L’homme (prétendument) nouveau est de retour
L'homme (prétendument) nouveau est de retour
Marie-Noëlle Dompé
L’article qui suit était initialement conçu pour être publié dans la rubrique « Libre propos » du numéro spécial « La Nuit du Droit 2023 » d’une revue juridique. En 2018, dans le même cadre, j’avais rédigé un article intitulé « La nuit et le droit, un apparent paradoxe » essentiellement axé sur la mythologie de chacun de ces deux concepts. Luc l’avait relu et m’avait alors ouvert quelques pistes nouvelles que j’avais explorées. Cet article avait été publié sans encombre dans le numéro spécial La Nuit du Droit 2018[1]. Il n’en est pas allé de même pour l’article de 2023 sur l’homme prétendument nouveau, dont la publication a été refusée. Était-ce parce que j’y critiquais le wokisme dans lequel je voyais - je ne suis pas la seule - le dernier avatar du faux homme nouveau ? Sans doute, même si cette raison relève du non-dit. Car dès lors que m’avaient été données au moins quatre explications successives et divergentes pour fonder le refus de publication, il m’a semblé qu’aucune ne correspondait à la réalité. Luc m’a alors proposé de publier cet article sur son site et je l’en remercie vivement. On peut considérer cette publication comme un rappel historique de ce que furent les faux hommes nouveaux depuis 1789 ou comme une évocation des risques humains et juridiques générés par l’homme prétendument nouveau du mouvement woke. Ces deux approches sont pertinentes. Mais ce qui m’intéressait surtout, c’était d’ouvrir à un lectorat peu habitué a priori aux questions métaphysiques, la porte à ce que peut être un changement de plan de conscience. Car c’est bien le changement de plan de conscience qui fondera le véritable homme nouveau, que l’on se réfère, parmi d’autres, à certaines des paroles de Jésus, à l’œuvre de Sohravardi mise en lumière par Henri Corbin[2], à celles de Sri Aurobindo et de Mira Alfassa, entièrement axées sur cette recherche, aux Dialogues avec l’ange, bref à ceux qui nous ont parlé de cet au-delà du mental, si riche, si dense, si vaste et si complexe. Bien sûr, je ne pouvais, dans l’article en question me réclamer de ces personnages qui auraient immanquablement été considérés par beaucoup comme sulfureux ou inadéquats. J’avais donc évoqué très rapidement Arthur Rimbaud, Blaise Pascal, Spinoza, Plotin, saint Augustin, Ignace de Loyola et Simone Weil pour illustrer le fait que l’homme nouveau, le vrai, le seul possible, ne peut advenir que par l’effet d’une quête spirituelle qu’un Rimbaud par exemple, n’a pas poursuivie.
L’Homme Nouveau est le fruit d’un cheminement intérieur. Il ne peut être imposé de l’extérieur. Tous les concepteurs d’un prétendu homme nouveau, de Robespierre à Pol Pot en passant par Lénine et Hitler, ont généré des catastrophes humaines. À l’heure actuelle, on voit réapparaître le concept d’homme nouveau au travers d’idéologies qui interpellent l’humain et le droit.
Pourquoi évoquer l’Homme Nouveau dans une revue juridique à paraître un jour de l’automne 2023 ? Parce qu’il s’agit d’un archétype qui descend de temps à autre dans l’histoire sous une expression humaine dégradée, en particulier depuis 1789 en France avec son acmé en 1793. Il a ensuite essaimé en Russie, en Allemagne puis en Chine, entrainant les drames que l’on sait. Il revient depuis quelques années sous plusieurs formes égocentrées, tel le wokisme lequel, sous l’apparence d'une liberté à conquérir, « déconstruit » l’individu dans la jeunesse de sa vie, érigeant un mal-être éphémère en passage vers une prétendue métamorphose ou bien, négligeant l’universalisme né des Lumières, suscite l’identification de la personne à une de ses caractéristiques parcellaires - couleur de la peau, option sexuelle ou religion. Nous sommes là, en présence d’une énième tentative de création d’un faux homme nouveau, qui loin d’élever le niveau de conscience de l’humanité, l’abaisse, et qui loin de tendre vers l’unité, déploie l’individualisme. Elle n’est pas un dépassement de petites souffrances caractéristiques de la condition humaine, mais une fausse piste de plus qui engage le droit privé et le droit public.
