers et les sourciers, par les astrologues et les tireuses de cartes, par les méditants et les rêveurs, chacun selon son degré de sensibilité, est une action engendrée à partir de la mystérieuse tapisserie du Destin dont même les dieux ignorent le motif général. Chaque homme est un minuscule point de couleur sur cette Toile Inconnue, chaque dieu y est représenté par un territoire plus ou moins vaste. En tissant, Pandore voit peu à peu se dessiner le dessein de la Vie ; en charmant elle active les liens de sympathie qui unissent les différents acteurs de l’univers, sans jamais s’en séparer. Prométhée ne tisse ni ne charme. L’art du tissage rappelle au Titan qu’une action purement intelligente est insuffisante pour apporter le bonheur à l’humanité. Il lui manque la vision globale du Plan formé par la chaîne et la trame du Cosmos, la conscience de ce qui devrait s’accomplir pour que cette humanité-là évolue dans le sens rendu probable par la biosphère et souhaité par l’Esprit. Le mystère des charmes apprend au prométhéen que l’intuition logique et le maniement du paradoxe ne sont pas les seuls modes explicatifs du réel, mais qu’il existe une autre rationalité qui maintient le monde dans une trame serrée de liens « sympathiques », au sens de la physique du Moyen Age. Cette connaissance sensible, féminine, provient du cœur, d’Aphrodite, de la déesse de la beauté et de l’amour.
- Les Grâces ornent le cou de Pandore de colliers d’or. Les Grâces sont les divinités de la beauté. La gorge désigne le lieu d’où la parole sort de l’ombre, aussi le collier marque-t-il la dimension créatrice de Pandore. Une créativité solaire, royale, lucide (l’or) autour de la question de la beauté (les Grâces). Une création porteuse de joie et d’enthousiasme. Une fois encore Pandore intervient en contrepoint de Prométhée, le savoir joyeux de la dame équilibre l’enthousiasme froid[2] du Titan.
Ainsi Pandore apporte avec elle tous les dons : l’acceptation de se laisser féconder par l’Esprit, la sensibilité féminine, le sens de la totalité, l’intuition du destin, une création joyeuse en harmonie avec la nature et une parole pédagogique. Par sa présence elle rappelle que le mot grec « cosmos » signifie aussi « beauté » et pas seulement « ordre ».
Accepter Pandore c’est déjà, simplement, accepter un cadeau. Le Prométhéen vole le feu de la connaissance et le donne aux hommes. Mais grande est sa difficulté à recevoir quelque chose ou quelqu’un qui pourrait le féconder.
Accepter Pandore c’est laisser s’éveiller sa dimension féminine, le sens du multiple, du renouvellement et de l’impermanence spontanée de toutes choses. C’est sentir que le présent est un cadeau, un présent sans cesse renouvelé.
Accepter Pandore c’est accepter humblement que derrière toute théorie, si éclairante soit-elle, les fils d’un mystérieux Destin tissent la toile d’un devenir qui dépasse de très loin la signature de la personne, fut-elle le génie des génies.
Accepter Pandore c’est reconnaître la composante « magique » de l’univers.
Accepter Pandore c’est s’ouvrir à la beauté autant qu’à l’ingéniosité. Platon et ses disciples subodoraient déjà que de la beauté n’émanait pas seulement la séduction mais aussi la Vérité.
Et si notre monde Prométhéen osait, sur doigt tendu de Pandore, enfiler une Nouvelle Alliance ?
[1] Prométhée, la sublime irrévérence (édition de Janus)
[2] Nous n’avons pas trouvé d’autre expression pour désigner la passion intellectuelle du Prométhéen qui se laisse facilement entraîner dans un discours enflammé au risque de perdre les liens sensibles qui l’unissent à ses compagnons et à la Nature. Ces liens, il devra un jour les retrouver, fut-ce contraint et forcé comme le rappelle l’épisode de l’enchaînement au Rocher suivi du déluge climatique.