Etes-vous un Narcisse ?

Etes-vous un Narcisse ?

Tout le monde n’appartient pas à cette grande famille des Narcisses. Certains se sentent plus proches de Prométhée avec leur impatience pour créer un monde de Progrès et de conscience, d’autres partagent les visées de Faust pour qui la connaissance est un outil de pouvoir, voire de manipulation. D’autres encore ignorent les clins d’œil de ces « dieux » pour porter leurs enthousiasmes vers l’harmonieuse bonté d’Orphée, le désir d’élévation d’Icare ou les plaisirs d’Aphrodite. Nous naissons tous dans une famille biologique, sans doute non choisie, imposée par le hasard de la naissances et les circonstances de l’histoire. Mais nous pouvons retrouver notre famille mythologique, notre famille de cœur.

Comment savoir si nous appartenons au grand groupe des Narcisses ? C’est assez simple, il suffit de se sentir concerné par la majorité des thèmes suivants :

-       Les miroirs, qui réfléchissent sans cesse la question fondamentale : « qui suis-je ? »

-       Les belles boites, métaphores de la beauté du corps et de son intériorité secrète

-       Les coquillages et  les formes ovoïdes, métaphores de la maison et du corps

-       Les pastèques, les melons et les autres fruits gorgés d’eau

-       Les narcisses, et plus généralement les plantes à bulbes

-       Les argiles  qui rappellent à Narcisse son premier devoir : se construire lui-même.

-       Une « maison mémoire » emplie d’objets souvenirs et de choses états-d’âme, où son inverse de style « zen » : l’eau, cette surface sensible qui capte tout mais ne retient rien est le lieu sans traces où Narcisse commence l’initiation à sa vérité intérieure

-       Les images sous des formes aussi diverses que les photos, les cartes postales, la télévision, le cinéma… Narcisse est un visuel : il se nourrit d’images, s’exprime par elles, vit avec elles.

-       Les alcôve,  autant de rappels de ce lieu secret où Narcisse se connut lui-même. Evidemment toutes les formes sont possibles. Il peut s’agir d’un bar à vin qui reproduit plus ou moins des conditions matricielles, ou d’une pièce de méditation, où encore d’un atelier d’artiste.

-       Les dîners amoureux en tête à tête : Narcisse qui se mire dans l’œil-lac de l’autre

-       L’éclat du regard

-       La beauté du corps

-       Les jardins d’agrément, souvenir du Céphise

-       L’eau, l’hypersensibilité de Narcisse

-       Une trousse de médicaments, palliatifs ou accompagnateurs de la souffrance

-       Une forme de violence pendant la grossesse de la mère, le viol de Liriopé

-       La rédaction d’un journal intime

-       Le peuple juif par son attachement au passé et son errance imposée par les événements historiques possède une composante narcissique. Comme Narcisse, il s’agit d’un « héros victime ».

-       Le destruction périodique de ses œuvres, car Narcisse se sépare toujours et encore des résidus jugés immatures qui encombrent la voie de son accomplissement. Narcisse doit mourir, or mourir c’est se débarrasser de soi-même, plus précisément de tout ce que l’on croyait être soi-même.

Quittons ces indices objectifs pour entrer dans le monde du désir :

-       Une difficulté à couper le cordon ombilical qui relie à la mère, à la bande d’amis et, finalement, à l’image de soi : les trois ruptures imposées par la vie à Narcisse

-       Une peur de la souffrance, car celle-ci est identitaire : la moindre blessure se répercute sur le « moi » et le déstabilise

-       Le fait de semer de la souffrance autour de soi par crainte de reconnaître puis d’accueillir sa fragilité dans sa relation à l’autre : Echo et Ameinias

-       L’homosexualité ou plus exactement un mélange de virilité et de féminité qui n’est cependant pas de l’androgynat : Narcisse est aimé autant des jeunes hommes que des jeunes femmes

-       Un idéalisme utopique, qui fait confondre la quête spirituelle avec un retour vers les rêveries matricielles du paradis perdu de l’enfance – qu’il fut vécu ou non comme tel.

-       Une fascination pour les images, autant de facettes d’un moi qui se cherche.

-       Parfois une faconde verbale qui tourne autour de sa vie personnelle comme un miroir sonore de soi : Echo. D’autrefois un silence de la parole lorsque le processus de connaissance de soi acquiert de la profondeur : le dessèchement d’Echo

-       Le besoin de créer une œuvre de beauté, qu’il s’agisse de sa propre personne, d’une production picturale ou musicale, ou encore de la construction d’un lieu-alcôve  dédié à la métamorphose.

-       Un obscur mais persistant sentiment de compagnonnage avec les Narcisses devenus célèbres comme  Proust, Oscar Wilde (qui possède aussi un mythe de Faust), Rembrandt, Le Caravage, Dali (avec un mythe de Prométhée), Van Gogh, Jean Genêt et… le Dalaï-lama.

-       L’addiction à quelque chose : son image, son corps, l’argent, la drogue, une collection : Narcisse à besoin de se remplir les yeux et de (se) posséder pour se sentir être.

-       La dialectique de la mémoire et de l’oubli

-       La subjectivité comme un moyen pour explorer objectivement l’âme du monde.

-       L’importance de la rêverie et de l’imaginaire, en raison de la signification du nom de Narcisse : « narcose ». Le sommeil n’est-il pas une narcose quotidienne ?  Et le quotidien n’est-il pas aussi, à un autre niveau, une rêverie, un lourd sommeil habituel et paresseux où ne coule plus le dynamisme vital de la Source ? Ces Narcisse-là chercheront alors l’Eveil en laissant se dissoudre leurs représentations d’eux-mêmes et de tout ce qu’ils crurent être un temps leur « moi » adoré.

-       La contemplation de la nature (Céphise)

-       La quête du temps, l’analyse de ses sensations et le travail sur la mémoire : autant de clefs de dépassement du mythe.

-       Le don de soi pour son art.

Les voies d’expressions symboliques d’Echo dans notre monde sont également multiples. Contentons-nous d’en proposer quelques unes : le coucou qui par son chant et son nom évoque le répétition du même ; les jeux de ping pong et de tennis où les allers et retours de la balle captivent le regard des spectateurs ; les mères porteuses qui abritent et nourrissent des « enfants-coucou » ; l’usage de l’expression « coucou, c’est moi ! » qui évoque le retour de quelqu’un ; la dyslexie qui est une pathologie de la répétition ; le perroquet qui répète les sons ; les écharpes et les voiles qui rappellent l’étymologie de nymphè ; les rimes poétiques qui réitèrent la sonorité finale du vers précédant ; la gémellité ; le signe zodiacal des Gémeaux ; les biographes et les biographies ; l’interview radiophonique, la harpe qui évoque la musique des anges… Autant pierres blanches qui signalent un « mythe d’Echo » et incitent à l’exploration de ce grand message symbolique qu’est la vie de la Nymphe.

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L’éternelle jeunesse du mythe de Narcisse

L’éternelle jeunesse du mythe de Narcisse

L'histoire de narcisse

En ces temps là vivait dans une nature heureuse un jeune homme d'une rare beauté. Né d'une nymphe et d'un fleuve, de Liriopée et du Céphyse, Narcisse ne connaissait pourtant pas l'amour. Nombreuses et nombreux furent les jeunes filles et les jeunes hommes qui le désirèrent mais lui, drapé dans une innocente splendeur, les dédaigna. Probablement ne les vit-ils même pas ! Un jour qu'il chassait le cerf la nymphe Echo l'aperçut. Echo, il faut le reconnaître, était une bavarde impénitente. Pour la punir de cette éloquence déplacée dont elle fut victime, Héra, la compagne de Jupiter, la priva de la parole : « avec cette langue, dit-elle, qui fut pour moi trompeuse, il ne te sera donné d'exercer qu'un faible pouvoir, et tu ne feras plus de la parole qu'un très bref usage ». Depuis lors Echo, la nymphe à la voix sonore, ne peut que redoubler les sons et répéter les paroles entendues. Pas facile, dans ces conditions, de déclarer sa passion à ce jeune homme en chasse d'une autre proie! Mais c'était son jour de chance. Narcisse, s'étant égaré, s'écria "n'y a-t-il pas quelqu'un ici ?". "Si quelqu'un", s'empressa de répondre Echo. De fil en aiguille, de quiproquo en quiproquo, la jeune nymphe finit par approcher Narcisse et s'apprêtai à l'enlacer. Las! l'adolescent s'enfuit et, tout en fuyant, "Bas les mains, pas d'étreinte ! je mourrait, dit-il, avant que tu n'uses de moi à ton gré !"… Echo ne répéta seulement que "use de moi à ton gré !". Depuis ce jour de désespoir la jolie nymphe n'est plus que l'ombre d'elle-même; seule sa voix résonne encore dans les profondes forêts et les gorges des montagnes.

Narcisse 1

Les dieux promirent de punir Narcisse. Un jour, fatigué de la chasse, il s'approcha d'une source limpide que nulle bête sauvage n'avait jamais touché. Tandis qu'il apaisait sa soif, une autre soif grandissait en lui. Séduit par l'image de la beauté qu'il aperçoit il s'éprend d'un reflet sans consistance. Le visage fixe, absorbé par ce spectacle, "il semble une statue faite de marbre de Paros". En face à face intime avec son miroir aquatique, fasciné par son incomparable image, Narcisse dédaigne tout autre chose que l'inaccessible reflet de sa beauté. Ni la faim, ni la chasse, ni Echo ne parviennent à détourner son attention. Beaucoup plus tard il posera sa tête fatiguée sur l'herbe verte et, la nuit venue, fermera ces yeux empli d'admiration pour la beauté de leur maître. Et, nous raconte la légende, quand il fut reçu dans l'infernal séjour Narcisse se contemplait encore dans l'eau du Styx. Lorsque fut dressé son bûcher funéraire les nymphes s'aperçurent que son corps avait disparu. A sa place apparut une fleur jaune safran dont le cœur est entouré de feuilles blanches, le narcisse.