D’Est en Ouest, du Nord au Sud, au fil des âges et des écrits des penseurs, l’Homme Nouveau - avec des majuscules - est celui qui, ayant percé le plafond du mental et parcouru les strates qui le surplombent, sera parvenu à se fondre dans ce qui le transcende et ce faisant, aura sublimé la matière dont il est constitué. « Tout est involué, tout est déjà là dans la Matière, mais l'involution ne peut se défaire que par la pression d’en haut qui répond à l’appel d'en bas et brise le sceau, comme le soleil brise le tégument de la semence ». (Satprem. « Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience » , p. 354-355)
« En haut », c’est le « et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! » d’Arthur Rimbaud, c’est le « Joie, joie, joie, pleurs de joie » de Blaise Pascal à l’aube du 23 novembre 1654, c’est le « comprendre est un pur pâtir » de Spinoza, c’est « l’Un au-delà de l’être » de Plotin, c’est « Le Maître est au-dedans » de saint Augustin, c’est « Ses yeux s’ouvrirent (…) Il sortit du rêve » d’Ignace de Loyola, c’est « La violence du temps déchire l’âme. Par la déchirure entre l’éternité » de Simone Weil.
« Nous sommes des êtres de transition (…) Si une révélation de l'Esprit sur la terre est la vérité cachée de notre naissance dans la Matière, si, fondamentalement, c'est une évolution de la conscience qui a lieu dans la Nature, l’homme, tel qu'il est ne peut pas être le dernier terme de l'évolution : c'est une expression trop imparfaite de l'Esprit, le mental est une forme trop limitée, un instrument trop étroit ; le mental n'est qu'un terme intermédiaire de la conscience. (Aurobindo. The Life Divine, 19:846-47) Nous sommes arrivés à une nouvelle crise de transformation » (Aurobindo. The Human Cycle, 15:221). « Nous pouvons être les collaborateurs conscients de notre évolution, accepter le défi, ou, comme dit Sri Aurobindo, nous laisser dépasser » (Satprem précité, p. 320).
Ni Robespierre, ni Hitler, ni Lénine et ses suiveurs, promoteurs d’un prétendu « homme nouveau », n’avaient accompli le chemin nécessaire pour le faire advenir. En voulant l’instaurer, ils ont provoqué des morts par millions.
- L’homme nouveau dans l’histoire
À lire Antoine de Baecque, l’origine de l’homme nouveau de 1789 - sans les majuscules - est d’inspiration religieuse. (« L’homme nouveau est arrivé », Antoine de Baecque. 1998. Revue « Dix-huitième siècle ». n° 20. p. 193 à 205. 1998. PUF ). Selon cet historien, le symbole le plus répandu de cette régénération reste la vision idéale de l’union générale de tous les français. Il est illustré par les propos empruntés à saint Paul par Camille Desmoulins dans le premier numéro de Révolutions de France et de Brabant : « Ce saint-Paul, qui aété éloquent deux ou trois fois dans sa vie, écrit admirablement quelque part : « Vous tous qui avez été régénérés par le baptême, vous n’êtes plus Juifs, vous n’êtes plus Samaritains, vous n’êtes plus Romains, vous n’êtes plus Grecs, vous êtes tous Chrétiens ». C’est ainsi que nous venons d’être régénérés par l’Assemblée Nationale, nous ne sommes plus de Chartres, de Monthléri, nous ne sommes plus Picards ou Bretons, nous ne sommes plus d’Aix ou d’Arras, nous sommes tous Français, tous frères ».
Nous sommes là en présence de la récupération d’une parole d’essence spirituelle - la référence à l’Un - à des fins politiques. La régénération évoquée par Camille Desmoulins, qui va jalonner l’ensemble du discours sur l’homme nouveau des révolutionnaires de 1789, passe directement de l’Épitre aux Galates à la Révolution. L’écart entre les mots tracés par saint Paul et leur instrumentalisation, c’est le gouffre ouvert par Robespierre, dans lequel vont être jetés les milliers de morts de la Terreur, suivis des millions de morts de la révolution bolchevique Russe, de la révolution communiste menée par Mao en Chine et par Pol Pot au Cambodge. L’homme nouveau du nazisme a une origine plus mythologique que religieuse et a fait autant de dégâts.
