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Icare, la passion du soleilIcare : la première ascension profane de l'histoire !
Les ailes ! Où sont nos chères ailes ? Et comment les claquer dans le vent des cimes silencieuses sans craindre de perdre l’équilibre ? Partir ! Pour quitter ou pour aller ? Les deux sans doute. Et ce soleil du nouveau monde qui promet tant, comment le rejoindre ? Icare guide l’ascension profane de ceux qui, en leur éternelle jeunesse, croient fermement que les hommes du monde méritent mieux que de vivre dans un labyrinthe technologique et technocratique étouffant. L’histoire de ce jeune homme qui, muni d’ailes fabriquées par son père Dédale, s’éleva dans l’azur, hors du labyrinthe où il était enfermé et monta, monta, monta, dans le fol espoir d’atteindre le soleil est resté dans la mémoire contemporaine. De nombreuses œuvres d’art en témoignent régulièrement. Or les anciens Grecs préféraient représenter Dédale, l’inventeur du labyrinthe, des statues qui bougent, de la vache de bois qui trompa Poséidon, et de beaucoup d’autres gadgets technologiques[1]. Si le technicien qui est aujourd’hui mis à l’honneur dans la vie pratique, c’est son fils, enthousiaste et fragile, hanté par ce fol espoir de sortir du Labyrinthe, que le monde de l’art suscite. Aurions-nous besoin de lui et de ses aspirations secrètes vers une nouvelle conscience et un monde meilleur ? Le roi Minos, le Taureau blanc embastillé, la concupiscence de la reine, le terrible Minotaure, le labyrinthe palais-prison, l’envol puis la chute d’Icare forment une séquence symbolique, une inexorable chaîne d’événements qui décrivent assez bien notre histoire occidentale sous l’angle de sa frénésie de production. Il était une fois un roi qui régnait sur la grande île de Crète. Son trône, il le reçut grâce à Poséidon, le dieu de la mer. L’accord stipulait que Minos lui sacrifierait en retour un magnifique Taureau blanc qui, en vérité, appartenait déjà au Dieu. Mais l’animal était décidément trop beau aux yeux du souverain ! « Impossible de m’en séparer » pensa-t-il ! Ourdissant une ruse, il sacrifia au dieu un autre taureau beaucoup plus banal de son cheptel. Croyait-il vraiment tromper Poséidon ? Celui-ci vit la ruse mais ne dit mot, ruminant sa vengeance. Peu de temps après l’incident, Pasiphaé, la femme de Minos, tomba éperdument amoureuse du Taureau sacré. Folle de désir, elle manda Dédale, son ingénieur en chef, et le somma de trouver une solution à cet amour contre-nature. « Dédale » signifie « ingénieux ». Sorti tout droit des arts et métiers, c’est le prototype de l’homme qui propose une solution pratique à n’importe quel problème, fut-elle « contre nature ». Pasiphaé représente le désir de jouissance et Minos se commet dans ce que nous appellerions aujourd’hui un « détournement de bien social » en refusant de rendre au dieu son dû. Ces trois archétypes que sont le désir de jouissance (Pasiphaé), le désir de posséder (Minos) et l’ingéniosité mise au service de la jouissance et de la possession (Dédale) forment l’une des armatures psychiques les plus profondes de notre monde. Elle nous conduit vers des situations étouffantes, comme l’esquisse le mythe. Dédale se rend donc à la convocation de la reine qui lui demande une solution pour jouir du beau taureau de Poséidon. L’homme réfléchit un instant et invente le premier être bionique de l’histoire. Il fabrique, à l’aide de quelques planches, une vache de bois munie de roulettes et conseille à la reine de s’y glisser en introduisant ses jambes dans les pattes postérieures du grand jouet. Le leurre est prêt. Dédale tire Pasiphaé vers un pré où paît tranquillement le beau Taureau de Poséidon. Celui-ci, qui devait sans doute être un peu distrait, monte aussitôt la vache de bois et engrosse la reine qui, neuf mois plus tard, donnera naissance au monstre bien connu : le Minotaure, homme par la tête, bovin par le reste du corps. L’enfant sera bientôt enfermé au