Que dit ce mythe ? Les psychanalystes ont abondamment commenté à leur manière l'aventure narcissique : amour de soi, ou de sa propre image, conduisant à l'enfermement psychique et à l'impossible altérité, une parole en « écho » qui répète sans cesse les même expériences personnelles sans jamais décoller de soi, cet exclusif sujet d’amour et cet éternel objet d’intérêt. Par suite le narcissique sera volontiers soupçonné d'égoïsme. Nous y reviendrons. Une lecture symbolique du mythe propose pourtant d'autres pistes que nous allons évoquer avant de les explorer en détail. Narcisse signifie « narcose », « endormissement ». Liriopée et Céphyse, ses deux parents, se traduisent respectivement par "visage de nénuphar" et "fleuve de jardin". Ces étymologies évoquent un autre jardin, celui où Adam et Eve vivaient nus encore ignorants de leur nature. Dans ce paradis là le désir de la connaissance précéde la chute. De même Tirésias, le devin aveugle, prophétisa à la naissance de Narcisse que celui-ci « vivrait longtemps à la seule condition qu'il ne se connaisse pas ». Étrange symétrie! Narcisse, comme le couple originel du monde judéo-islamo-chrétien, perdit son innocence au moment même où il se vit. Cette connaissance par la réflexion (au double sens du terme), ce savoir par le voir dans l’eau du lac, rappelle l'étrange identité entre le beau et la connaissance car l’enfant, en se voyant beau, se connaît. Les mathématiciens parlent de l'élégance d'une démonstration et de la beauté d’un théorème. Le terme cosmos, d'où dérive "cosmétique", implique à la fois une notion d'ordre et de beauté. Dans ce contexte "être beau" signifie montrer ce que, idéalement, je pourrais être si je connaissais parfaitement ma vérité intérieure. Si, dans la tradition juive, le désir de connaissance eut pour conséquences la chute, le travail et la souffrance ; dans la tradition grecque la connaissance (de soi, de son vrai visage) va conduire Narcisse vers la mort puis vers la métamorphose : le narcisse.

images

La seconde idée commune au mythe biblique et au texte Grec est la peur de la souffrance puis sa confrontation. Adam et Eve chassés du Paradis connurent le travail[1] et la sueur. Et l'on sait à quel point ce présupposé, travailler égale souffrir, hante nos sociétés occidentales (et chrétiennes). De son côté Narcisse refusa l'amour d'Echo pour ne point souffrir, pour ne point s'ouvrir à l'altérité. Il est, au contraire, fasciné par son reflet dans le lac. Ne va-t-il pas jusqu'à dire, face à cette image séduisante, "mais mourir ne m'est pas à charge, puisqu'en mourant je déposerai le fardeau de ma douleur"?

Deux grandes avenues de la science marchent sur les pas de Narcisse. La première traite du jardin paradisiaque où le jeune homme, encore ignorant de sa propre nature, vivait dans l'insouciance du lendemain, dans l'éternel présent de sa jeunesse, dans l’éternel cadeau de sa jeunesse en vérité. La seconde panse (avec un "a"), autant se faire que peut, les souffrances nées de la sortie de la bienheureuse Narcose. Ce sont les industries des cosmétiques et des produits pharmaceutiques. "Cosmétique" contient "cosmos". Or le jardin, originel ou non, n'est-il pas le reflet physique de l'univers, du cosmos ? Un microcosme contenant le macrocosme, un tout à l’image du grand Tout ? Le jardin, c'est un résumé du monde, un monde réduit à taille humaine. Le Jardiner y réitère l'acte fondateur du démiurge. Chaque jour les cosmétiques viennent poudrer, soigner, tailler, nourrir, bichonner, adoucir, affermir, embellir, affiner, le jardin du corps. La plus petite trace du temps y est implacablement effacée afin d'en conserver la pureté originelle. Cette œuvre de pérennisation n'est point un caprice de jardinier. Sans elle l'harmonie des mondes, du grand et du petit, du macrocosme avec le macrocosme, et, finalement, de la société avec l'individu, serait à jamais rompue. La beauté du corps, et son reflet dans le regard des autres, promet les joies et les délices d'un  monde qui est tout sauf "corps‑rompu", un monde où beauté égale vérité.

L'industrie pharmaceutique, qui panse avec un "a", intervient ensuite, lorsque Narcisse, lui, pense avec un "e". Car, sorti de sa narcose, il lui faut bien un palliatif chimique pour supporter la douleur à laquelle il s'éveille. Toujours la douleur naît du fait d’être vu tel qu’en soi-même : par Echo d’abord, puis dans la source des eaux vives. Évidemment, l'ambiguïté demeure. La souffrance, insupportable, l'accompagne jusqu'à la mort. D'un autre côté la mort est un prélude à sa "renaissance" sous la forme d'une fleur qui porte son nom. L'immense douleur qui envahit l'enfant surgit au moment même où il plonge son regard dans la réflexion, le "se voir" est bien proche du "sa‑voir"! (encore un caprice du "e" et du "a"). Si les cosmétiques maintiennent l'harmonie du monde, les médicaments, eux, ont idéalement pour fonction d'accompagner l'éveil de l'être au savoir, au savoir de son corps, de ses faiblesses, de son fonctionnement… pour lui faciliter le voyage vers la quintessence de lui-même afin que s'ouvre, embaumante, sa fleur sublimative.

Cette brève incursion dans le mythe soulève pourtant quelques questions. Le rôle des médicaments et des plantes médicinales : servent-ils à endormir la souffrance (narcose) où accompagnent-ils l'être dans ses efforts de transformation (la fleur sublimative) ? Sont-ils là pour justifier une fuite de soi-même (l’épisode avec Echo) où pour aider le narcissique à traverser le miroir magique qui lui jette au visage ses peurs (la transformation en marbre de Paros), ses émotions (l’eau) et ses illusions (le reflet) ? Nous avons ici une expression des trois plans de l’être - physique (marbre), émotionnel (eau) et mental (lumière-reflet) - où Narcisse rencontre une souffrance (l’anémie) qu’il doit affronter avant sa renaissance (le corps transformé en fleur).

Et puis, dans ce contexte mythologique, quel rôle et quel sens attribuer aux cosmétiques : marquent-t-ils un refus de la maturité en maintenant artificiellement la beauté d'une jeunesse révolue où favorisent-ils, par magie mimétique, l'expression de la radiance intérieure ? Rappelons ici que le sens des cosmétiques, comme tout autre objet, peut être analysé selon une logique quadrifoliée que nous avons développée dans La Force du Symbolique (Dervy) : en termes rationnels et matériels de qualité (bio)chimiques, pour créer du lien entre les personnes, pour l’accomplissement d’une structure mythologique et enfin comme un moyen d’harmonisation entre l’individu et le cosmos. Notons que la baseline choisie par L’Oréal « parce que je le vaux bien » évoque une approche mythologique des cosmétiques, mais il s’agit d’un Narcisse encore immature seulement préoccupé par lui-même.

Le mythe nous pose encore autre question fondamentale. L'amour de soi : est-ce pour trouver son unité et se connaître, où est-ce un enferment psychique au cœur de sa propre image ?

Loin d’épuiser le questionnement le mythe soulève encore d’autres interrogations : qu’elle est la nature du processus de connaissance ?  Narcisse se croyait objectif alors qu’il ne voyait que lui-même mais il le devint vraiment quand il se vit dans l’eau du lac comme un être subjectif. Inversement l’approche scientifique de la connaissance ressemble un peu à Echo : elle répète par sa voix sonore la nature du réel. Mais Narcisse ne se connut vraiment que lorsqu’il trouva le courage de poser un regard plein et entier sur sa propre image, sur sa subjectivité profonde. N’existe-t-il pas un chemin de la connaissance qui, loin de rejeter l’élément subjectif, plonge au cœur même de l’imaginaire  pour dévoiler les mécanismes le plus intimes ?

Ce survol des significations codées dans le mythe de Narcisse nous éloigne de la lecture psychanalytique habituellement proposée. La richesse de l’histoire ne se limite pas à une école de pensée, mais, bien au contraire, féconde de multiples chemins de traverses. Afin de rester fidèle au texte d’Ovide nous allons reprendre étape par étape l’aventure de notre héros en l’accompagnant d’un décodage symbolique. Sa naissance, sa vie et son œuvre comme métaphores de nous-même, de l’organisation sociales et d’une grande question, essentielle celle-là : « qui suis-je ? »

Vidéo sur Narcisse


[1] « Travail » vient du latin « trepallium » qui désigne un instrument de torture.

Construire l’homme nouveau ?

Pour Socrate, la chute c’est la conscience de notre exil, c’est le sentiment profond et viscéral qu’il existe « autre chose » que la banalité du monde quotidien nourri des savoirs et des savoir-faire du monde de la caverne. L’ascension est une force d’aspiration qui entraîne l’âme loin de son passé, un instinct de transcendance qui la conduit inéluctablement vers sa demeure véritable, vers le monde des étoiles. Mais au prix d’un arrachement douloureux car l’habitude de prendre pour réel ce qui n’est qu’une ombre est tenace. Icare a cependant, dans sa fougue, évacué l’étape de la réminiscence. Il chute non pas parce qu’il s’est élevé mais en raison de son impréparation : dans sa noyade il se laisse submerger par toutes les mémoires inconscientes, par les souvenirs envahissants qu’il n’a pas pris la peine de regarder intensément avec l’œil perçant de l’aigle. Comme aspiré par la lumière du soleil, il n’a jamais observé le fond de sa caverne intime. Cela est-il indispensable pour contacter le Soleil par la voie de  l’intériorité ? Ni Socrate ni Icare ne l’affirment. Par contre l’homme héroïque de la caverne est passé d’arrachements en arrachements, il s’est décollé en quelque sorte de ce qu’il tenait pour la réalité, il a désidentifié sa conscience des ombres qui l’habitent afin de s’habituer progressivement à la lumière du Soi.  Et il réalisera un jour que Celui-ci est le seul véritable guérisseur de ses mémoires de souffrances. En prime, ce contact direct avec la lumière touchera profondément la vie des siens. Tous ceux avec qui il a établit des relations proches et qui appartiennent à sa même famille d’âme verront leur vie bouleversée ou simplement changée. Les autres, et ils sont foison, riront de lui où, dans le meilleur des cas, ne comprendront pas son expérience du Réel.