Pour Antoine de Baecque, « La régénération est d'abord porteuse d'une part de rêve : il s'agit d'imaginer le Français de demain, le Français du temps de « l’après » (…) Cependant, l'image de la rupture intègre de façon complémentaire la croyance dans la perfectibilité immédiate de l'espèce humaine et le retour de l'âge d’or. (…) La rupture est ici proche du miracle, du « miracle d’une nouvelle création », merveilleux brusquement introduit dans le domaine de l’imaginaire politique ».
Robespierre, rousseauiste halluciné selon l’expression de Frédéric Rouvillois - en bref, le peuple est naturellement bon et tout ce qui n’est pas le peuple est mauvais - n’a pas hésité à faire guillotiner à tour de bras, seule façon pour lui de tenter de soumettre le réel à son illusion d’un homme nouveau vertueux. C’est, comme l’exprime Marcel Gauchet, « l’acharnement dans la poursuite d’une idée, envers et contre tout. Il est forcé d’enregistrer le démenti que la situation apporte à sa vision vertuiste du peuple » (Marcel Gauchet, NRF. « Robespierre, l’homme qui nous divise le plus ». p. 199 ).
Robespierre a ouvert la voie sanglante de l’homme nouveau ; il sera suivi de nombre de thuriféraires, à savoir l’ensemble des initiateurs des totalitarismes du XXème siècle. Ces hommes nouveaux plus tardifs procèdent de celui-ci qui les fonde. Si l’on s’attache à ceux qui ont le plus marqué l’histoire, on trouve, dans l’ordre chronologique, l’homme nouveau de Lénine et de ses successeurs dont Staline, l’homme nouveau du nazisme, l’homme nouveau du maoïsme chinois puis cambodgien.
S’agissant de Lénine, Lavinia Betea (« L’Homme nouveau », p. 123-124. Lavinia Betea Politologue, Maître de Conférences à l’Université de Bucarest) fait valoir que « Le motif déclaré de l’idéologie communiste a été la création de « l’homme nouveau » (…) L’individu cherche à fortifier l’instance supérieure de « l’ego » en empruntant à unmodèle idéal extérieur, un surplus de valeur et de motivation. (…) Ce prototype humain de « l’homme nouveau » - « le prince charmant de laboratoire” ( F. Tanasescu, 1995) - est considéré comme supérieur à tous les individus qui ont peuplé la planète dans les époques précédentes ».
Lors de la révolution bolchevique, l’homme nouveau fabriqué - et non plus seulement conceptualisé - par Lénine est conçu comme on conçoit une machine. On sent que la révolution industrielle est passée par là. L’identification à un modèle artificiel élaboré de toute pièce est en soi un risque. Le caler sur la représentation d’un individu « associé à une identité collective » l’est davantage encore. L’échec de ce « prototype » est annoncé par « l’emprunt à un modèle extérieur ». L’homme nouveau qui ne procède pas d’une évolution intérieure, mais d’un modèle extérieur porte en lui le ferment de sa ruine
Cette sorte de robot communiste fabriqué en des millions d’exemplaires humains par des Mary Shelley de circonstance - le sous-titre de son ouvrage « Frankenstein » est « Prométhée moderne » - fera des dizaines de millions de morts dans l’univers soviétique.