cœur du labyrinthe construit à cet effet par… Dédale. C’est que le monstrueux bébé se rassasie de chair humaine. Il n’est donc guère présentable. Que suggère le mythe dans cet extraordinaire concentré d’images symboliques ? Lorsque l’être humain accepte de devenir comme un objet au nom de son désir de jouissance naît au fond de son âme un instinct de mort, une force destructrice qui « dévore de la chair humaine », qui anéantit tout ce qui, en lui, palpite encore. La société de jouissance est le fruit du désir de Pasiphaé pour le « Taureau ». Et elle s’est mise en place à grande échelle à l’aide de techniciens géniaux. Mais ceux-ci ne comprirent pas cette donnée essentielle : toute avancée technique érode la place du vivant dans le monde et dans les cœurs. L’instinct de mort, de réalité psychique, est devenu aujourd’hui une menace objective permanente. Lorsque les industries pétrolières avec leur technologie sophistiquée décident de creuser de nouveaux forages en Alaska, profitant ainsi de l’opportunité de la fonte des glaces due au réchauffement climatique, elle-même induite par une surconsommation d’essence, cela dépasse toute rationalité. N’est-ce pas l’instinct de mort de l’humanité, son Minotaure intime, qui dévore la chair de l’homme ? La solution au problème du Minotaure, Minos la demande imprudemment à son ingénieur. Désireux de cacher l’enfant de sa femme, le roi de Crète ordonne donc à Dédale de construire un Palais-labyrinthe pour y enfermer le monstre afin qu’il disparaisse de sa vue, loin de son champ de la conscience. Nier l’évidence est la solution choisie. Plus tard Thésée détruira la bête assoiffée de sang, aidé par l’amour d’Ariane qui lui fit don d’un fil magique afin qu’il ne se perde point dans le dédale. L’amour déjoue les conséquences dramatiques d’une sur-technologie. Fort mécontent de l’idée de la vache bionique le roi n’hésita pas à enfermer son fidèle serviteur dans le Labyrinthe, en compagnie de son fils Icare. L’ingénieur est maintenant clos en lui-même, dans le dédale de sa pensée labyrinthique. Curieusement, le néocortex, le siège de la pensée, offre au regard cette même image biologique aux voies enchevêtrées. Le monde extérieur est à l’avenant puisque notre civilisation offre une complexité de savoirs, des routes entrelacées, des flux financiers aux chemins tortueux et des échanges complexes de marchandises. Jusqu’au plan du métro qui évoque la forme du labyrinthe ! Partout le néocortex marque le monde de son sceau. C’est le symbole de l’errance croissante de l’homme occidental structuré autour de multiples pensées qui ne sont, au final, que des allers et retours exploratoires d’impasses renouvelées. Même si les corps restent parfois sédentaires, les concepts, les biens de consommation, l'argent, l’administration, les relations affectives, les carrières professionnelles et les parcours de vie dessinent les chemins tortueux du dédale. Pour échapper à ces chemins déroutants le mythe évoque trois solutions : l'amour (Thésée et Ariane), l’exploration du monde magique d’où naîtra la conscience du sacré (Glaucos) et, pour ceux qui préfèrent les voies de la connaissance, l'envol vers le soleil de la vérité : la voie ascensionnelle choisie par Icare. Icare joue et perturbe son père. Dédale travaille obstinément et élabore une nouvelle invention pour se sortir du pétrin où la précédente l’a conduit. L’homme est en effet très occupé à fabriquer des ailes pour échapper au piège qu’il à lui-même construit, le labyrinthe. Conscient des limites de sa nouvelle invention, il prévient son fils et lui dit en substance : « avec ces ailes dont je te dote tu ne devras voler ni trop haut ni trop bas, mais rester dans le juste milieu ». L’enfant n’a cure de ces avis trop paternels. Il écoute d’une oreille distraite et s’amuse comme un fou avec sa console vidéo. Une fois les ailes fixées à son jeune corps Icare découvre un jeu encore plus fascinant. Ivre de sensations, il tente à présent