Construire l’homme nouveau par la force ascensionnelle de leur idéal est donc le don qu’offrent les icariens à l’humanité. Ils montrent et osent sans cesse la possibilité d’un changement radical de « civilisation », que celle-ci soit intérieure, familiale, nationale ou planétaire. Ils sont au moins autant poussés hors du labyrinthe où ils perçoivent avec horreur ses conditions étouffantes, que tirés par la vision lumineuse d’un monde meilleur. Pour éviter la noyade – l’échec – ils devraient vérifier que leur conscience est bien décollée des valeurs du vieux monde et de toutes les « mémoires » qui en forment la trame. Le travail de réminiscence au sens socratique leur permettra cela. Dans le cas contraire, ils réaliseront un jour qu’ils sont coupés en deux, atteint d’une sorte de schizophrénie, entre la part de lumière qui devient de plus en plus utopique et la part d’ombre face à laquelle leur force d’élévation, un jour, cédera. Alors ce sera la noyade. Notons enfin que la sincérité concerne le processus d’élévation et non l’objectif à atteindre. Confondre l’un avec l’autre justifierait tous les fanatismes, tous ceux qui croient, comme Hitler hier ou les extrémistes religieux aujourd’hui, que la fin justifie les moyens. La sincérité sur laquelle nous avons longuement insisté est la capacité de reconnaître en permanence notre mensonge. Cette reconnaissance autorise la conscience à se transformer de seconde en seconde… jusqu’à ce qu’elle s’identifie enfin au Soleil-de-vérité, le grand inconnu qui se révèle tout en ayant toujours été là. Il ne s’agit en aucun cas d’une foi ou d’un objectif à atteindre que l’on imaginerait totalement vrai. Dans ce cas de figure l’effet serait exactement inversé : la conscience ne pourrait plus se transformer et poursuivre son processus d’élévation car elle resterait figée sur une « vérité » absolue, idéale et en réalité totalement illusoire.

La sincérité, de vraies ailes et la capacité de se décoller plutôt que de simplement s’envoler : telles sont les conditions de la réussite d’Icare.

Les icariens nous rappellent sans cesse qu’être un homme n’est pas donné par droit de naissance mais que c’est un état à conquérir.  Et si c’était cela l’idéal d’un monde icarien civilisé : aider l’enfant à accomplir sa condition d’être humain, puis l’humain à devenir un homme vrai ?  Curieusement, toutes les grandes civilisations sauf la nôtre ont produit un type humain spécifique : les Grecs ont créé l’orateur et le citoyen libre ; les romains, le guerrier ; le Moyen-age donna naissance à la chevalerie et l’Angleterre victorienne produisit la figure du Lord. Qu’avons-nous à proposer comme accomplissement d’un type humain « idéal » au jugement de l’Histoire ? Un consommateur pollueur ? A moins que ce ne soient les figures dédaliennes du technicien, du savant et de l’expert ? Peut-on considérer comme un idéal accompli un être qui s’est coupé du vivant ?

Dédale et les arts libéraux

 

« Les idées sont-elles aux anges ce que la matière est pour nous ? »

Kurt Gödel

 

Les pays en voie de développement envient notre modèle de société dédalienne[1]. Leurs habitants rêvent d’un monde d’abondance où la technologie libère de l’effort et produit du plaisir. Quant à nous, les citoyens de ce monde développé, nous n’en comprenons que trop les limites avec la perte du lien social ; l’ambiguïté de la notion de travail qui est à la fois un droit, une nécessité et un immense absorbeur de conscience et de liberté ; la conscience plus ou moins claire que notre économie conduit l’humanité à sa perte en raison de la surexploitation des ressources naturelles et des conséquences de la pollution. Tout se passe comme si notre modèle de civilisation n’avait plus de maître à bord. Il roule pour lui-même, sans se préoccuper des conséquences. La machine est par définition aveugle. Celle qui devait libérer l’homme de la servitude, dans l’esprit des Lumières, exerce à présent un pouvoir subtil sur notre manière de vivre ensemble. Par un étrange retournement de situation, l’esprit de la machine a absorbé la conscience de l’être humain dans ses filets. Pour voir cela clairement, il faut le recul d’un long séjour en Inde, en  Amérique du Sud ou en Afrique, à moins que quelques semaines dans la solitude de la forêt ou du désert ne suffisent. Que voyons-nous au retour ? Un monde ultramécanisé et froid, un monde qui impose sa volonté de domination à une nature blessée de toutes parts par des routes, des tunnels, du béton, des pesticides… bref ! par une volonté de maîtrise sans faille. Un monde étrange où l’idéal proposé est un fonctionnalisme sans erreur : pas d’embouteillages, pas de ruptures de stocks, pas de conflits, pas de manques, pas de peurs, pas de bruits, pas d’échec…. La sécurité, l’abondance et l’absence de souffrance sont devenues ses mots d’ordre. Or tous ces termes qualifient le fonctionnement d’une machine idéale : alimentation, efficacité, production, sécurité, rendement, silence et insensibilité à l’environnement. L’homme « civilisé » perd peu à peu son humanité au profit de l’esprit de la machine qui s’insinue jusque dans son corps puisque celui-ci est aujourd’hui considéré comme une mécanique. Ses pathologies sont restaurées par des spécialistes qui changent ses organes, réparent ses dysfonctionnements par le bistouri et la chimie et, bientôt, modifieront son programme génétique. L’environnement est perçu comme une carrière à ciel ouvert où il suffit de puiser ; la réussite de la vie se mesure à la quantité de biens consommés et produits ; et enfin le degré de civilisation s’évalue au nombre d’objets fabriqués et à un chiffre : le Produit Intérieur Brut.

Lors de mon dernier retour d’Inde, je fus frappé par une évidence : nous sommes des barbares technologiques. L’homme occidental qui a inventé la machine pour se libérer des servitudes du travail est en train d’échouer en raison même du succès de son entreprise : les qualités imputables à une machine idéale sont devenues des idéaux humains incontournables : efficacité, rendement, sécurité, perfection, production….

Le combat ne se joue pas dans la vie politique, la science ou même l’éducation et la redistribution des richesses. Il se joue dans notre esprit. Il se joue dans notre œil. Il se joue dans notre conscience. Car, de notre manière de percevoir le monde, dépend notre action sur celui-ci et, par suite, le type de civilisation que nous construisons. Bien sûr, il faut un minimum d’adéquation entre la vision et le réel pour que cela fonctionne. Cependant tout décalage, si infime soit-il, entre le réel et notre représentation du réel finit par devenir un gouffre et ouvrir une béance. Dédaliens dans l’âme, nous imaginons alors qu’il faut lutter contre les dysfonctionnements sociaux, économiques et écologiques… alors que ceux-ci sont des bénédictions. Ils nous montrent à corps et à cris que le modèle d’un homme-machine et d’une civilisation uniquement technologique claudique quelque part. Il est parfois utile de compenser avec des semelles orthopédiques, mais le déséquilibre perdure au risque de laisser un lourd héritage aux générations futures.

Et si le degré développement d’une civilisation se mesurait à la capacité de ses habitants à vivre dans la joie sans cause ? Et si notre relation au monde n’était pas fondée sur la violence et le contrôle mais la confiance et l’accueil de l’incertitude ? Et si… ? Laissons aux icariens le soin de s’occuper de cela en distinguant l’utopie de l’illusion.

Le mythe ne condamne pas Dédale. Il s’en sort même fort honorablement puisqu’il s’échappe du labyrinthe et gagne son combat contre Minos. La scène finale du coquillage et de la fourmi laisse même entrevoir une porte sortie. En d’autres termes, la civilisation de l’homme-machine a son propre schéma mythologique de transformation. Icare n’est pas la seule solution radicale à l’enfermement de l’être humain dans le fonctionnalisme.

Il faut reconnaître que le brillant architecte qui résout tous les problèmes semble beaucoup plus raisonnable que son fils. Depuis longtemps, il considère l’instinct de transcendance comme une chimère dangereuse. Il affirme volontiers que les « familles d’âmes » sont de douces illusions réservées aux esprits faibles. Il a rangé les utopies dans le placard des archaïsmes primitifs de l’enfance de l’homme et prétend à présent vivre une vie adulte, débarrassée des illusions des « mondes meilleurs ». Certitude largement justifiée à ses yeux par l’histoire des idéologies qui créèrent si souvent des enfers aux noms de leurs bonnes intentions millénaristes. Pas plus que son fils, il ne croit en la religion. Foncièrement agnostique Dédale a une totale confiance dans son ingéniosité, un mélange d’intelligence et de sens pratique, pour affronter le réalité. Il n’est pas aussi radicalement individualiste qu’Icare puisqu’il a pris femme et conçu une descendance. Pourtant il vit dans le cercle étroit du labyrinthe, dans la double sécurité issue de son pouvoir de rationalisation - la pense du haut - et du sens de son appartenance à une famille sociale, nationale et culturelle : la panse du bas. Pour avoir péché contre Talos qui représente le Soleil, pour avoir oublié qu’il est un enfant divin, Dédale est aussi exilé. Mais, contrairement à Icare, il a compensé cette souffrance d’exil par plus d’ingéniosité encore, si bien qu’il en vint à oublier sa condition première et à se croire normal : dans le juste milieu, sain et sauf loin de tout déséquilibre, loin des envolées métaphysiques comme des plongées abyssales.