L’homme nouveau conçu par Hitler est, pour Frédéric Rouvillois (Le Figaro du 11 avril 2014 a/s « Crime et utopie ». Entretien avec Eugénie Bastié), le fruit d’une utopie fondée sur la dimension biologique de la race - une « biocratie », écrit-il, sur le modèle de l’antiquité grecque, Sparte et non Athènes : « Il (Hitler)explique que son objectif est de faire de l'homme aryen, de l'homme véritable, une sorte de Dieu (…) »d’où le déploiement de moyens aussi terribles pour y parvenir. « Quand les philosophes antiques (Aristote notamment) ou chrétiens (Saint Thomas d'Aquin) parlent de perfection humaine ils ne disent pas pour autant que c'est à l'État de réaliser cette perfection. (…) L’Etat n'est pas là pour créer un peuple de saints ou de purs de manière artificielle et selon ses propres critères (…) La perfection et le salut sont d'ordre individuel, il n'y a pas de salut collectif. »
Sous Staline (« Construire, déconstruire l’homme nouveau », p. 7. Cécile Vaissié. Introduction à « La fabrique de l’homme nouveau après Staline ». PUF de Rennes.) l’homme nouveau, devenu « l’homme soviétique », est le fils naturel de Lénine et de Hitler.L’homme nouveau stalinien « est un ardent constructeur du communisme et un internationaliste, convaincu de la justesse des idéaux marxistes-léninistes, dévoué au régime. Approuvant le mode de vie soviétique, il se comporte en fonction des normes établies, a un physique de « surhomme » nietzschéen et ressemble donc beaucoup à son contemporain de l’Allemagne nazie ». On sait à quel gouffre a mené ce preux.
L’homme nouveau de Mao est de la même farine. Il essaimera dans une large partie de l’Asie, Viet-Nam, Cambodge, Corée notamment, avant de gagner l’Afrique. Pour Marie-Claire Bergère (« Après Mao, le retour du vieil homme ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire, p. 31- 46. Numéro thématique, « Histoire de l’avenir ». 1984 au rendez-vous d’Orwell), « l’ambition de Mao Zedong était de créer, non seulement une Chine nouvelle, mais aussi un homme nouveau (…) Mao voulait réinventer les rapports des hommes entre eux et remodeler l’âme de ses contemporains. Au pouvoir, l’utopie se fait tyrannie (…). Cet acharnement culmine pendant le mouvement contre les Quatre Vieilleries qui est lancé en 1966, au début de la révolution culturelle et pendant lequel, pour mieux extirper les racines du mal, on détruit de nombreux monuments historiques, on brûle des livres, on accule au suicide les représentants de l'ancienne culture. Créer le vide pour mieux installer le règne de la vertu ». Mao fut divinisé de son vivant, pas seulement par les chinois.
Enfin, pour en finir avec cette sinistre galerie des concepteurs de l’homme nouveau, mentionnons Saloth Sar, devenu Pol Pot (Historia spécial N° 22. Mars-avril 2015. Philip Short. Traduit de l’Anglais par Martine Devillers. « Les génies du mal » .p.79 ss.), admirateur de Robespierre, qui « dirige avec ses khmers rouges l’un des régimes les plus terrifiants du 20ème siècle ».
Au-delà de l’instrumentalisation de ces différents hommes nouveaux au profit du Parti, ils semblent tous procéder d’un idéal qui se heurte au principe de réalité. Comme l’a souligné Frédéric Rouvillois à propos de l’homme nouveau du nazisme - c’est valable pour tous, de Robespierre à Pol Pot - « c’est la démesure et la folie de l'homme, la conviction toujours vivace qu'il peut devenir une sorte de Dieu et réaliser la perfection ». Leur rival, c’est Dieu. Ils n’auront de cesse de l’éliminer, fut-ce en lui substituant une déesse de remplacement - c’est le cas de Robespierre - voire en le remplaçant eux-mêmes, comme le fit Mao.
On ne décrète pas l’Homme Nouveau. On ne l’impose pas à coups de décrets et de loi des suspects, on n’en assure pas l’émergence en faisant fonctionner la guillotine ou via les procès staliniens. Les révolutionnaires de 1789 et leurs successeurs du XXème siècle ont peut-être perçu l’Idée au sens platonicien de l’Homme Nouveau. Ils en ont été saisis et l’ont saisie pour faire régner leur ordre nouveau. Ce qu’ils n’ont pas compris, par manque d’élévation, c’est que préparer la naissance de l’Homme Nouveau est une alchimie intérieure, individuelle et personnelle.
