Laisser flotter le temps pour gagner du temps
Pour gagner du temps, laisser flotter le temps ? Eh bien oui ! Dans le jeu des contraires gagner du temps c’est aussi se laisser gagner par le fleuve du temps. Mais comment ?
Les gros cailloux d’abord
J’aime beaucoup cette histoire. Un jour un consultant très connu se présenta devant une assemblée de cadres de haut niveau pour une conférence. Il s’installa devant son auditoire et, sans mot dire, commença à déballer son matériel pédagogique : un grand vase vide, des cailloux de tailles variées et un broc d’eau. Toujours en silence, il commença à déposer les cailloux les plus gros au fond du vase, puis ceux de tailles intermédiaires et ensuite les plus petits. À la fin du processus, il remplit le récipient avec du sable de manière à ce que celui-ci soit comble. Puis il ajouta de l’eau jusqu’à plus soif. Enfin, il s’adressa à son public de cadres dirigeants et leur demanda ce qu’ils comprenaient de cette mise en scène symbolique. Certains répondirent qu’il fallait optimiser son temps de manière à ne laisser aucun moment vide, d’autres que les détails – le sable – étaient essentiels pour finaliser un projet, d’autres encore qu’il fallait hiérarchiser les tâches, des plus urgentes aux moins importantes, pour atteindre ses objectifs. « Non ! » leur dit-il en substance. « Pour remplir de manière optimale le vase de votre temps personnel il convient d’y déposer d’abord vos gros cailloux ». Et qu’est-ce d’autre sinon ce qui vous tient le plus à cœur ? Ce qui, dans votre vie, vous paraît le plus essentiel ? Penser à ses gros cailloux après avoir rempli son vase de temps d’une infinité d’autres activités plus ou moins importantes risque fort de conduire à ce douloureux constat : « je me suis engagé dans une kyrielle d’activités et de projets, certes intéressants, mais inessentiels pour moi. Et maintenant, lorsque je tente de les introduire dans le vase ils sont trop gros et n’y trouvent plus leur place. Pire : le récipient déborde… »
La découverte de nos « gros cailloux » n’est pas toujours facile, tant il est vrai que les évidences sont parfois les plus difficiles à découvrir, cachées sous la poussière de nos conditionnements intellectuels, culturels, familiaux et professionnels.
Nés de la terre, nés de la nuit
Comment dès lors les repérer, ces pépites de sens qui permettent d’éviter bien des détours et autant de pertes de temps ? Une autre métaphore va nous y aider. Les paysans et les géologues savent bien que le destin des pierres enfouies est de remonter inexorablement vers la surface des terres fertiles, poussées vers le haut par la pression du sous-sol. Dans le monde souterrain, l’Hadès des anciens Grecs, œuvrent des forces obscures et mystérieuses dont la nature et la compréhension n’ont, ici, aucune importance. Il suffit de les laisser œuvrer. C’est pourquoi la nuit est d’un grand secours. Hier soir, comme par exemple pour écrire ce texte, je laissai flotter l’idée « votre meilleure astuce pour gagner du temps ». Le travail de l’inconscient fit le reste.
Non ! Pas de révélation ni de voix qui dictent quoi faire, ni même de rêves éclairants. Rien de surnaturel ! Simplement une disposition d’esprit, une orientation particulière de la conscience, qui est alors prête à agir juste et surtout avec fluidité. Alors le rêveur se fait orpailleur. Du fleuve du temps, qu’il contemple avec patience et détachement, surgissent les éclats d’or de ses pierres les plus précieuses. Il n’aura plus, le lendemain matin, qu’à les passer au tamis de son attention concentrée pour les extraire de la terre, du lit du fleuve du temps où elles dormaient paisiblement.
La préparation à la nuit, en laissant flotter une question dans la conscience, est une invitation à séparer l’essentiel du subsidiaire, non dans le sens d’une efficacité extérieure mais d’une clarification intérieure. L’efficacité extérieure viendra ensuite, naturellement et sans effort.
Toc ou vif argent ?
Comment savoir si un acte, une idée, un projet où une parole est juste ? Combien de temps, en effet, gaspillé dans des efforts et des activités qui augmentent la maya du monde, qui confondent agitation et action, bavardage et parole, élaboration et foisonnement, multiplication du même sous des formes différentes et création !? Bref ! Quels critères avons nous pour savoir si nos gros cailloux ne sont pas de vulgaires blocs d’argiles, friables et encombrants ? Evidemment, il n’existe pas de réponses certaines. En ce qui me concerne deux fils d’Ariane guident mes pas entre la montagne du « trop plein » et le no man’s land du vide, entre un activisme exténuant et un non-agir déprimant. Le premier est un sentiment de joie. Une joie qui vient du cœur. Cette jubilation intérieure signe la justesse. Et la justesse conditionne la réussite. Pourquoi ? Et c’est là le second critère : la confiance dans le monde du mystère. Une action juste, non dans l’absolu mais à un moment donné de notre histoire, est portée par l’univers, « accompagnée par les dieux » diraient les anciens Grecs. Jung et Ira Progoff parlaient de synchronicitées pour décrire cela. Lorsque notre manière de faire s’accorde avec un besoin de l’univers, alors celui-ci contribue intensément à son accomplissement. Alors il n’est plus besoin de gagner du temps car c’est le temps qui nous gagne. Il nous porte comme le ferait un fleuve avec une barque, en direction du grand Océan, vers cette Immensité dont nous ne percevons encore à l’horizon que quelques embruns épars.
Alors, quels sont vos gros cailloux ?
Luc Bigé