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La naissance d’un TitanLes Grecs l’appelaient Gaïa. De son corps et de ses amours avec le Ciel étoilé naquirent une vaste et étrange progéniture aux noms familiers et mystérieux : des cyclopes avec un œil unique planté au milieu du front, des monstres agitant cent bras en une seule volée, des Titans à l’incroyable force. Mais Ouranos – c’est le nom du ciel empli d’étoiles – n’était alors qu’un sexe avide de couvrir chaque nuit le corps soumis de Gaïa. À tous ses enfants, il refusait la lumière. Jamais Cyclopes, Monstres et Titans n’avaient encore vu leur géniteur car celui-ci les enfouissait dans le corps endolori d’une Terre gémissante. Certes Gaïa était enceinte du Ciel mais jamais elle n’avait accouché. Ivre de souffrance elle ne put longtemps accepter ce régime qui la torturait dans sa chair. Un Appel, elle lança. Les sons de sa voix parvinrent à la conscience de son dernier-né » encore prisonnier de sa chair, le Titan Cronos. Peut-être l’entendit-il parce qu’il était le préféré de sa mère, ou en raison de sa condition de dernier-né encore proche de la conscience de son éternité. Peu importe pour le moment. Gaïa arma le jeune Titan d’une serpe munie d’une lame d’acier et lui donna quelques instructions radicales. L’Enfant les suivit scrupuleusement. Le soir venu Ouranos, comme à son habitude, vint s’étendre ivre de désir sur le corps souffrant de Gaïa. Cronos sort de sa cachette « étendit la main gauche ; de la droite, il saisit la grande, longue serpe aux crocs durs, et bondissant, les couilles de son père, il les trancha ; il les rejeta vite pour qu’elles tombent derrière lui[1] ». Grâce à cet acte inespéré d’héroïsme les enfants de Gaïa et d’Ouranos allaient enfin pouvoir accéder à la lumière du jour, libérant en même temps le corps de la Terre des souffrances d’un enfantement perpétuellement inachevé. Mais Ciel Etoilé n’avait pas dit son dernier mot, ou plutôt posé son dernier acte fécondant. Les gouttes sanglantes issues de sa blessure se répartirent sur les continents. Au contact de la terre naquirent encore les Erinyes, les Géants et les nymphes du frêne qu’on appelle les Méliades. Les organes génitaux immortels du créateur insatiable furent engloutis par les flots… Et une fille en naquit : la divine Aphrodite, déesse de la beauté. Délicate et pudique, l’herbe poussait sous ses pieds exquis à mesure de sa marche. Ainsi s’achève le premier épisode de l’aventure prométhéenne. Certes, nous n’en avons pas encore parlé, mais il suffit de dire que Prométhée est fils d’un Titan, d’un des onze frères de Cronos qui délivra la Terre du désir insatiable du Ciel Etoilé. Un Titan et non un Dieu, une force fondatrice qui sut défier le Ciel, non un acolyte qui a pour mission de le servir. Prométhée est donc fils de Titan. Son père, Japet, épousera une fille de l’Océan qui lui donnera quatre enfants mâles : Epiméthée, Prométhée, Atlas et Ménœtion. Né de la première génération après l’Origine Prométhée possède dans son code génétique l’extraordinaire force créatrice de son grand-père Ouranos et la matérialité de sa grand-mère Gaïa. C’est peu dire que ce sera un enfant turbulent ! Comme tous les êtres issus des commencements il n’a pas d’enfance et apparaît sur la scène du monde déjà glorieux et empli de ses réelles capacités. Comme tous les êtres issus des commencements sa vie et ses actes imagent sa nature profonde. Revenons un instant à Cronos, le Titan « au penser fourbe » selon la curieuse expression d’Hésiode. Ayant détrôné son géniteur il ne lui reste plus qu’une chose à faire : prendre sa place. Puis, avec sa sœur Rhéa, il peupla le monde des dieux en donnant naissance à des personnages familiers comme Hadès, Poséidon, Zeus, et Déméter. Pourtant la chose ne fut pas si simple car