Pourquoi oublie-t-on toujours qu’il n’y a rien de grand, ni de beau dans le vaste domaine de la culture humaine qui ne soit dû primitivement à une soudaine et heureuse inspiration ? Que deviendrait l’humanité si la source des inspirations tarissait ? Ce serait bien plutôt au contraire la conscience, qui ne contient jamais plus que ce qui « vient à l’esprit ». C’est quand la pensée nous fuit et que nous la cherchons en vain que nous mesurons combien nous dépendons de nos inspirations.
Si le jeu se déroule en lui-même, sans rien produire de durable ni de vivant, c’est qu’il n’était que jeu ; dans le cas contraire, on l’appelle travail créateur. Ce n’est pas l’intellect mais l’instinct du jeu qui, sous l’action d’une poussée intérieure, s’occupe de produire du nouveau. L’esprit créateur joue avec les objets qu’il aime. Aussi toute activité créatrice peut-elle facilement être prise pour un jeu par la foule qui en ignore les moyens. Très peu de créateurs ont échappé au reproche d’enfantillage.
On sait que toute bonne idée et tout acte créateur proviennent de l’imagination et tirent leur origine de ce qu’on a accoutumé d’appeler fantaisie infantile. L’artiste n’est pas seul à devoir à la fantaisie ce qu’il y a de grand dans sa vie : tous les hommes qui créent en sont là. Le principe dynamique de la fantaisie est l’activité enjouée, le jeu, propre aussi à l’enfant, incompatible apparemment avec le principe du travail sérieux. Mais sans ce jeu de la fantaisie, jamais encore œuvre féconde ne vit le jour. Nous devons immensément au jeu de l’imagination. C’est donc faire preuve de myopie que de traiter la fantaisie avec mépris à cause de ce qu’il y a en elle d’aventureux et d’inacceptable.
L’imagination me paraît être, en dernière analyse, la force créatrice maternelle de l’esprit viril. Au vrai, nous ne planons jamais avec sérénité au-dessus de nos imaginations. Toute œuvre humaine a sa source dans l’imagination créatrice. Dès lors, a-t-on le droit de tenir la faculté imaginative en mince estime ? Normalement, la fantaisie ne s’égare pas, étant trop solidement et trop intimement liée au tronc fondamental des instincts humains et animaux. De façon surprenante, elle retombe toujours sur ses pieds. L’activité créatrice de la force imaginative arrache l’homme à son assujettissement, au « Rien que », et l’élève sur le plan du jeu. Et l’Homme, comme le dit Schiller, « n’est pleinement lui-même que dans le jeu ».
La psychologie de l’acte créateur est à proprement parler une psychologie féminine, car l’œuvre créatrice jaillit des profondeurs de l’inconscient qui sont en propre « le domaine des mères ». Si les dons créateurs dominent au sein d’une personnalité, l’inconscient, en tant que puissance formatrice de vie, en tant qu’instance suprême d’une destinée, l’emportera sur la volonté consciente ; et le conscient se verra souvent entraîné par l’impétuosité d’un courant souterrain, tel un témoin un peu désemparé des évènements. L’œuvre en croissance, c’est la destinée du poète : elle exprime, elle est sa psychologie. Ce n’est pas Goethe qui a « fait » le Faust, c’est la composante psychique Faust qui a fait Goethe.
– Qui est d’ailleurs le Faust ? Faust est plus qu’une indication sémiotique, l’expression d’une donnée agissante et vivante, depuis toujours, dans l’âme allemande, que Goethe, à cet égard, n’a fait qu’accoucher.
L’artiste, dans le sens le plus profond, est un instrument de son œuvre ; c’est d’ailleurs pourquoi nous ne pouvons jamais attendre de lui une interprétation de sa propre œuvre. Il a fait son acte suprême en lui prêtant forme. L’interprétation, il doit l’abandonner aux autres, et ainsi à l’avenir.
C.G. Jung - L'âme et la vie