l’impossible : monter toujours plus haut afin de s’arrimer au grand soleil. Ce qui devait arriver arriva. Les fines pointes de cire qui maintenaient ensemble les ailes artificielles se ramollissent puis fondent. Fragilisé, l’attirail se disloque. Et l’enfant désespéré a beau agiter les bras… il chute mortellement dans l’eau bleue de la Méditerranée. Lorsque Dédale enterra son fils, il observa non sans étonnement une perdrix qui battait joyeusement des ailes dans les buissons d’à-côté. De mauvais souvenirs lui revinrent à l’esprit. La perdrix était la métamorphose de son neveux Talos qu’il avait poussé du haut de l’Acropole par pure jalousie. Or Talos, avant de se transformer en perdrix pour échapper à sa chute, était un adolescent extrêmement doué qui avait déjà inventé le compas et la scie, au grand dam de son oncle secrètement envieux. C’est pourquoi il s’en débarrassa. Accusé de crime par l’Aréopage il fut condamné à l’exil et se réfugia sur l’île de Crète où Minos le reçu avec bienveillance, là où toute l’histoire à commencé. Minos règne sur une île. Comme tous les îliens, il se sent différent des autres. Pour le comprendre il suffit d’observer l’attitude des Anglais vis-à-vis de l’Europe politique. Où des Japonais dans le jeu diplomatique asiatique, ou encore des Cubains envers les Etats-Uniens. Vivre sur une île développe une psychologie solitaire et autonome. L’isolationnisme du roi s’accroît encore lorsqu’il s’approprie le don d’un dieu, c’est-à-dire une qualité dont il est le dépositaire mais certainement pas le propriétaire. C’est cette confusion qui va entraîner le drame. Dans sa relation à l’environnement, la civilisation humaine ne s’imagine-t-elle pas comme une île ? Une île supérieure et dominatrice qui entend dicter sa loi à la Nature pour assouvir ses besoins de consommation et son désir de posséder. Le mot « environnement » résonne déjà comme un aveux. La Nature est devenue notre enclos. Et nous avons oublié que nous ne sommes pas les propriétaires de la Terre, mais seulement des passants. Dédale est le fidèle auxiliaire de Minos. La ruse naît d’abord du besoin d’accroître ses possessions (l’enferment du Taureau divin) et d’intensifier ses sensations (Pasiphaé). Ensuite l’intelligence technique se développe dans l’espoir de remédier aux inconvénients du mensonge : le labyrinthe voile la face du Minotaure. Au bout du compte la pensée devint prisonnière de ses systèmes de représentation, si élaborés, lorsque Dédale est enfermé dans le dédale. Arrivé à ce point limite, Icare devient une nécessité et un mythe moderne. L’adolescent tente la première ascension profane de l’histoire dans le fol espoir d’échapper au cocon de la sécurité technocratique et de renouer avec la simplicité des azurs limpides. Il cherche de toute son âme une nouvelle manière d’être, un nouveau soleil. Ses ailes battent, pleines d’espoir, à l’unisson de son cœur chaviré. Sa chute ne signe pas l’impossibilité de conquérir les hauteurs. Elle rappelle simplement et dramatiquement les limites des ailes artificielles. Il eût fallut des ailes de chair solidement chevillées au corps pour voler si haut. Les ailes de Pégase par exemple. A moins que les élytres des anges n’eussent suffit. Que manque-t-il donc à Icare pour construire un nouveau monde si ce n’est de vraies ailes ? Et dans son extraordinaire simplicité le mythe nous livre leur secret car des ailes sans cire eussent été parfaites ! « Sans cire » ? Le latin sin cera élabore sincera : « sincère ». A la possession illégitime et solitaire du roi Minos, à la jouissance de Pasiphaé qui réduit le sujet au rang d’un consommateur et à la ruse de Dédale qui prépare le lit du mensonge, il n’y qu’une seule grande et belle réponse : la sincérité. La naïveté appartient à ceux qui sentent la nécessité d’un nouveau monde, mais n’ont pas encore élaboré leurs ailes de chair. La sincérité commence donc par soi-même. Et par cette question : « Mon désir d’échapper au monde