Cronos souffre de la même pathologie que son père Ouranos : il refuse la lumière du jour à ses enfants. La crainte de subir le sort qu’il infligea au Ciel étoilé, la crainte de se faire détrôner par sa progéniture, lui fit adopter une bien étrange stratégie. Ses enfants à peine nés, il les avala et les conserva dans son ventre. Ainsi tout irait bien. Las ! Rhéa ne l’entend pas de cette oreille ! mécontente de l’attitude de son mari, elle soustrait son dernier-né à l’avidité dévoratrice de Cronos et, en remplacement du nouveau-né, lui fit avaler une pierre emmaillotée dans un lange. Cronos n’y vit que du feu. Bientôt le petit Zeus, qui avait échappé au ventre du Titan grâce à l’ingéniosité de sa mère, entrera en rébellion contre son père et le forcera à vomir les dieux qu’il maintenait enfermés dans son vaste ventre. Une chose était de libérer ses frères et sœurs, une autre était de détrôner le roi du Monde. Une telle entreprise n’eut rien de facile car Cronos est un Titan, une force titanesque fermement accrochée à un pouvoir chèrement acquis. Longtemps le combat resta incertain, longtemps les jeunes dieux furent tous tenus en échec par la remarquable résistance des Titans rassemblés pour maintenir l’ordre du monde. Comment détrôner ce puissant père qui a refusé à ses enfants le droit de grandir et de vivre leur vie ? La solution viendra de Prométhée. « Celui qui prévoit », tel est son nom, comprit bien vite que les nouvelles divinités pourraient l’emporter grâce à une nouvelle manière d’être, que la ruse vaincrait la force. Le Titan fit donc alliance contre son camp naturel. Sur les conseils de Gaïa, Zeus délivra les Géants, les cyclopes et les monstres que Cronos avait enfermé au Tartare et, grâce à ses frères et à l’appui du Titan transfuge, gagna le difficile combat pour la royauté du monde au terme de dix années d’intenses batailles. Le vainqueur impose toujours sa loi au vaincu, même chez les dieux. Atlas et Ménœtios, deux frères de Prométhée, furent sévèrement punis par le nouveau roi de l’Olympe. Le premier dut porter éternellement sur sa tête la voûte du Ciel, quant au second il fut foudroyé sans autre forme de procès. En tant qu’unique représentant de l’ancien monde, le monde des origines empli du désir créateur d’Ouranos et de la corporéité divine de Gaïa, Prométhée tourne en rond et s’impatiente. Sa place, il ne la trouve pas dans cette Olympe trop conservatrice à ses yeux, trop occupée à des affaires de cœur, à des jalousies mesquines, à des trivialités indignes de la force créatrice qui coule dans ses veines et léguée par ses grands-parents. Aussi ne tarde-t-il pas à fomenter une nouveau scandale cosmique lorsque Zeus se mit en tête d’imposer aux hommes la suprématie des dieux. En effet, du temps de Cronos, les hommes et les Titans mangeaient à la même table, partageaient les mêmes mets, discutaient dans les mêmes assemblées. Zeus voulut mettre un terme à cet age d’or en imposant aux êtres humains la suprématie divine. À Mykonos il les rassembla et institua le sacrifice rituel afin de séparer la part des dieux de celle des hommes. Chargé de la division d’un superbe bœuf égorgé sur l’autel, Prométhée fit deux parts à répartir entre Zeus et les humains. D’un côté il posa les chairs, les intestins et les morceaux les plus gras qu’il empaqueta dans la peau de l’animal sacrifié ; de l’autre il rassembla ses os blanchis et les recouvrit d’une belle graisse bien luisante. Puis, non sans arrière-pensée, il demanda à Zeus, à tout seigneur tout honneur, de choisir la part qui lui semblait la plus appétissante. Attiré par la blancheur immaculée de la seconde part l’Olympien la saisit à pleines mains… et n’y trouva que des os dénués de toute chair. Furieux de s’être ainsi laissé floué par Prométhée, Zeus décida d’une redoutable mesure