- L’homme nouveau de l’actualité
L’une de nos députées « célèbre aujourd’hui un « homme déconstruit », quelle reconstruction veut-elle ? Sinon produire elle aussi un homme nouveau… », interroge Michel Onfray (« L’homme déconstruit », une nouvelle version de l’homme nouveau générée par la Révolution. Michel Janva. « Le salon beige » du 9 mai 2023). À l’heure actuelle, plusieurs prototypes de l’homme prétendument nouveau réémergent. Il y a l’homme nouveau du transhumanisme qui ne veut ni vieillir, ni mourir. Il y a l’homme nouveau écolo-apocalyptique qui décourage ses congénères d’entreprendre quoi que ce soit pour aider la Terre à survivre puisque nous allons tous mourir. il y a l’homme nouveau du wokisme, épicentre des luttes victimaires issues des options sexuelles et de la couleur de la peau devenues de nouveaux déterminants. C’est de ce dernier qu’il sera question ici, parce que les choix qui en résultent interpellent l’humain et le droit.
Traduit d’un mauvais anglais, le terme woke préféré à awake, éveillé, a pourtant une belle histoire. Alors que l’Éveil du Boudha signifie un état de libération parfaite et inconditionnée de toute limitation subjective, l’affranchissement de tout lien, il est devenu pour le mouvement woke, l’exact contraire, l’identification à des caractéristiques personnelles. Martin Luther King l’a promu dans un autre sens et dans un autre contexte ; il signifiait vigilance aux injustices subies ou dont on est le témoin. Il est devenu ressentiment, vengeance et fixation sur le passé.
Pour Caroline Fourest, le terme « désigne une vision binaire des identités, inspirée du monde anglo-saxon, qui bascule trop souvent de la victimisation surjouée à une censure démesurée » (Caroline Fourest, éditorial. Franc-tireur. Hors série n° 1. Juin-août 2023, p. 1). Pour Caroline Eliacheff et Céline Masson, « L'idéologie woke (éveillé), ou wokisme, selon certains auteurs « culture de la victimisation » (Bradley Campbell et Jason Manning), est un mouvement qui attise le sentiment victimaire, engageant ainsi un combat contre les injustices, inégalités, violences et discriminations, (racistes, sexistes…) que subiraient les « victimes » face à des agresseurs désignés (les hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels…), qui bénéficieraient de privilèges au détriment des autres » ( Caroline Eliacheff et Céline Masson. « La fabrique de l’enfant transgenre » Éditions de l’Observatoire, p. 92. Note de bas de page n° 2). C’est un mouvement qui nous vient des États-Unis, alors même que nous n’avons ni le même passé, ni le même vécu, ni les mêmes fondamentaux historiques.
Mais alors, pour quelles raisons ce mouvement a-t-il pu être importé avec tant de succès à l’intérieur de nos frontières ? À ce sujet, il est bon d’entendre ce que Régis Debray dit du renversement des forces agissantes dans « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains ». En huit pages - de la page 91 à la page 99 - l’auteur énumère les trente dates-clefs des événements, sinon marquants du moins symboliques, par lesquels la France est, pour reprendre son expression, « descendue du podium », laissant la place marche par marche à la civilisation américaine. Elles vont de 1919, année du traité de Versailles, pour lequel - c’était une première - une version rédigée en anglais a été exigée par le président Wilson, à 2017 où le candidat à la présidentielle écoute la Marseillaise, non pas les bras le long du corps, mais dans la posture exigée des citoyens américains lors de l'exécution de l'hymne national : bras droit replié, main sur le cœur, en passant par Halloween (1998) où les citrouilles, masques et bonbons envahissent les grandes surfaces et magazines. Il ajoute, « Les empires se suivent et, contrairement au dicton, se ressemblent par plus d'un trait. Mais l'imprimante américaine a renouvelé l'ancestrale tradition hégémonique par la préemption technologique. La maîtrise en amont des normes et des formes permet d'ajouter à un système d'emprise économique, un système d'empreintes sociales et culturelles au point de pouvoir substituer le second au premier. C’est une originalité de l'américanisation, et aussi la difficulté de s'y soustraire » (Régis Debray. « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains ». Essais Folio, p. 189). Le ton jubilatoire de l’ouvrage pourrait presque nous faire oublier la gravité du fond, mais les constantes références à l’empire romain - on songe sans cesse à sa chute - transforment le rire en larmes. En tous cas, c’est bien par l’effet de cette empreinte culturelle que le wokisme a pu être implanté, au sens chirurgical du terme, dans notre pays.