Bien sûr, il ne voit pas que chaque pas supplémentaire de son génie détruit un peu plus le vivant, en lui et en son extérieur. La fourmi sera l’ultime achèvement symbolique de cette œuvre mécanique. Jean de la Fontaine avait déjà compris que la petite bête n’était pas une joyeuse cigale chantant tout l’été ! Créature industrieuse, elle vise l’efficacité et le rendement. Même physiquement, son apparence cuirassée l’assimile à un robot, à un être mécanique où l’esprit de la machine a fait son nid. La travailleuse est incapable de décision, elle suit automatiquement la logique implacable de l’espèce où chaque membre est interchangeable. La fourmi est une sorte d’antithèse symbolique de l’abeille car cette dernière danse, s’élève vers le soleil au risque de la mort du faux bourdon, vit en communauté tout en conservant une part d’autonomie, honore enfin la beauté et la diversité biologique en pollinisant les fleurs.

Hélas ! Dédale, si sûr de lui et de la suprématie de son imagination créatrice, ne voit pas que le monde utilitaire sans risques ni fantaisies auquel il se voue corps et âme finira dans la grisaille des jours sans amour.

Alors il faut bien poser la question : l’intelligence est-elle un obstacle à la perception de la lumière des mondes métaphysiques ou existe-t-il un mode de pensée spécifique capable de « construire l’homme » pour son échappée belle hors du labyrinthe ? Sur ce point, les traditions divergent. Certaines affirment que la pensée tue le réel, que la figure de l’intellectuel pratique ne produisant que des représentations du monde est incapable d’une transformation ontologique. D’autres considèrent que la capacité de penser par soi-même est une étape intermédiaire, une sorte d’échelle de Jacob conduisant aux mondes suprasensibles. Dédale appartient à cette seconde catégorie. Il construisit le labyrinthe du savoir, s’en échappa, puis changea finalement de plan de conscience en perçant la dernière énigme.

La manière « dédalienne » de s’élever est remarquablement synthétisée par cette citation souvent reprise mais rarement recontextualisée[2] :

« Si nous voyons plus loin qu’eux, ce n’est pas parce que notre vue est plus perçante, mais parce qu’ils nous soulèvent et nous emmènent plus haut. Nous sommes des nains que des géants portent sur leurs épaules »

Nous devons cette métaphore à un auteur du XIIe siècle, Bernard de Chartres, l’un des enseignants majeurs de l’école néo-pythagoricienne située alors sur les pourtours de la cathédrale. Dans sa nef, sur le sol, est dessiné un labyrinthe. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une allusion au Dédale Grec, car cette figure symbolique est universelle et remonte semble-t-il au rites liés à la Grande Mère issus de l’époque Néolithique, souvenirs perdus pour l’essentiel en raison de l’absence d’écriture[3]. Comme en une sorte de réminiscence, l’auteur de l’article sur le « Labyrinthe » dans l’Encyclopaedia Universalis cite tous les éléments labyrinthiques mis en scène dans le mythe d’Icare, la grotte-matrice, l’oreille, les intestins, le cerveau et le coquillage :

« Grotte dont les méandres se dissimulent au regard, souterrain dont les stalactites barrent les issues, entailles inquiétantes et adorées de l’épouse-mère, volutes intestines, sinuosités auriculaires, fines courbures de coquillages, les labyrinthes naturels se multiplient, sollicitant l’imagination humaine, qui ne cesse de les aménager, de les reproduire et de les réinventer: en architecture et en chorégraphie, dès l’époque minoenne; en mosaïque et en peinture comme sous l’Empire romain; dans l’art des jardins, dans celui de la chasse et du tournoi qui se développe au Moyen Age chrétien, dans la quête des anamorphoses et le goût du maniérisme; pour les épreuves d’initiation, pour les tests d’apprentissage; pour les jeux calligraphiques comme pour les recherches topologiques les plus avancées.

Tentons d’abord de définir d’un point de vue strictement formel l’écriture secrète que constitue le labyrinthe, dont le tracé, caractérisé par un degré plus ou moins grand de complexité, répond toujours à une intention d’initiation, sur un registre dont la sacralité ne semble jamais totalement absente. On pourrait définir le labyrinthe comme le contraire de la ligne droite: d’un point à un autre, le chemin labyrinthique n’est jamais le plus court; mais ceci n’implique pas qu’il soit le plus long, encore que ce puisse être le cas pour certaines formes très géométrisées.

De quoi le labyrinthe nous détourne-t-il à travers les corridors et les galeries qui dérobent aux regards du profane non seulement les dangers qui menacent l’aventurier mais l’enjeu même de sa pérégrination. Que recèle le labyrinthe? Est-ce le mort redoutable des hypogées égyptiens, le trésor interdit, le monstre ni homme ni bête? Est-ce, au contraire, le Graal, la pierre philosophale ou ces mystérieuses écritures rouges formées de souffles coagulés auxquels la tradition taoïste attribue la naissance de l’univers?

Mais, si nous revenons à la cellule originaire du mythe, le vrai labyrinthe n’est-il pas pour Thésée le principe féminin qui lui confère lumière, fil directeur et hache sacrificielle: cette Ariane, sœur du monstre, qu’il abandonne sur l’île de Chypre, une fois enceinte de ses œuvres? Quel est le pire des Minotaures? Est-ce la mère comme lieu de naissance et de mort ou bien la conscience dont les inextricables méandres dérobent au sujet le fruit même de son acte? Est-ce, en deçà du miroir, le leurre primordial et, au-delà, la forme véritable ? ».

Dédale s’échappe du « labyrinthe » en deux étapes. D’abord en déployant ses ailes artificielles, puis en « suivant » le chemin matérialisé par le fil attaché à la patte de la fourmi avide de miel. Il développe dans un premier temps un savoir qui l’élève, mais cela n’est pas encore suffisant. Il lui faudra apprendre à nourrir son âme engourdie par l’esprit de la machine du « miel » issu du monde magique. L’ingénieur ne peut s’enivrer sans limites comme Glaucos, directement et au risque de sa vie. Fidèle à ses convictions, le dédalien suit un chemin progressif loin des cimes comme des abîmes.

Alors, à quels savoirs Bernard de Chartres faisait-il référence ? Et qui sont ces géants ?

Les arts libéraux sont le fruit d’une synthèse entre la philosophie platonicienne et le christianisme. Ils furent structurés par Martianus Capella au début du quatrième siècle dans un récit allégorique en neuf volumes intitulé Les Noces de Mercure et de Philologie. Les deux premiers livres décrivent les fiançailles et le mariage de Mercure (Parole et Raison) et de Philologie (celle qui aime Raison) et l’apothéose de celle-ci. Mercure donne en cadeau de noces à Philologie sept servantes qui ne sont autres que les sept arts libéraux. Les livres III à IX contiennent les descriptions que chacune de ces servantes (ou sciences) fait de son art, constituant ainsi une véritable encyclopédie — la seule encyclopédie antique et païenne qu’aie connue le Moyen-Age chrétien latin, auquel elle fournira ses personnifications féminines des arts libéraux. Ce manuel, sans cesse commenté, servit de base d’enseignement dès les écoles carolingiennes.

Ici la connaissance est féminine. Elle sert à féconder l’élève et non à le rendre utile pour l’action comme cela est aujourd’hui le cas au sein de nos universités et de nos grandes écoles. Du reste les « sciences pratiques » comme l’artisanat, l’architecture et même la peinture n’en font pas partie.

La formation se divise en deux parties, le « trivium » et le « quadrivium ». Le trivium constitue la partie « littéraire » de la connaissance qui s'organisant autour de la grammaire, de la rhétorique et de la logique. Le quadrivium est la partie « scientifique » fondée sur le nombre : arithmétique, géométrie, astronomie et musique. Bien que ne faisant pas partie des arts libéraux, la philosophie finit par être considérée comme le domaine de la connaissance qui englobait tous les autres.

Les arts libéraux, comme leur nom l’indique, ont pour objectif de rendre l’homme libre.

Il faut se souvenir que ni Descartes, ni Auguste Comte, ni Fueurbach n’étaient encore passés par là ! Il ne s’agissait pas de décrire la Nature et la société pour en comprendre les lois mais de sentir les résonances entre l’homme et l’univers au moyen de ces disciplines. Dans l’optique de l’enseignement profondément religieux du Moyen âge les arts libéraux préparaient à la théologie - à « comprendre Dieu » - et non à décrire les lois du monde matériel objectif comme s’y efforce aujourd’hui la démarche scientifique. Cette « co-naissance » fécondante avait pour objectif de rapprocher l’étudiant de Dieu ou, dans un langage plus contemporain, de le préparer à recevoir la présence du Soi.



[1]Notre modèle de civilisation initié au siècle prométhéen des Lumières fait aujourd’hui de larges concessions au mythe de Faust, celui qui gouverne par la peur et le secret  tout en sachant que plus de connaissances lui donnera toujours plus de pouvoir et de contrôle. L’ingénieur Dédale n’étant pas un idéologue, il laisse tout cela de côté et met son génie pratique au service du mythe dominant. En d’autres termes, il peut indifféremment servir Faust en perfectionnant les centrales nucléaires, Icare en améliorant les capteurs solaires, Prométhée en inventant une nouvelle technologie ou Orphée en produisant des musiques qui guérissent les plantes malades. Dédale, comme la technique, sont des serviteurs qui obéissent aux injonctions d’un « roi », d’une conscience dominante adoptée par un dieu, une valeur fondatrice comme « Athéna » ou « Aphrodite ».

[2] Citée par René Querido dans L’Âge d’or de Chartres (Mortagne).

[3] Marija Gimbutas, Le langage de la déesse (Des femmes).