de rétorsion. Il décida sans autre forme de négociation de ne plus envoyer le feu sur le frêne. Qu’adviendrait-il des hommes privés de la flamme ? La mort n’allait-elle pas sceller leur destin ? C’était sans compter sur les ressources du Titan en passe de devenir un bienfaiteur de l’humanité. Avec un peu d’argile tiré du lit d’un fleuve voisin il façonna de ses mains une forme humaine et demanda à Athéna de lui insuffler la vie. Elle accepta cette requête d’autant plus volontiers que c’était une vieille amie du Titan. Mais à ces hommes-là, doués du souffle, il manquait toujours le feu. Que faire ? Rusant une fois encore, Prométhée s’éleva jusqu’au ciel et vola une étincelle de feu en approchant sa torche de l’ardent soleil. Une braise il détacha, et il l’enfouit dans le creux d’une tige de fenouil avant de la donner aux hommes. Grâce à ce feu volé, l’humanité développera bientôt les arts, les sciences et toute la civilisation. Zeus, fou de rage de voir son châtiment ainsi détourné, décida d’en finir une fois pour toutes avec ce fauteur de troubles qui ne manifestait aucun respect pour l’ordre des choses, son ordre à lui bien sûr. Avec le concours des autres dieux et déesses il fabriqua la première femme. Car à cette époque reculée de notre histoire seuls les hommes de sexe masculin existaient. La belle, la magnifique Pandore naquit des mains habiles des divinités de l’Olympe. « Celle-qui-possède-tous-les-dons », c’est son nom, fut envoyée sur terre avec, dans ses bras, en guise de cadeau des dieux, une mystérieuse jarre scellée. Sa mission ? épouser Prométhée et lui confier le présent en guise de cadeau de mariage. Mais c’était sans compter une fois encore sur l’impertinence de « Celui-qui-prévoit ». Faisant honneur à son nom il comprit aussitôt le secret de la jarre : il décela tous les maux qu’elle renfermait. Sans hésiter une seule seconde il refusa la séduisante Pandore et conseilla à son frère Epiméthée, le seul survivant parmi ses frères, de l’imiter. Las ! Épiméthée n’eut pas la sagacité de son aîné. Fasciné par la Belle il finit par l’épouser, ouvrir la jarre et laisser s’échapper son contenu sur le monde des hommes. C’est ainsi que naquirent le travail, la maladie, la vieillesse, la folie, le vice, la passion… et l'espérance qui resta en équilibre sur le bord du vase. Les hommes façonnés dans la glaise possèdent le souffle d’Athéna, le feu de Prométhée et le contenu de la « boîte » de Pandore. C’est là un cocktail incroyablement explosif pour qui sait lire le sens des symboles ! Et il suffit de peu d’imagination pour comprendre que notre XXIe siècle matérialiste (la glaise) et inventif (le feu), oscillant sans cesse entre des inspirations merveilleuses pleines de sagesse (le souffle d’Athéna) et des attitudes barbares indignes de l’animal le plus vil (la jarre), réitère de manière radicale la geste prométhéenne. La conséquence mythologique de ce cocktail de glaise, de souffle et de feu sera le déluge qui engloutira tous les hommes créés par Prométhée, à l’exception d’un seul couple, Deucalion et Pyrrha. Or, ce déluge, ne sommes-nous pas occupé à lui donner figure de réalité « grâce » au dérèglement climatique ? Travaillés par des mythologèmes inconscients ne sommes-nous pas occupés à façonner une nouvelle arche de Noé – l’équivalent biblique de Deucalion, le neveu de Prométhée – en envoyant dans l’espace un grand oiseau blanc contenant le savoir de l’humanité, un peu de sang humain pour la conservation du code génétique, et quelques autres babioles ? Cet oiseau-satellite, nommé Kéo, reviendra sur terre dans cinquante mille ans[2]. Après le Déluge ? Mais avant de détailler l’analyse symbolique et de montrer comment les symboles sont vivants jusque dans nos actes les plus quotidiens revenons à Zeus, floué une fois encore dans