Il allait y être d’autant plus aisément acclimaté par l’effet de la culture de la plainte qui nous mine : « Nos sociétés sont de plus en plus des sociétés de la plainte et de la demande de soins. De même, de nouvelles catégories de victimes sont en train d'émerger à la faveur du mouvement intersectionnel qui veut promouvoir toutes sortes de nouvelles victimes », explique Jean-François Braunstein (Jean-François Braunstein. « La religion woke », Grasset, p. 96). Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière font à peu près le même constat : « Une véritable culture du malheur intime s'est instituée dans notre société, avec son corollaire, l'exigence du bien-être. Dans ce contexte, toute personne qui souffre, peut se revendiquer « victime » et être considérée comme telle : sa souffrance est une injustice, ne pas souffrir, devient un droit. » (« Le temps des victimes », Collection Espaces libre, Albin Michel, p. 49). Sans oublier le propos d’Alain Besançon, « Au milieu du vide métaphysique prospère une vague religiosité humanitaire », tant de fois répété lors de son récent décès. Le wokisme semble s’inscrire dans cette veine de religion de substitution, tandis qu’Alain Finkielkraut lui préfère le terme d’idéologie et que d’autres, telle Sophie Audugé, choisissent celui de secte. À noter les « révélations » d’ordre religieux qui quelquefois caractérisent ce courant. L’épitre de saint Paul aux Galates dont se réclamait Camille Desmoulin lors de la Révolution française refait surface dans le propos de Paul B. Preciado, une femme devenue homme, auquel le prénom de Paul aurait été donné dans un rêve, sans compter ceux qui, ayant changé de sexe, se disent « deux fois nés » (Jean-François Braunstein précité, p. 120 s).
Précisons à ce stade que les authentiques transexuels méritent d’être soutenus dans leur quête d’harmonie entre ce qu’ontologiquement ils savent être et le corps qu’ils habitent. Ceux-là ne « détransitionnent » pas. J’ai eu à connaître en 1983 de la demande favorablement accueillie d’un Patrick devenu Patricia par l’effet d’un jugement du tribunal de Metz ; les juges n’avaient pas attendu l’émergence du wokisme pour statuer sur une requête motivée en changement de prénom/sexe, étayée par une sérieuse expertise médico psychologique. Le temps judiciaire accorde sa place à la réflexion et à l’objectivité plus qu’à un ressenti passager.
Peu importe la dénomination - idéologie, religion, secte - qui peut être donnée au mouvement woke puisque seuls importent les faits. Parmi ceux-ci, il y a le « tiers exclu », mis en lumière par Elisabeth Badinter : « Vous n’êtes pas d’accord avec nous ? Alors, vous n’existez plus. C’est la mort sociale » (Documentaire YouTube. Aux origines du "wokisme" - Racisé.e.s : une histoire franco américaine …). Il y a les traitements hormonaux appliqués à des enfants pour peu qu’ils en aient manifesté le désir : en France, expliquent Caroline Beyer et Agnès Leclair, (« Enfants trans : quand l’école fait face à la dysphorie du genre », Le Figaro du 27 janvier 2021, p. 14) « les opérations génitales ne se font pas avant la majorité. Mais des bloqueurs de puberté peuvent être prescrits vers 10 ans, puis un traitement hormonal à partir de 15 ans pour développer les caractères secondaires (comme la pilosité) du sexe choisi ». Il y a l’excommunication qui frappe des jeunes gens qui ont changé de sexe et qui quelques années plus tard, regrettant leur choix, « détransitionnent » : « En adoptant un autre prénom que son prénom d'origine, le jeune s'inscrit dans la communauté transgenre opérant une « transition spirituelle ». S'il veut s'en extraire, il sera considéré comme un traître, puisque « détransitionner » est perçu comme une hérésie par les fidèles ; les adolescents ou jeunes adultes, qui s’y risquent s’abstiennent bien souvent de témoigner à visage découvert, par peur des représailles ». (Caroline Eliacheff et Céline Masson précitées. « La fabrique de l’enfant transgenre », p. 16). Il y a la prise en mains des enfants dès leur plus jeune âge (Emmanuelle Hénin. « la fabrique de l’homme nouveau déconstruit ». 20 mai 2022. https://decolonialisme.fr/la-fabrique-de-lhomme-nouveau-deconstruit-a-linspe-de-paris/). Il y a les affirmations telles que : « Les hommes sont enceints », « les femmes ont des pénis », « les trans femmes sont des femmes », « tous les blancs sont racistes », « tous les noirs sont des victimes », « si vous affirmez que vous n'êtes pas raciste, c'est que vous l’êtes », « la biologie est viriliste », « les mathématiques sont racistes », « Churchill est raciste », « Schoelcher est esclavagiste », etc. (« La religion woke », Jean-François Braunstein, précité, p. 11). Il y a le fonctionnement en forme de dilemme des « noyaux pervers » mis en exergue par le docteur Racamier (chap. 9 et 10. Paul-Claude Racamier « Le génie des origines ». Coll. Payot,) : « Le dilemme est clair : si vous dites que vous êtes raciste, vous l’êtes, si vous dites que vous ne l'êtes pas, vous l'êtes quand même. En refusant d'assumer le racisme, les Blancs font la preuve de leur fragilité. (…) Nous sommes alors en plein dans une situation de double bind, la double contrainte chère à l'anthropologue Grégory Bateson. Quoi que l'on dise, on est en défaut (…) » (Jean-François Braunstein, précité, p. 172).