 

Entre la cime et l’abîme

Entre la cime et l’abîme

L’histoire d’Icare raconte comment un adolescent insouciant et joueur endossa des ailes artificielles façonnées avec des plumes d’aigle grace au génie de son père, Dédale.  Les deux hommes attachèrent cette nouvelle invention à leur corps par de fines pointes de cire. Ainsi équipés, il prirent gaillardement leur envol, laissant derrière eux le labyrinthe qui les retenait prisonnier. Lorsque ces drôles d’oiseaux apparurent dans le ciel, un pêcheur, un pasteur et un agriculteur furent témoins de la scène. Ils virent Icare, ne faisant aucun cas des conseils avisés de son père, s’élever d’une force ascensionnelle inouïe vers de téméraires hauteurs. Visant le Soleil, ses ailes battirent de toute leur force pour rejoindre l’astre du jour. Et puis, soudain, la chute. Aux approches du luminaire incandescent la cire devint molle puis fondit. Les ailes perdirent leurs attaches. Las ! l’adolescent n’agita bientôt plus que ses bras nus, incapables de le soutenir sur cet air sans portée. En un éclair il tomba dans l’eau bleue de la Méditerranée. Bientôt, il ne resta plus de lui que quelques ondes éparses sur les flots. Dédale, qui assista impuissant à la scène, ne put que s’en vouloir d’avoir mis entre les mains de son fils un outil aussi puissant que dangereux. Tout en se lamentant sur la dureté du destin qui l’assaillait au moment même où il retrouvait sa liberté il enterra son fils perdu sur l’une des îles des Cyclades. Elle porterait désormais son nom : Icarios.

Ce bref épisode mythologique devint, au XXè siècle, le sujet privilégié de nombreux livres, pièces de théâtre, films, sculptures et peintures. Pourtant l’antiquité gréco-romaine n’en fit pas le thème central de son iconographie. Elle préféra représenter le drame plus ample où Icare apparaissait comme une simple péripétie : les relations d’admiration et de rejet qui se jouèrent entre Minos - le roi de Crète - et Dédale, son ingénieur en chef. Si la passion des modernes pour Icare illustre l’une des problématiques de notre société - comment sortir du labyrinthe de toutes nos complexités créées grâce à notre intelligence technique afin de retrouver le Soleil-de-vérité – il reste que le personnage d’Icare est indissociable des aventures de Minos et de Dédale. Car ce dernier est le véritable héros de l’histoire. La seule raison pour laquelle nous n’avons plus besoin de le mettre en scène, c’est que la société moderne est devenue un véritable dédale. À quoi bon représenter ce qui est déjà là ? L’art a pour fonction d’annoncer le futur et d’exprimer les aspirations inaccomplies des peuples, mais aussi de les mettre en garde contre les dangers qui les menacent. C’est pourquoi aujourd’hui, la mésaventure d’Icare, le fils du constructeur génial qui élabora avec tant d’art un monde si artificiel et si fonctionnel, est importante à comprendre pour l’avenir de nos enfants.

Dédale, dont le nom signifie « ingénieux », appartient à la maison royale d’Athènes. Forgeron hors pair, il tient son habileté de la grande déesse Athéna. L’univers mythologique lui doit la construction d’une vache de bois qui permit à Pasiphaé de s’unir au Taureau blanc de Poséidon ; le fameux labyrinthe de Cnossos, en Crète, où fut enfermé le Minotaure ; la piste de danse destinée à Ariane aux beaux cheveux ; le fil que celle-ci donna à Thésée pour ne point s’égarer dans le labyrinthe ; les ailes artificielles qui seront pour Icare l’instrument de sa mort ; des statues qui semblaient si vivantes qu’il fallait les attacher afin qu’elles ne s’enfuient pas ; de nombreux bâtiments d’une magnificence irréprochable et enfin des jouets pour les filles de Cocalos. Cet archétype pousse l’homme à façonner l’univers en fonction de ses besoins. Il est bien sûr pleinement présent dans notre civilisation. Le monde extérieur est pour Dédale un objet à façonner, à transformer et à améliorer. La philosophie de l’Ingénieur est à cent lieues de celle d’Orphée qui enchante les pierres, les végétaux et les animaux par le son mélodieux de sa lyre. Orphée pense que l’univers est un sujet sensible à la résonance et à l’harmonie ; Dédale l’imagine comme une immense carrière où son désir va pouvoir prendre forme grâce à l’emploi de son intelligence. Nous sommes également très loin d’un autre archétype, celui de Prométhée pour qui la connaissance est synonyme d’une promesse de bonheur pour l’humanité future. Mais le Titan ne s’intéresse pas à la réalisation pratique de ses inventions, il lance quelques idées brillantes dans la nuit de l’ignorance humaine puis repart vers la conquête d’un nouveau soleil. Il serait vain de chercher à personnaliser les archétypes dans nos catégories en affirmant par exemple que Prométhée est un inventeur, Dédale un ingénieur et Orphée un artiste. Il existe des artistes prométhéens, comme Mozart et Beethoven ; des inventeurs orphiques et des artistes dédaliens. Personnaliser l’archétype dans un monde qui hausse la réussite individuelle sur le piédestal des valeurs les plus enviables est évidemment une tentation. Il faut cependant se rappeler que l’importance de la « personne » est une émergence récente dans l’histoire du monde occidental, lentement élaborée dans le grand creuset des idées chrétiennes[1]. Par de-là la réduction de l’archétype à la personne, parlante mais limitante, nous cherchons ici à évoquer la philosophie et par suite la vision du monde qui se trouve « au-delà ». Avec ce double présupposé : une civilisation équilibrée devrait être consciente de ses mythes fondateurs afin de dialoguer avec eux et être à même d’établir avec d’autres cultures fondées sur d’autres mythes des relations d’enrichissement mutuel. Alors seulement la mondialisation ne sera plus l’exportation collective d’une unique représentation du monde mais le réveil d’une multiplicité de modèles capables de révéler, via l’expression humaine, la richesse des possibles.

C’est dans cette perspective que nous développons cette série d’ouvrages sur l’analyse symbolique des mythes Grecs : afin d’évoquer la possibilité fonctionnelle de multiples rapports au réel. Ces idées sont très concrètes : si notre civilisation n’était pas dans une phase faustienne de son histoire nous précipiterions-nous, alors que les glaciers arctiques fondent du fait du réchauffement climatique, pour creuser de nouveaux puits de pétrole dans l’espace ainsi libéré par les glaces ? C’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui. La fascination pour l’or noir éclipse la prévoyance prométhéenne (Prométhée, « celui qui prévoit) et étouffe la voix d’Orphée qui pourrait, par exemple, proposer d’en faire un sanctuaire mondial pour la faune et la flore. Or « Faust » ne voit le monde qu’à travers trois mots : puissance, richesse et connaissance. Toute connaissance est là pour lui donner plus de puissance secrète  et de fortune. Du reste le grec « Hadès » signifie « invisible » et le latin « Pluton » désigne le « riche ». Mais ce sont aussi les deux noms du même dieux de la mort. Il y a à l’œuvre, dans ce côté prédateur de l’être humain, qui va extraire des entrailles de la terre arctique un surcroît de poison pour la biosphère, un puissant instinct d’autodestruction, une sorte de désir de mort inconscient qui nous pousse vers une destruction collective. Thanatos n’habite pas seulement les consciences individuelles mais aussi notre culture inventive. N’est-il pas urgent de découvrir sa cachette ?

La dernière manifestation d’Icare connut son apothéose en juillet 1969, lorsque la mission Apollo 11 (Apollon, le « soleil », précisément) alunissait sur le sol poussiéreux de notre satellite. Armstrong, Aldrin et Collins accomplissaient alors physiquement le vieux rêve de l’humanité : sortir de son bocal, quitter la biosphère pour tutoyer le monde des étoiles. Mais Dédale ne partage que modérément cet enthousiasme pour l’ivresse des hauteurs. Il connaît les dangers de la démesure et les rappellent prudemment à son fils : « Je te conseille de te tenir à mi‑distance des ondes, de crainte que, si tu vas trop bas, elles n'alourdissent tes ailes, et du soleil, pour n'être pas, si tu vas trop haut, brûlé par ses feux : vole entre les deux. Et je te recommande de ne pas regarder le Bouvier, ni l'Hélice, ni l'épée nue d'Orion. Prends moi pour guide de la route à suivre[2] ».

Comme Prométhée, Icare s’élève vers le soleil. Comme Faust, il finira démembré par les forces du Monde-d’En-Dessous. Ce mythe est donc une plaque tournante entre Prométhée et Faust, les deux grands schémas archétypaux qui hantent notre modernité fascinée par la démesure des « gratte-ciels » qui défient les étoiles et attirée par l’exploration des secrets enfouis au cœur des failles abyssales. Que ces dernières soient psychiques avec la psychanalyse ou physiques avec les plateformes pétrolières, le symbolisme reste le même : un désir d’explorer le monde des ombres, le royaume d’Hadès. A Dédale nous devons la technologie spatiale et celle des exploitations off shore, la conquête de la lumière réfléchie par la Lune et l’extraction de l’ombre des entrailles de la Terre. Pourtant Dédale n’est pas un philosophe mais un technicien. Il construit ce que les dieux lui demandent. Longtemps l’ingénieur cultive la raison et l’objectivité. Il affirme haut et fort sa liberté vis-à-vis des croyances religieuses et mythologiques puisque sa représentation du monde veut une réalité objective. Pourtant le technicien, qu’il en ait conscience ou non, est nécessairement mû par une image du réel : méfiance viscérale de la démesure, prise de risques calculés, croyance que la matière doit être transformée par l’intelligence pratique, pragmatisme, besoin de « faire », souci du détail et maintien des liens familiaux transgénérationnels. Tout cela produit une vision du monde et, par suite, un monde.

Ce sont ces présupposés anthropologiques que nous allons à présent explorer afin de mieux comprendre l’univers mythologique de la technique et ses conséquences.