sa tentative de se venger de Prométhée et de son incroyable irrespect de l’ordre établi. Cette fois s’en est trop ! Non content de l’avoir trompé lors du partage sacrificiel, d’avoir contourné le retrait du feu imposé aux hommes, le Titan se permet le luxe de refuser catégoriquement le « cadeau » des dieux. Que faire de définitif, cette fois ? La seule solution consiste à s’attaquer à la personne physique de Prométhée. L’olympien opte sans hésiter pour les grands moyens. Il demande à Héphaïstos, le divin forgeron qui apprête les armes et sculpte les bijoux des dieux, de confectionner de lourdes chaînes pour y immobiliser le Titan récalcitrant. Aussitôt dit, aussitôt fait. Prométhée est conduit sur le mont Caucase où il subira l’outrage des chaînes pendant, nous dit Hésiode, trente mille ans. L’indomptable orgueil du Révolté se transforme en injures bien senties vis-à-vis de l’injustice des dieux. Mais rien n’y fait. Zeus, non content de faire la sourde oreille, envoie son aigle dévorer le foie du prisonnier chaque jour durant, car l’organe repousse pendant la nuit. À ce supplice éternel Prométhée est condamné. Pour avoir défié les dieux et refusé l’assujettissement des hommes à ces mêmes divinités il endure une solitude et une souffrance sans fin. Sans fin ? Pas tout à fait. L’heure de la délivrance approche. Les gémissements de l’infortuné Titan passent de montagnes en vallées, leur écho arrive un jour aux oreilles d’Hercule, ce héros magnifique que toute la Grèce révère pour son courage, sa force, son habileté… et surtout ses douze travaux réputés incroyablement difficiles. Hercule est justement occupé à accomplir son troisième travail, la recherche des pommes d’or des Hespérides, ces pommes que d’autres traditions associent à la connaissance et à l’immortalité. Attiré par les gémissements il s’approche et voit la scène. Un aigle immense, de son bec acéré, a entamé le premier repas de sa journée, il se délecte du foie de Prométhée. Sans hésiter le héros sort une flèche de son carquois, vise soigneusement et abat l’envoyé de Zeus. Puis il s’approche du rocher fatal et libère enfin le prisonnier de ses chaînes. Pour ne point se dédire de son serment, ce qui lui aurait fait perdre la face, Zeus ordonne que Prométhée porte toujours au doigt une bague de fer où le chaton est un fragment de roche du Caucase, ainsi qu'une couronne de saule. Ainsi, le sens symbolique primant sur la réalité physique, Prométhée restera toujours attaché à son rocher. Finalement Chiron, le centaure immortel, désirant la mort pour mettre un terme à ses souffrances, lui donnera son immortalité. C’est ainsi que Prométhée sera réintégré dans le royaume des dieux. Le drame de Prométhée, son sens et sa force, se déploie sur quatre époques mythologiques, depuis la naissance du Monde jusqu’au terme du déluge en passant par la trahison envers Zeus et l’enchaînement au rocher caucasien. Cette histoire fondatrice nous conte aussi la création de l'homme et ses conséquences. Son analyse symbolique apporte un éclairage nouveau pour comprendre la nature de l’être humain, et, surtout, les dangers qui risquent de broyer la civilisation prométhéenne dans laquelle nous nous sommes engagés depuis un peu plus de deux siècles. Cette histoire, tracée plus haut à grands traits, n’a de sens que si elle est scrupuleusement observée dans ses détails, dans la mesure du possible toutefois puisque les textes que nous possédons immortalisent une tradition orale ancestrale. C’est pourquoi nous allons questionner à nouveau les quatre grands épisodes de la geste prométhéenne afin de leur arracher quelques-uns de leurs secrets. [1] Hésiode, Théogonie p 43-44 (folio, Gallimard 2001). [2] Voir le site Internet du projet : http://www.keo.org |
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