C’est en s’attaquant à la raison que le mouvement woke risque de faire le plus de dégâts parce que, ce faisant, il sape la structure de notre société et les bases sur lesquelles elle a été élaborée, des civilisations gréco-latine, judéo-chrétienne et jusqu’aux principes issus des Lumières. Les coups de boutoir sont dirigés contre la science, les mathématiques, la biologie, au motif que ces disciplines seraient « blanches » et « virilistes ». C’est là que le droit est en risque : « La croyance en l'objectivité, associée au positionnement des Blancs, en dehors de toute culture, (donc étant de ce fait, la norme pour l’humanité), permet aux blancs de se considérer comme des humains universels qui peuvent représenter toute l'expérience humaine. Ceux-ci ne tiennent pas compte de leur blanchité et pensent être un référent universel. Ils veulent croire que « les personnes blanches sont juste des personnes ». Les juristes à l'origine de la théorie critique de la race dénonçaient déjà la prétention des théories juridiques à être « aveugles à la race ». Il faut en finir avec cette prétendue objectivité juridique. (…) donc, en retour, la loi doit adopter le parti pris inverse et prendre le parti des racisés » (Robin DiAngelo, citée par Jean-François Braunstein, p. 229-230). Le droit devrait donc ne plus être une règle de portée générale applicable à tous.
Le travail du législateur est déjà influencé. Ainsi la loi du 31 janvier 2022 interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre des personnes (JO n° 26 du 1er février 2022. ) devait sanctionner les thérapies de conversion homophobes. Jusque-là, tout allait bien. Mais au cours du débat parlementaire, l’interdiction a été élargie à toute pratique, comportement ou propos répétés visant à modifier ou réprimer l’identité de genre vraie ou supposée. (Art. 225-4-13 al.1 de ladite loi) « On est passé de l’orientation sexuelle à l’identité de genre, ce qui est un peu flou ». Aucun critère ne permet de dire si, en cas de changement de sexe, la volonté qui le sous-tend est vraie ou supposée. « On se base sur du déclaratif » font remarquer Céline Masson et Caroline Eliacheff (Lacan Web Télévision. YouTube, https://youtu.be/D7Ju43F55ZM?si=YWqwJflYsiu7hzf )
Les juridictions sont sollicitées au travers de demandes nouvelles. En 2022, a été obtenu, « pour la première fois en France, qu'une femme trans soit reconnue comme mère par la cour d'appel de Toulouse. Elle avait conçu l’enfant avec son appareil reproducteur masculin… mais sous son identité de femme. En février, la transparentalité a franchi une nouvelle étape avec la naissance, à Bourges, dans le Cher, d'un enfant d'un couple transgenre. Le bébé a été conçu par Matteo, un homme né femme, et Victoire, une femme née homme. Sur le livret de famille, Mattéo est cependant considéré comme la mère et l’affaire a été portée devant la justice », relèvent Stéphane Kovacs et Agnès Leclair. Sans oublier les procès sont engagés par de jeunes adultes qui déplorent leur changement de sexe intervenu à un âge trop précoce.