[1] Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe (Plon)

[2] Ovide, Les métamorphoses (Flammarion)

Les pathologies de Prométhée

Les pathologies du prométhéen

Les « pathologies prométhéennes » résultent d’un dysfonctionnement non pas psychologique mais mythologique. En d’autres termes la cause de la pathologie n’est ni à rechercher dans les gènes ni dans une perturbation due à l’environnement affectif ou social, mais dans l’accomplissement encore imparfait du mythe fondateur dont la personne est porteuse. Les « maladies mythologiques » sont des appels de l’âme. Elles signent les nécessaires réajustements entre un appel intérieur impérieux et un comportement extérieur qui se refuse encore à la grande aventure. Nous en avons ici répertorié quelques-unes, sans prétention à l’exhaustivité.

Précisons qu’une même pathologie peut avoir au moins quatre causes fondamentales :

-                 Une cause physique : si je mange trop j’aurai mal au ventre

-                 Une cause systémique : si j’ai peur de mon environnement j’aurai mal au ventre

-                 Une cause mythologique : si je refuse ma créativité mentale j’aurai mal au ventre

-                 Une cause ontologique : le mal de ventre est un processus normal de naissance à soi-même.

Avant de traiter une maladie il convient donc de s’interroger sur sa cause possible : faut-il soigner avec un médicament qui aide à la digestion (cause physique) ; faut-il modifier ma manière de vivre (cause systémique) ; est-ce un l’appel puissant de mon âme, c’est-à-dire de mon besoin fondamental (cause mythologique) ; ou encore faut-il laisser s’accomplir le processus initiatique qui m’habite (cause ontologique) ?

Nous ne traitons ici que des maladies d’âme. Une migraine, par exemple, n’est pas nécessairement prométhéenne, même si elle peut l’être.

L’anorexie, une maladie des hauteurs

Prométhée refuse toutes les chaînes, la première d’entre elles étant l’incarnation de l’âme dans le corps. Il existe ici une révolte contre le fait d’être né et un impérieux désir de retourner vers l’essence des choses en se dématérialisant toujours plus, en retrouvant aussi ce feu dynamique et puissant que confère automatiquement toute expérience volontaire de privation de nourriture. Par l’anorexie, le prométhéen tente de revenir vers Ouranos, vers le Ciel Etoilé, là où brille la clarté de l’Esprit et la légèreté du souffle alliés à la toute puissance de l’intention. Pour lui « incarnation » signifie  être enchaîné au rocher de la matière corporelle. L’alliance qu’il devrait apprendre à sceller passe par la reconnaissance du corps.

Le mal de tête, une créativité inaboutie

Nous avons déjà noté la relation miroir entre la « pense du haut » et la « panse du bas » : la  même structure labyrinthique apparaît dans la forme du néocortex et celle des intestins, ce dernier terme signifiant par ailleurs « dans la tête » (in-testus). Souvent, chez l’enfant, le « mal de ventre » se manifeste lorsqu’une information n’est pas digérée. Le ventre est une soupape de sécurité à une tête encombrée, la diarrhée une élimination de pensées inassimilées. Or le prométhéen, nous l’avons vu, manque de sel biliaire : les intestins ne jouent pas leur rôle d’exutoire à une tête en danger d’asphyxie par une nourriture intellectuelle surabondante. L’énergie des pensées sauvages inabouties engendre alors pression dans la tête. Après l’anorexique regret du monde de la toute puissance stellaire voici les pensées créatrices inexpérimentées, encore incapables de trouver leurs chemins vers une réalisation matérielle. Alors la tête subit la pression de leur sarabande.

L’absence de « digestion » symbolique entraîne donc des « mi-graines ». C’est-à-dire, dans la langue des oiseaux, une semence coupée en deux. Cette « graine »  là, cette pensée inaboutie, n’a donc aucune chance de germer.  Deux désirs essentiels se font de l’ombre, s’empêchant mutuellement toute croissance. L’absence de « d’I-gestion » (gérer à partir de son axe vertical, le I) entraîne un risque de dissociation de la volonté : on veut deux choses en même temps sans pouvoir exprimer (faire pousser) ni l’une ni l’autre (mi-graine).  La « mi-graine »  reproduit exactement la forme du cerveau avec ses deux hémisphères. Au pire elle signe un état de schizophrénie, de dissociation de la personnalité entre deux objectifs fondamentaux et contradictoires : liberté et sécurité, indépendance et dépendance, etc. Elle manifeste la dimension d’ambivalence qui accompagne  l’ensemble de la geste prométhéenne.

Les problèmes de digestion, une assimilation imparfaite des émotions

Le rôle symbolique de la digestion est, nous l’avons vu, de « gérer à partir du I ». C’est-à-dire d’assimiler les informations en provenance de notre environnement  pour les rendre consubstantielles à soi-même, à notre verticalité, à notre nature particulière d’être humain. Ce rôle d’assimilation, la digestion l'exécute tant sur le plan biologique que sur le plan symbolique. Chez le prométhéen cette fonction est accomplie plus aisément par le feu végétal (le fenouil porteur de braise) que par le feu liquide (les acides biliaires). En d’autres termes il assimile les chocs grâce au fonctionnement extrêmement sensible de son corps de vitalité bien plus que par une acceptation émotionnelle. Le végétal correspond en effet symboliquement à l’énergie vitale car la plante se nourrit de lumière ;  le liquide, on le sait, image les émotions. Il arrive toutefois un moment où le feu vital ne peut plus complètement compenser le déficit en sels biliaires. Alors le processus de digestion récrimine.

La colère, une révolte inaboutie de l'Enchaîné

Après la tentation des étoiles au risque de l’anorexie, après le poudroiement de la créativité intellectuelle au risque de la migraine,  vient la colère refoulée. Celle-ci se focalise naturellement sur le foie puisque sa détérioration est la conséquence de la colère de Zeus qui envoie son aigle mangeur de chair. La médecine chinoise, par une toute autre voie, considère également le foie comme le siège de la colère. Dans cette structure les maladies du foie (hépatites, cirrhoses) sont la conséquence d’une contradiction psychique insoluble : le désir d’aventure, de prendre des risques, d’innover et d’aller de l’avant, confronté à un sentiment de culpabilité et une peur de l’échec. Cette nouvelle ambivalence  provoque une d’inhibition « résolue » par la maladie du foie. En ce moment mythologique particulier le prométhéen sait dans sa chair que l’aventure de la liberté pourrait générer un déluge dans sa vie personnelle. Enchaîné au rocher de son impuissance, il se refuse à exprimer sa nature essentielle par peur de l’échec. Emprisonné dans la tour d’ivoire de sa hautaine solitude il refuse l’humble amour des « petits oiseaux » et subit les outrages de l’orgueilleux aigle noir. La clé consiste ici à retrouver sa foi, son foie, sa confiance en soi, sa capacité à s’exprimer dans sa différence puis pour sa différence. La clé a aussi pour nom modestie et simplicité.

Les maladies du foie ou le futur incertain

La blessure de culpabilité infligée par l’aigle du remord – il « re-mord » en effet chaque jour – détruit automatiquement le moindre projet d’avenir. Aucun devin, si doué soit-il, ne lira jamais dans un foie déchiqueté. Le sentiment de ne pas avoir d’avenir, d’être sans projet, est si douloureux chez le prométhéen qu’il demande à son foie de le prendre en charge sous la forme d’une maladie. Rien ne sert alors de soigner le viscère, il est préférable de reconnaître le pressant appel de l’âme à une remise en route vers des futurs de lumière, car tous les futurs ne conduisent pas au déluge.

L’acuité visuelle : pour vivre dans le présent

L’organe de la vision du futur est attaqué par l’oiseau à l’œil perçant, le foie est dévoré par l’aigle.  L’aveuglement de Prométhée sur l’avenir, sur son avenir, est compensé par la vue à nulle autre pareille de l’oiseau de Zeus fixant le monde à partir d’inaccesibles sommets. Tout se passe ici comme si la vision dans le temps, la vision du futur, était remplacée par une vision de l’espace. Un nouveau retournement de la conscience point à l’horizon de l’expérience du prométhéen. Car que fait l’œil ? Il capte le feu de la lumière. Les ondes sont ensuite réinterprétées par le cerveau pour construire une image de la réalité. L’Enchaîné apprend à regarder l’ensemble de ce qui est plutôt que l’idéal de ce qui pourrait être. Il apprend à recevoir la lumière de l’existant plutôt que de distribuer aux hommes la vision d’une utopie. Généralement, le prométhéen affiche une grande acuité visuelle qui lui enseigne sans cesse l’importance de ce qui est là, ici et maintenant. Elle lui rappelle que le présent est un présent offert par l’univers… à condition toutefois de le vivre dans la présence à soi-même, comme immobilisé au rocher de sa nature profonde. C’est ainsi que les enfants de Prométhée  reconstruisent le sens de leur propre valeur et leur unité intérieure. Une unité que la vision déçue des lendemains que chantent avait passablement entamée.

La dépression, une régression du feu

Qui joue avec le feu se brûle, qui s’est brûlé craint même les allumettes. Une expérience des sommets est suivie d’une descente dans l’ombre de la vallée. La dépression prométhéenne est un reflux du feu : la vie ne se déroule plus, les choses ont perdu de leur éclat. Plantes, animaux et humains ne prospèrent plus. C’est là l’une des conséquences de l’aventure prométhéenne de l’homme occidental. L'homme moderne éprouve une diminution de sa joie de vivre et de son énergie, l’enthousiasme a cédé devant les assauts répétés de la tristesse. Les voleurs de feu de la Renaissance nous laissent ce lourd héritage. Après l’enthousiasme pour un monde de Progrès où le feu des Lumières devait éclairer l’humanité vint la jarre de Pandore avec ses maux : le travail, la maladie, la vieillesse, le désespoir mêlé à l’utopie.  Sur le plan individuel la dépression signe une régression du feu. Mais c’est aussi une maladie de notre civilisation car, collectivement, notre feu régresse par la prise de conscience des conséquences et des dangers du vol de la connaissance. Le prométhéen dépressif rencontre alors l’opportunité, voire la nécessité intérieure, de passer d’un feu à l’autre. La toute puissance du désir, interdite de projection sur les choses, devrait d’élever vers le cœur. Deucalion, le créatif inspiré par ses tripes, devrait remonter vers Prométhée, le créateur inspiré par l’esprit. Les prométhéens sentent avec plus d’acuité que d’autres les limites d’une société de consommation essentiellement préoccupée par le bien-être du ventre, ils sentent dans leur chair la nécessité de développer le feu du frêne : l’intelligence du cœur. Les dépressifs vivent une inconfortable transition entre deux feux : la sexualité, la reproduction et la production ne les intéressent plus, ils aspirent à une autre lumière, à la satisfaction d’un désir plus essentiel.