complexe où je vis est-il une fuite, est-ce une exaltation imaginative qui comble tous mes manques ? Ou surgit-elle d’un manque profond, vital, d’un Appel déchirant qui crie dans mon cœur « hâtes-toi ! Ne sais-tu pas que ta vie est courte ? ». La sincérité ne consiste pas à obéir aux sages paroles d’un père ou d’une figure de référence ! Icare nous le démontre brillamment en refusant d’écouter les conseils de Dédale qui lui demande de ne pas voler trop haut. La raison se méfie raisonnablement de toutes les échappées belle idéalistes. Mais elle a oublié qu’elle fut un jour une brillante utopie lorsque les Giordano Bruno, Galilée et autres Francis Bacon défiaient le labyrinthe théologique de leur temps. Les esprits frileux et trop prudents appartiennent à toutes les époques, leur rôle est de maintenir la raison du système dominant. Mais Icare est trop fasciné par ses espérances pour s’y soumettre. La sincérité ne consiste pas non plus à rester sentimentalement dans le ventre maternel, familial ou social ! Très discrète, la mère d’Icare se nomme Naucraté, « suprématie sur mer ». Faut-il entendre « suprématie sur mère » ? C’est une esclave, une personne déracinée qui a perdu ses parents et n’a pas de droit civiques. Moins qu’une « personne » la mère de l’Enfant représente une atmosphère, une ambiance diffuse, un inconscient possessif qui tente de refermer son ventre-labyrinthe sur les tentatives d’élargissement de son fils. L’envol, c’est avoir le courage de quitter la sécurité du cocon. La sincérité consiste à savoir mentir pour protéger sa force ascensionnelle. Nietzsche exprima cela admirablement[2] : « Et si un jour la vérité l’emporte, demandez-vous avec une bonne méfiance : « Quelle puissante erreur a combattu pour elle ? » Et tenez-vous aussi à l’abris des savants ! Ils vous haïssent : car ils sont stériles ! Ils ont des yeux froids et secs, à ces yeux-là tout oiseau est une pauvre bête déplumée. De pareils hommes se rengorgent de ne pas mentir : mais il y a encore loin de l’impuissance à mentir à l’amour de la vérité. Abritez-vous ! Il y a encore loin de l’absence de fièvre à la connaissance ! Je ne crois pas aux esprits refroidis. Celui qui ne peut pas mentir, il ne sait pas ce qu’est la vérité. » Celui qui laisse croître les ailes de son cheval intime ira loin. Comme Pégase qui devint le porte feu de Zeus, la dépositaire de la lumière divine. Sa sincérité à elle fut de reconnaître puis d’accepter les tourments de sa haine et de sa violence endormie. Ce n’est, certes, pas un « esprit refroidi » qui pourrait porter la fervente lumière du Soleil ! Pourquoi l’ingénieur est-il si jaloux de son neveux Talos au point de détruire son existence et d’encourir l’exil ? Parce qu’il ne supporte plus de voir en lui la profondeur de ses manques. Le compas ! Talos a inventé le compas ! Cet objet utilisé pour faire des cercles parfaits dessine le symbole du Soleil et affirme le nombre π, si irrationnel ! Jamais la brillante intelligence du technicien ne pourra représenter le cercle solaire, c’est-à-dire l’univers des dieux. Jamais l’esprit, si habile soit-il, ne pourra modéliser l’Esprit. Talos, comme la perdrix à la saison des amours, se déplace en cercle avant de courir droit vers le centre. Chose impossible à Dédale qui ne connaît que le mode déambulatoire des circonvolutions complexes du labyrinthe et de son cerveau. Dans l’espoir de ne pas sombrer dans son propre abîme l’ingénieur préfère « tuer » cette pensée qui va directement au cœur de la Présence ! N’est-ce pas aussi ce que fait notre monde lorsqu’il qualifie de « sectaire » toutes les tentatives humaines d’élévation vers l’Esprit ? Quel conseil donner alors aux icariens ? Tenir et honorer sans cesse le simple et précieux fil d’or de la sincérité qui les mène vers leurs étoiles. Car leur œuvre est digne de cet effort insensé d’élévation. [1] Luc Bigé, Icare, La Passion du Soleil (Janus). |
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