Le droit public est lui aussi contaminé, le courant woke se découvrant un ennemi dans les Lumières : « Ils s’en prennent d'abord à l'idée d’universalisme, qui n’est, selon eux, qu'une pure fiction. Pour les théoriciens racialistes, postuler qu'il existe un humain universel est une pensée typiquement blanche. Les racisés sont donc censés savoir que les hommes ne sont pas des hommes abstraits au sens de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (…) Pour les wokes, il n'y a que des noirs ou des blancs, des personnes de couleur ou non, des hommes ou des femmes, des trans et des cis, etc. Tous ne doivent donc pas être traités de manière égale au nom d'une vision abstraite de l’égalité, mais de manière équitable, c'est-à-dire avec des discriminations positives ou négatives, censées corriger les inégalités de fait. L'universalisme est alors un ennemi à combattre ». (« La religion woke », précité, p. 250-251). La liberté est attaquée, dès lors que, comme le remarque Elisabeth Badinter, certains intellectuels français sont interdits d’assurer la conférence qu’ils devaient tenir ; « ils sont « cancelled ». Caroline Eliacheff et Céline Masson précisent pour leur part, « S’autodéterminer devient un slogan (…) alors que ce vocable était plutôt employé à propos des peuples : le droit à l'autodétermination a constitué une avancée considérable en termes de liberté politique et a inspiré les mouvements de décolonisation. C'est significatif d’un glissement anthropologique, comme si aujourd'hui, les individus se prenaient pour des États ». Autrement dit, quand la partie se prend pour le tout, est à l’œuvre le même orgueil faustien que celui qui, dans l’histoire, animait les promoteurs d’un pseudo homme nouveau. Là se joue la nuit du droit, prise dans son sens crépusculaire.
On est donc loin de la notion de woke au sens de l’Éveil du bouddhisme qui aboutit au Nirvana, fin de l’ignorance, de l’égarement, de la haine, des désirs ; cette sorte d’achèvement, d’extinction de l’individualité et du soi. Au contraire même, puisque les tenants du wokisme s’identifient à une pièce du puzzle dont ils sont - comme tout un chacun - constitués : la couleur de la peau, l’orientation sexuelle, l’histoire et surtout sa souffrance à soi que l’on entretien comme un trésor identitaire, arme brandie contre l’Autre. Au lieu de tendre vers la réalisation de l’unité, comme y encouragent le Bouddha ou saint Paul récupérés par ceux-ci qui les nient, le mouvement woke cultive l’archipelisation de l’humain et au-delà, celui des sociétés dans lesquelles il vit. Ainsi s’explique la déstructuration prônée comme une fin en soi par ce courant à la mode ; son eschatologie n’en est pas une, la fin dernière étant précisément ladite déstructuration. Les moyens et la fin sont confondus.
« Il faut défendre l’idéal républicain car il est le seul compatible avec l’idée de l’émancipation », dit Pascal Brückner. Caroline Eliacheff et Daniel Soulez-Larivière émettent pour leur part, un espoir : « Heureusement on constate, aussi bien en France qu’aux États-Unis et dans bien d'autres pays, que la résistance s'organise : pourquoi faudrait-il qu'une société démocratique gardant ses idéaux de justice et d'égalité renonce à la liberté d'expression, à la créativité, à la tolérance, à assumer son passé, à réduire les inégalités, à protéger les plus faibles ? Si les victimes veulent régner par la guerre, nul doute qu'il y aura d'autres victimes ». Mais la route sera escarpée car dans un monde privé de sens, toute idée nouvelle, toute morale qui donne l’illusion de permettre l’identification à une cause a tôt fait de devenir une prison pour soi-même et pour les autres.
[1] Numéro spécial La Nuit du Droit. La Semaine Juridique éd. G. n° 40. 1er octobre 2018, p. 1006 s.
[2] « L’homme et son ange ». Henry Corbin. Fayard
Marie-Noëlle Dompé a exercé trois métiers du droit au long de sa carrière - magistrate, directrice juridique de la Commission des Opérations de bourse et avocate - mais sa seule fidélité est celle qui la lie à l’au-delà depuis toujours.