Parfois l’intensité du feu de l’esprit stimule de manière excessive celui des fesses. La part d’ombre de l’être est alors mise en lumière sous la forme d’une augmentation de l’instinctivité et de troubles sexuels. L'ange devient bête.

L’incendie volontaire représente une autre forme de la régression du feu.  L’individu inapte à assimiler l’intensité de l’appel de sa transformation intérieure la projette en son extérieur. Incapable de se brûler dans la flamme de la métamorphose l’incendiaire accomplit tout de même son acte de néantisation : la forêt part en fumée, sacrifiée au dieu du feu. Seul ce rituel impérieux peut satisfaire un temps l’inexorable génie de la transformation qui habite l’être hanté par son dieu. Le plus souvent ce feu est d’ordre sexuel car il s’agit du plus matériel des feux. Ne pouvant devenir plus tangible encore il n’a d’autres choix que de sortir de la sphère symbolique pour se manifester dans la flamme ardente qui anéantit les forêts et les frênes.

D’une manière générale le prométhéen est sensible aux maladies en « hyper » en raison de sa tendance à « jouer avec le feu ». Lorsque ce feu nouveau – qu’il soit sexuel ou spirituel - est trop violent, il stimule excessivement  un centre psychique ou un organe.

L’argent, une gestion difficile

Sans développer ici une analyse argumentée signalons que le sucre est l’analogue symbolique de l’argent. Or le foie gère la diffusion et le stockage du glucose sanguin. Le prométhéen risque par conséquent d’alterner entre le trop (stockage) et le trop peu (diffusion) dans l’emploi de son argent liquide. Entre la prodigalité et l’avarice au quotidien son foie oscille.

La blessure scandaleuse

Et puis il y a la blessure. Une blessure intrinsèque à l’épopée du Titan. Jusqu’à présent les pathologies prométhéennes étaient dues à un non-accomplissement du mythe : refus de l’incarnation (anorexie),  créativité mentale inaboutie (migraine),  sentiment d’insuffisance personnelle joint à un désir d’aventure (pathologies du foie) et opportunité de changer ses valeurs profondes (dépression). Pourtant la blessure est une donnée immédiate de l’histoire de Prométhée. Tout prométhéen porte en lui un lieu de souffrance qui est aussi la signature de son identité spirituelle. Le scandale de cette souffrance injuste qu’aucun événement de sa vie biologique ou psychique ne saurait ni expliquer ni justifier lui semble d’abord inacceptable. C’est néanmoins en cherchant à la comprendre et à vivre pleinement sa dimension symbolique qu’il accomplit sa destinée. Beethoven eut des crises de surdité dès son plus jeune age, malgré cela il accomplit son destin de compositeur hors norme ; Fulgence Bienvenüe, l’ingénieur  qui fut à l’origine du métro parisien, eut le bras gauche arraché par accident à l’age de 20 ans, malgré cela  il consacra sa vie à la réalisation de ce projet de construction jugé scandaleusement novateur à son époque. Et, non sans ironie, il fonda la première station de métro à « Mont-Parnasse », précisément là où Deucalion s’échoua après le déluge et créa une nouvelle race d’hommes. Le prométhéen devrait donc s’interroger sur le lieu corporel de sa souffrance, car là est la clef de sa mission spirituelle.

 

La naissance d’un Titan

Les Grecs l’appelaient Gaïa. De son corps et de ses amours avec le Ciel étoilé naquirent une vaste et étrange progéniture aux noms familiers et mystérieux : des cyclopes avec un œil unique planté au milieu du front, des monstres agitant cent bras en une seule volée, des Titans à l’incroyable force. Mais Ouranos – c’est le nom du ciel empli d’étoiles – n’était alors qu’un sexe avide de couvrir chaque nuit le corps soumis de Gaïa. À tous ses enfants, il refusait la lumière. Jamais Cyclopes, Monstres et Titans n’avaient encore vu leur géniteur car celui-ci les enfouissait dans le corps endolori d’une Terre gémissante. Certes Gaïa était enceinte du Ciel mais jamais elle n’avait accouché. Ivre de souffrance elle ne put longtemps accepter ce régime qui la torturait dans sa chair. Un Appel, elle lança. Les sons de sa voix parvinrent à la conscience de son dernier-né » encore prisonnier de sa chair, le Titan Cronos. Peut-être l’entendit-il parce qu’il était le préféré de sa mère, ou en raison de sa condition de dernier-né encore proche de la conscience de son éternité. Peu importe pour le moment. Gaïa arma le jeune Titan d’une serpe munie d’une lame d’acier et lui donna quelques instructions radicales. L’Enfant les suivit scrupuleusement. Le soir venu Ouranos, comme à son habitude, vint s’étendre ivre de désir sur le corps souffrant de Gaïa. Cronos sort de sa cachette « étendit la main gauche ; de la droite, il saisit la grande, longue serpe aux crocs durs, et bondissant, les couilles de son père, il les trancha ; il les rejeta vite pour qu’elles tombent derrière lui[1] ».  Grâce à cet acte inespéré d’héroïsme les enfants de Gaïa et d’Ouranos allaient enfin pouvoir accéder à la lumière du jour, libérant en même temps le corps de la Terre des souffrances d’un enfantement perpétuellement inachevé. Mais Ciel Etoilé n’avait pas dit son dernier mot, ou plutôt posé son dernier acte fécondant. Les gouttes sanglantes issues de sa blessure se répartirent sur les continents. Au contact de la terre naquirent encore les Erinyes, les Géants et les nymphes du frêne qu’on appelle les Méliades. Les organes génitaux immortels du créateur insatiable furent engloutis par les flots… Et une fille en naquit : la divine Aphrodite, déesse de la beauté. Délicate et pudique, l’herbe poussait sous ses pieds exquis à mesure de sa marche.

Ainsi s’achève le premier épisode de l’aventure prométhéenne. Certes, nous n’en avons pas encore parlé, mais il suffit de dire que Prométhée est fils d’un Titan, d’un des onze frères de Cronos qui délivra la Terre du désir insatiable du Ciel Etoilé. Un Titan et non un Dieu, une force fondatrice qui sut défier le Ciel, non un acolyte qui a pour mission de le servir.

Prométhée est donc fils de Titan. Son père, Japet, épousera une fille de l’Océan qui lui donnera quatre enfants mâles : Epiméthée, Prométhée, Atlas et Ménœtion.

Né de la première génération après l’Origine Prométhée possède dans son code génétique l’extraordinaire force créatrice de son grand-père Ouranos et la matérialité de sa grand-mère Gaïa. C’est peu dire que ce sera un enfant turbulent ! Comme tous les êtres issus des commencements il n’a pas d’enfance et apparaît sur la scène du monde déjà glorieux et empli de ses réelles capacités. Comme tous les êtres issus des commencements sa vie et ses actes imagent sa nature profonde.

Revenons un instant à Cronos, le Titan « au penser fourbe » selon la curieuse expression d’Hésiode. Ayant détrôné son géniteur il ne lui reste plus qu’une chose à faire : prendre sa place. Puis, avec sa sœur Rhéa, il peupla le monde des dieux en donnant naissance à des personnages familiers comme Hadès, Poséidon, Zeus, et Déméter. Pourtant la chose ne fut pas si simple car Cronos souffre de la même pathologie que son père Ouranos : il refuse la lumière du jour à ses enfants. La crainte de subir le sort qu’il infligea au Ciel étoilé, la crainte de se faire détrôner par sa progéniture, lui fit adopter une bien étrange stratégie. Ses enfants à peine nés, il les avala et les conserva dans son ventre. Ainsi tout irait bien. Las ! Rhéa ne l’entend pas de cette oreille ! mécontente de l’attitude de son mari, elle soustrait son dernier-né à l’avidité dévoratrice de Cronos et, en remplacement du nouveau-né, lui fit avaler une pierre emmaillotée dans un lange. Cronos n’y vit que du feu. Bientôt le petit Zeus, qui avait échappé au ventre du Titan grâce à l’ingéniosité de sa mère, entrera en rébellion contre son père et le forcera à vomir les dieux qu’il maintenait enfermés dans son vaste ventre. Une chose était de libérer ses frères et sœurs, une autre était de détrôner le roi du Monde. Une telle entreprise n’eut rien de facile car Cronos est un Titan, une force titanesque fermement accrochée à un pouvoir chèrement acquis. Longtemps le combat resta incertain, longtemps les jeunes dieux furent tous tenus en échec par la remarquable  résistance des Titans rassemblés pour maintenir l’ordre du monde. Comment détrôner ce puissant père qui a refusé à ses enfants le droit de grandir et de vivre leur vie ?  La solution viendra de Prométhée. « Celui qui prévoit », tel est son nom, comprit bien vite que les nouvelles divinités pourraient l’emporter grâce à une nouvelle manière d’être, que la ruse vaincrait la force. Le Titan fit donc alliance contre son camp naturel. Sur les conseils de Gaïa, Zeus délivra les Géants, les cyclopes et les monstres que Cronos avait enfermé au Tartare et, grâce à ses frères et à l’appui du Titan transfuge, gagna  le difficile combat pour la royauté du monde au terme de dix années d’intenses batailles.

Le vainqueur impose toujours sa loi au vaincu, même chez les dieux. Atlas et Ménœtios, deux frères de Prométhée, furent sévèrement punis par le nouveau roi de l’Olympe. Le premier dut porter éternellement sur sa tête la voûte du Ciel, quant au second il fut foudroyé sans autre forme de procès.

En tant qu’unique représentant de l’ancien  monde, le monde des origines empli du désir créateur d’Ouranos et de la corporéité divine de Gaïa, Prométhée tourne en rond et s’impatiente. Sa place, il ne la trouve pas dans cette Olympe trop conservatrice à ses yeux, trop occupée à des affaires de cœur, à des jalousies mesquines, à des trivialités indignes de la force créatrice qui coule dans ses veines et léguée par ses grands-parents. Aussi ne tarde-t-il pas à fomenter une nouveau scandale cosmique lorsque Zeus se mit en tête d’imposer aux hommes la suprématie des dieux. En effet, du temps de Cronos, les hommes et les Titans mangeaient à la même table, partageaient les mêmes mets, discutaient dans les mêmes assemblées. Zeus voulut mettre un terme à cet age d’or en imposant aux êtres humains la suprématie divine. À Mykonos il les rassembla et institua le sacrifice rituel afin de séparer la part des dieux de celle des hommes. Chargé de la division d’un superbe bœuf égorgé sur l’autel, Prométhée fit deux parts à répartir entre Zeus et les humains. D’un côté il posa les chairs, les intestins et les morceaux les plus gras qu’il empaqueta dans la peau de l’animal sacrifié ; de l’autre il rassembla ses os blanchis et les recouvrit d’une belle graisse bien luisante. Puis, non sans arrière-pensée, il demanda à Zeus, à tout seigneur tout honneur, de choisir la part qui lui semblait la plus appétissante. Attiré par la blancheur immaculée de la seconde part l’Olympien la saisit à pleines mains… et n’y trouva que des os dénués de toute chair. Furieux de s’être ainsi laissé floué par Prométhée, Zeus décida d’une redoutable mesure de rétorsion. Il décida sans autre forme de négociation de ne plus envoyer le feu sur le frêne. Qu’adviendrait-il des hommes privés de la flamme ? La mort n’allait-elle pas sceller leur destin ?

C’était sans compter sur les ressources du Titan en passe de devenir un bienfaiteur de l’humanité. Avec un peu d’argile tiré du lit d’un fleuve voisin il façonna de ses mains une forme humaine et demanda à Athéna de lui insuffler la vie. Elle accepta cette requête d’autant plus volontiers que c’était une vieille amie du Titan. Mais à ces hommes-là, doués du souffle, il manquait toujours le feu. Que faire ? Rusant une fois encore, Prométhée s’éleva jusqu’au ciel et vola une étincelle de feu en approchant sa torche de l’ardent soleil. Une braise il détacha, et il l’enfouit dans le creux d’une tige de fenouil avant de la donner aux hommes. Grâce à ce feu volé, l’humanité développera bientôt les arts, les sciences et toute la civilisation.

Zeus, fou de rage de voir son châtiment ainsi détourné, décida d’en finir une fois pour toutes avec ce fauteur de troubles qui ne manifestait aucun respect pour l’ordre des choses, son ordre à lui bien sûr. Avec le concours des autres dieux et déesses il fabriqua la première femme. Car à cette époque reculée de notre histoire seuls les hommes de sexe masculin existaient. La belle, la magnifique Pandore naquit des mains habiles des divinités de l’Olympe. « Celle-qui-possède-tous-les-dons », c’est son nom, fut envoyée sur terre avec, dans ses bras, en guise de cadeau des dieux, une mystérieuse jarre scellée. Sa mission ? épouser Prométhée et lui confier le présent en guise de cadeau de mariage. Mais c’était sans compter une fois encore  sur l’impertinence de « Celui-qui-prévoit ». Faisant honneur à son nom il comprit aussitôt le secret de la jarre : il  décela tous les maux qu’elle renfermait. Sans hésiter une seule seconde il refusa la séduisante Pandore et conseilla à son frère Epiméthée, le seul survivant parmi ses frères, de l’imiter. Las ! Épiméthée n’eut pas la sagacité de son aîné. Fasciné par la Belle il finit par l’épouser, ouvrir la jarre et laisser s’échapper son contenu sur le monde des hommes. C’est ainsi que naquirent le travail, la maladie, la vieillesse, la folie, le vice, la passion… et l'espérance qui resta en équilibre sur le bord du vase.

Les hommes façonnés dans la glaise possèdent le souffle d’Athéna, le feu de Prométhée et le contenu de la « boîte » de Pandore. C’est là un cocktail incroyablement explosif pour qui sait lire le sens des symboles ! Et il suffit de peu d’imagination  pour comprendre que notre XXIe siècle matérialiste (la glaise) et inventif (le feu), oscillant sans cesse entre des inspirations merveilleuses pleines de sagesse (le souffle d’Athéna) et des attitudes barbares indignes de l’animal le plus vil (la jarre), réitère de manière radicale la geste prométhéenne. La conséquence mythologique de ce cocktail de glaise, de souffle et de feu sera le déluge qui engloutira tous les hommes créés par Prométhée, à l’exception d’un seul couple, Deucalion et Pyrrha. Or, ce déluge, ne sommes-nous pas occupé à lui donner figure de réalité « grâce » au dérèglement climatique ?  Travaillés par des mythologèmes inconscients ne sommes-nous pas occupés à façonner une nouvelle arche de Noé – l’équivalent biblique de Deucalion, le neveu de Prométhée – en envoyant dans l’espace un grand oiseau blanc contenant le savoir de l’humanité, un peu de sang humain pour la conservation du code génétique, et quelques autres babioles ? Cet oiseau-satellite, nommé Kéo, reviendra sur terre dans cinquante mille ans[2]. Après le Déluge ?

Mais avant de détailler l’analyse symbolique et de montrer comment les symboles sont vivants jusque dans nos actes les plus quotidiens revenons à Zeus, floué une fois encore dans sa tentative de se venger de Prométhée et de son incroyable irrespect de l’ordre établi. Cette fois s’en est trop ! Non content de l’avoir trompé lors du partage sacrificiel, d’avoir contourné le retrait du feu imposé aux hommes, le Titan se permet le luxe de refuser catégoriquement  le « cadeau » des dieux. Que faire de définitif, cette fois ?

La seule solution consiste à s’attaquer à la personne physique de Prométhée. L’olympien opte sans hésiter pour les grands moyens. Il demande à Héphaïstos, le divin forgeron qui apprête les armes et sculpte les bijoux des dieux, de confectionner de lourdes chaînes pour y immobiliser le Titan récalcitrant. Aussitôt dit, aussitôt fait. Prométhée est conduit sur le mont Caucase où il subira l’outrage des chaînes pendant, nous dit Hésiode, trente mille ans. L’indomptable orgueil du Révolté se transforme en injures bien senties vis-à-vis de l’injustice des dieux. Mais rien n’y fait. Zeus, non content de faire la sourde oreille, envoie son aigle dévorer le foie du prisonnier chaque jour durant, car l’organe repousse pendant la nuit. À ce supplice éternel Prométhée est condamné. Pour avoir défié les dieux et refusé l’assujettissement des hommes à ces mêmes divinités il endure une solitude et une souffrance sans fin.

Sans fin ? Pas tout à fait. L’heure de la délivrance approche.

Les gémissements de l’infortuné Titan passent de montagnes en vallées, leur écho arrive un jour aux oreilles d’Hercule, ce héros magnifique  que toute la Grèce révère pour son courage, sa force, son habileté… et surtout ses douze travaux réputés incroyablement difficiles.  Hercule est justement occupé à accomplir son troisième travail, la recherche des pommes d’or des Hespérides, ces pommes que d’autres traditions associent à la connaissance et à l’immortalité. Attiré par les gémissements il s’approche et voit la scène. Un aigle immense, de son bec acéré, a entamé le premier repas de sa journée, il se délecte du foie de Prométhée. Sans hésiter le héros sort une flèche de son carquois, vise soigneusement et abat l’envoyé de Zeus. Puis il s’approche du rocher fatal et libère enfin le prisonnier de ses chaînes. Pour ne point se dédire de son serment, ce qui lui aurait fait perdre la face, Zeus ordonne que Prométhée porte toujours au doigt une bague de fer où le chaton est un fragment de roche du Caucase, ainsi qu'une couronne de saule. Ainsi, le sens symbolique primant sur la réalité physique, Prométhée restera toujours attaché à son rocher.  Finalement Chiron, le centaure immortel, désirant la mort pour mettre un terme à ses souffrances, lui donnera son immortalité. C’est ainsi que Prométhée sera réintégré dans le royaume des dieux.

Le drame de Prométhée, son sens et sa force, se déploie sur quatre époques mythologiques, depuis la naissance du Monde jusqu’au terme du déluge en passant par la trahison envers Zeus et l’enchaînement au rocher caucasien. Cette histoire fondatrice nous conte aussi la création de l'homme et ses conséquences. Son analyse symbolique apporte un éclairage nouveau pour comprendre la nature de l’être humain, et, surtout, les dangers qui risquent de broyer la civilisation prométhéenne dans laquelle nous nous sommes engagés depuis un peu plus de deux siècles.

Cette histoire, tracée plus haut à grands traits, n’a de sens que si elle est scrupuleusement observée dans ses détails, dans la mesure du possible toutefois puisque les textes que nous possédons immortalisent une tradition orale ancestrale. C’est pourquoi nous allons questionner à nouveau les quatre grands épisodes de la geste prométhéenne afin de leur arracher quelques-uns de leurs secrets.



[1] Hésiode, Théogonie p 43-44 (folio, Gallimard 2001).

[2] Voir le site Internet du projet : http://www.keo.org